1. Introduction
La reconnaissance de Dieu à partir des vérités mathématiques explique la présence, dans l’ensemble de l’œuvre du Père Minime Marin Mersenne (1588-1648), d’un discours mathématique sur la divinité ou de sa représentation à travers les vérités mathématiques. Nous pouvons constater facilement, dans les écrits de Mersenne, la présence de plusieurs images, de plusieurs comparaisons et de plusieurs expressions qui illustrent la conception d’un Dieu mathématicien, exerçant non seulement les mathématiques pures, mais aussi les mathématiques mixtes ou subalternes. Mersenne parle à plusieurs reprises d’un grand Maître du concert universel, d’un Orphée divin, d’un grand Architecte; de l’unité divine ou de l’unisson des trois personnes divines, de la trinité en tant que genre diatonique, chromatique et enharmonique, de Dieu comme Soleil source de la lumière de la Création ou en tant que centre de la circonférence… Dieu conçoit les vérités des mathématiques et, puisque l’entendement humain peut accéder à celles-ci à travers la certitude de ses syllogismes, il est possible de discourir à propos de la divinité en termes scientifiques et ériger une théologie naturelle. Par conséquent, il serait possible de soutenir la thèse, d’une part, de l’univocité entre les vérités mathématiques et l’essence de Dieu et d’autre part, de l’identification de la théologie et de la métaphysique avec les mathématiques. Précisément, cet article propose d’aborder la distinction entre ces disciplines ainsi que de mettre en question les hypothèses de Jean-Luc Marion et Vincent Carraud, publiées dans un des rares études dédiées à la pensée de Mersenne. Tous deux soutiennent l’identification des mathématiques avec la métaphysique et la conséquente univocité principielle.
2. Métaphysique et théologie
D’après Mersenne, la signification du terme utilité des sciences pour la théologie est déterminante au moment de comprendre la présence du discours mathématique sur Dieu. La certitude des sciences sont des véritables instruments pour concevoir les attributs divins et aider à d’autres esprits à le faire dans le cadre d’une stratégie apologétique. Les démonstrations mathématiques constituent les connaissances les plus élevées auxquelles l’entendement humain puisse aspirer et, par ce moyen, se rapprocher de sa perfection. Selon Mersenne, il s’agit d’une reconnaissance de la divinité dans la connaissance imparfaite de ses attributs.
Je ne trouve rien de plus certain au monde que l’Arithmétique, car jamais elle manque en ce qu’elle entreprend; ses nombres nous servent de mesure non seulement pour les choses corporelles, de la vision, et de la multitude desquelles bien qu’il semble avoir pris leur origine, néanmoins nous les accomodons aux choses spirituelles, car nous nombrons les Anges, et les âmes séparées; nous nous servons aussi des nombres en parlant de Dieu, car nous disons qu’il y a trois personnes en la bienheureuse Trinité; raison qui a fait dire à quelques-uns que le nombre est premier que le point, que la ligne, que la surface. (Mersenne 250-251)
Les différents types d’abstractions opérés par l’entendement humain peuvent expliquer cette façon de parler des choses spirituelles avec le langage de l’arithmétique. Mersenne considère qu’il y a quatre espèces de séparation que l’entendement est capable de réaliser:
(i) une abstraction universelle qui sépare l’intelligible du sensible, (ii) une abstraction formelle où la forme est séparée de la matière ou l’accident du substrat, (iii) une abstraction simple, quand on sépare le sensible commun pour se concentrer sur certains accidents en dépit d’autres et (iv) l’abstraction composée qui considère un sujet et nie certains de ses accidents. Dans La vérité des sciences…, Mersenne considère que les mathématiques utilisent les deux premières abstractions, opérées par l’entendement afin de séparer le sensible de l’intelligible et la forme de la matière (Mersenne, La vérité 228-229).
Cependant, le Traité de l’harmonie universelle (1627) introduit certaines modifications par rapport à cette classification. La particularité du Traité… se trouve, précisément, dans la distinction de l’abstraction métaphysique et de l’abstraction mathématique, tandis que La vérité des sciences visait, comme dernier et plus haut degré d’abstraction celle des mathématiques et, par conséquent, de la matière intelligible. Certes, le Traité est un écrit où l’on retrouve des discussions proprement métaphysiques, évidemment mêlées à des questions théologiques et musicales, lorsque, par exemple, il reprend la classification de musica mundana, humana et instrumentalis et la distinction entre musique créée et musique incréée pour mettre en avant sa conception d’harmonie cosmique et se confronter avec Robert Fludd sous le signe de l’influence képlérienne (Fabbri 156-157). Dans ce cadre, le Minime souligne l’existence d’une autre espèce d’abstraction que l’entendement humain n’est pas capable de réaliser, à savoir celle de la quantité intelligible. Autrement dit, l’infini contenu dans la quantité intelligible reste inaccessible à notre entendement.
Selon la description de différents processus d’abstraction, les mathématiques peuvent être définies comme une science des possibles, terme scolastique utilisé notamment dans la théologie de Francisco Suárez (Dear 7-8) et qui fait référence «à tout ce qui n’enferme et ne contient aucune répugnance ou contradiction» (Mersenne, L’impiété 311). En effet, une science des possibles porterait sur la capacité ou la puissance de changement pourvu qu’elle respecte le principe de non contradiction (Mersenne, Questions inouïes 311). Par exemple, dans le cas des mathématiques, leurs démonstrations arrivent à des conclusions certaines en faisant abstraction de la possibilité de l’existence des nombres et des figures. Toutefois, la vérité de ces démonstrations est conditionnée par la réalité physique. Ainsi, les notions de l’entendement donnent lieu à des démonstrations absolues, bien qu’elles ne procèdent que conditionnellement. Quant à l’abstraction de la quantité intelligible ne peut avoir lieu sans un entendement infini et éternel qui contemple tous les possibles qui sont devant soi et en soi de manière absolue. Or ce principe logico-ontologique de non contradiction semble s’appliquer non seulement à l’abstraction mathématique de l’existence, mais aussi il fait partie de la compréhension de la possibilité absolue qui embrasse l’infinitude et l’éternité, sans pour autant s’imposer à Dieu. Mersenne distingue, alors, la possibilité conditionnée propre aux mathématiques -qui dépendent d’un entendement fini et procèdent conditionnellement dans leurs démonstrations potissimae- et la possibilité absolue, libre et infinie de Dieu, dont l’objet est les vérités éternelles des possibles, examinés également par la métaphysique.
La reconnaissance du Créateur et la connaissance imparfaite de certains de ses attributs est un moyen de concevoir la divinité sous une perspective temporelle et finie. En effet, le discours mathématique sur Dieu -à savoir les démonstrations des possibles conditionnés- trouve donc son origine dans notre capacité de reconnaissance. Certes, la connaissance humaine n’a pas accès à l’essence, mais aux propriétés et aux effets. Mais, tout ceci constitue le plus haut degré auquel nous pouvons aspirer et atteindre avec une seule et unique fin, à savoir la louange du Créateur. Dans la mesure où l’entendement divin connaît les vérités mathématiques et que celles-ci font partie de son essence, notre savoir mathématique nous rapproche de Dieu et nous fait connaître, quoique imparfaitement, ses effets. Bien que nos facultés soient finies, limitées et ne puissent pas résoudre toutes les difficultés des mathématiques pures, ces sciences resteront pour nous les plus élevées et les plus proches de l’éternel. Mais, en même temps, elles sont bornées par l’éternel qui trouble et dépasse l’entendement humain: «si nous pénétrons tout ce que Dieu peut faire, nous en saurons autant que lui ; notre science sera donc infinie, donc nous serons des Dieux, ce qui est une chose très ridicule et impossible» (Mersenne, L’impiété 670). Cette conception est à l’origine de ce que Mersenne propose aux prédicateurs comme deux voies -l’une positive et l’autre négative- pour guider tant les fidèles que les païens vers cette double dimension de la reconnaissance de Dieu à travers les mathématiques : d’une part, Mersenne leur propose de mettre en avant les merveilles des vérités mathématiques, auxquelles nous pouvons accéder avec ce qu’il y a de plus excellent dans notre esprit, ce qui nous force à reconnaître la vérité du Créateur; d’autre part, ils pourraient montrer les limites de la connaissance humaine et par là cultiver l’humilité qui permet également de louer le Créateur, car la vanité serait indigne d’un serviteur de Dieu.
Or le modèle d’une science des effets, et non pas des essences, ne saurait être compatible avec l’idée de la métaphysique telle que la conçoit Mersenne, c’est-à-dire, comme une science qui fait abstraction non seulement de la quantité sensible mais aussi de la quantité intelligible et qui se différencie des mathématiques. Puisque cette abstraction conduirait à concevoir l’objet de la métaphysique comme le possible absolu, nous pourrions entrevoir une identification du sujet de la métaphysique avec celui de la théologie. Jean-Luc Marion défend cette hypothèse concernant l’identification de la métaphysique à la théologie sous l’expression d’une «élimination de la métaphysique générale par la métaphysique spéciale» (Marion 137) dans un «oublie de l’ens en tant que tel» et s’appuie non seulement sur les sources mentionnées ci-dessus, mais aussi sur des passages des Quaestiones in genesim, dont l’un qui précède un exposé concernant la classification des sciences, restreint l’utilisation du nom étant qu’aux discours à propos de Dieu tandis que les créatures ne sauraient être nommées comme le néant à l’égard de la divinité (Mersenne, Quaestiones… col. 21).
Les attributs de Dieu justifient en quelque sorte que lui seul mérite légitimement le nom d’étant, tandis que les créatures ne le feraient que par participation à cet étant, c’est-à-dire, parce Dieu les contient éminemment et les constitue absolument (Marion 136). Autrement dit, l’utilisation du mot être pour définir les créatures ne ferait que nous renvoyer à l’être de leur Créateur (Marion 137). D’ailleurs, les définitions des Quaestiones in genesim de théologie révélée ou surnaturelle et de théologie naturelle sembleraient, d’après Marion, renforcer cette restriction d’une métaphysique de l’être en tant que tel à une métaphysique «divine» et une identification entre la métaphysique et la théologie naturelle (Marion 138). La première, indique Mersenne, ne se concentre que sur Dieu et sur les anges, faisant abstraction de toute matière, tant physique que métaphysique, et en faisant référence à la Révélation; tandis que la deuxième se concentre sur Dieu mais en tant que Créateur de la nature et par là s’identifie à la métaphysique (Mersenne col. 1202), mais aussi, en tant que science de choses premières -comme signalait Aristote- elle s’occupe des choses abstraites des substances, des accidents, de toute détermination ; en fin de l’être en tant que tel. (Marion 139) Nous aurions ici, d’après Marion, une identification entre la théologie naturelle et une métaphysique surnaturelle, dans sa double dimension angélique -identifié à la tradition scolastique- et transcendante -identifiée au corpus aristotélicien-, laquelle fait abstraction de la quantité intelligible. (Mersenne cols. 1205-6) Cette assimilation entre la métaphysique et la théologie trouve son origine dans leur partage du principe de non contradiction, bien que les différences de méthode soient mises en avant par Mersenne dans des discours comme celui qui suit.
La première [abstraction] appartient à la Physique; la 2 et la 3 aux Mathématiques et la 4 à la Métaphysique; bien que celle-ci convienne aux Mathématiques qui sont pures, car l’Arithmétique considère indifféremment le ternaire des trois personnes Divines, des Anges, des étoiles, etc.; et la Géométrie parle de la quantité, et de l’extension virtuelle des âmes et des Anges; tellement que toutes ces abstractions se trouvent aux Mathématiques… (Mersenne, Traité… 4-5)
En 1634, les Questions inouïes mettent en relief le rapprochement entre l’objet des mathématiques et de la métaphysique comme science de la pure intelligence, auxquelles nous avons accès pour nous rapprocher de Dieu, ce qui fait penser à une triple assimilation entre la métaphysique, la théologie et les mathématiques pures. (Mersenne, Questions inouïes 73-4) A cet égard, Marion signale que si Dieu exerce les mathématiques éternellement et qu’elles font partie de son essence, la reconnaissance du Créateur à travers les mathématiques reste possible et ouvre la voie vers une théologie naturelle qui décrit l’essence divine à partir des idéalités mathématiques. Sous cette perspective, seule l’univocité permettrait de passer d’une propriété arithmétique ou géométrique à une description de l’essence divine.
3. Théologie et mathématiques
Concernant la connaissance de l’essence divine, l’étude de Vincent Carraud à propos de la relation entre les mathématiques et les possibles chez Mersenne identifie le statut théorique de la mathématique à celui de la métaphysique, lesquelles renoncent «à connaître la chose elle-même ce qui, me semble-t-il, est tout à fait nouveau en 1634» (Mersenne, L’impiété 118-119). Nous avons déjà considéré le moyen de distinguer l’objet des sciences par l’éclaircissement des notions du possible absolu et du possible conditionné; d’ailleurs, elles ont été examinées dans leurs différences de méthode par l’abstraction que réalise la métaphysique de la quantité intelligible. Or le renoncement d’un modèle de connaissance de la «chose elle-même» ou de l’essence précède les traités de 1634, bien que les définitions des sciences revêtent encore un caractère essentialiste. Par exemple, dans La vérité des sciences, le Minime soutient que «la Physique et la Métaphysique parlent de chaque chose absolument» et avec elles «nous savourons et goûtons les choses tels qu’elles sont» (Mersenne, La vérité… 206-207). Ensuite il ajoute que la métaphysique «enseigne qu’il y a des êtres et des natures, et que tout ce qui est, ou qui a une essence est un, vrai et bon» (Mersenne 52). Or malgré l’exposé des définitions propres à la «philosophie ordinaire» (Marion 129). Mersenne prend position en faveur d’un modèle de science des effets et non pas de l’essence des choses.
...nous ne savons pas les dernières différences des individus et des espèces, et que l’entendement ne pénètre point la substance que par les accidents: ce qui est véritable, car nous nous servons des effets pour élever à Dieu (...) Or ce peu de science suffit pour nous servir de guide à nos actions. (...) c’est donc assez pour avoir la science de quelque chose, de savoir ses effets, ses opérations, et son usage, par lesquels nous la distinguons de tout autre individu, ou d’avec les autres espèces: nous ne voulons pas nous attribuer une science plus grande, ni plus particulière que celle-là. (Mersenne 14-15. Nous soulignons)
D’ailleurs, cette référence à La vérité des sciences affirme que nous ne pouvons penser Dieu qu’à travers les opérations de notre entendement, lesquelles nous permettent de nous rapprocher de ses effets, par exemple, des vérités éternelles de l’arithmétique. (Mersenne, Traité… 59) À cet égard, Carraud défend la même hypothèse que Marion:
...si Dieu est bien un Dieu mathématicien, s’il est d’abord atteint par la raison mathématicienne et si l’exercice des mathématiques se confond avec l’entendement divin, le discours adéquat sur Dieu, proprement théologie, sera tenu par les mathématiques. Il s’agit donc de rendre compte de l’univocité principielle par laquelle les mathématiques valent en théologie jusqu’à valoir comme théologie. Autrement dit, il importe de mesure comment la «nouvelle» économie de la science et de Dieu (émanation et non véracité) permet à Mersenne de faire l’économie de la métaphysique -dont les mathématiques peuvent tenir lieu. (Carraud 146)
Certes, le rôle des mathématiques à l’égard de la théologie est celui de l’utilité qu’elles offrent à l’entendement fini pour arriver non pas à une connaissance mais à une reconnaissance du Créateur à travers la conception de ses vérités. Cette reconnaissance est possible par la capacité de l’entendement de connaître les vérités des mathématiques, mais non pas de la même façon que Dieu le fait, c’est-à-dire, parfaitement. Dans la mesure où les vérités mathématiques s’identifient avec l’entendement divin, l’individu conçoit, bien qu’imparfaitement, un de ses attributs. Sous cette perspective, la théologie naturelle incorpore un discours mathématique sur Dieu, comme le meilleur moyen pour nous représenter la perfection divine. En effet, la fin essentielle de la théologie consiste, d’après Mersenne, à apprendre «les choses qui servent à la louange de Dieu, qui par commandement exprès l’a voulu recevoir des hommes en cette manière»: au moyen du savoir scientifique (Mersenne, Les préludes… 142-143). Par conséquent, les mathématiques sont utiles à la théologie.
Les livres que Clavius & les autres ont écrit du Calendrier Romain, & de sa reformation, & ceux que le Révérend Père Petau a fait de la Chronologie, & que l’on compose tous les jours pour expliquer plusieurs passages de l’Écriture, montrent assez évidemment l’utilité que l’on tire des Mathématiques pour la Théologie. (Mersenne, Questions inouïes… 129)
D’autre part, en ce qui concerne l’identification de la métaphysique avec cette théologie «mathématique», Marion signale que la comparaison des abstractions de la métaphysique à celles des mathématiques conduit à les assimiler par leur certitude : «la métaphysique ne peut donc viser qu’à la seule et unique certitude du type de celles des mathématiques» (Marion 142). Toutefois, chez Mersenne, le partage de cette certitude n’est pas suffisant pour assurer l’univocité totale car l’objet de la métaphysique ou de la théologie surnaturelle -à savoir le possible absolu (Mersenne 73)- surpasse et excède en certitude et en excellence celui des mathématiques, limitées au possible conditionné; la science des humains ne pouvant pas pénétrer l’infini. Seules les intelligences séparées, à savoir Dieu et les anges, sont capables d’une abstraction universelle de toute matière, même intelligible; l’abstraction métaphysique n’est pas réalisable par un entendement fini (Mersenne, La vérité… 52-53).
Sous cette optique, il y aurait donc une véritable césure entre la métaphysique qui s’occupe de l’Être qui mérite ce nom par excellence et les mathématiques qui sont, quoique capables de certitude, limitées au domaine du possible conditionné lorsqu’un entendement fini se confronte aux vérités éternelles. Prenons l’exemple de l’unité arithmétique, à laquelle Mersenne a recours lors de comparaisons avec Dieu dans l’ensemble de son œuvre. Son immuabilité et son indivisibilité ne se trouve pas au domaine de l’arithmétique pratique lorsqu’elle considère l’unité matérielle, ce qui est à l’origine des nombres rompus. La comparaison de l’unité avec l’acte divin ou avec l’essence divine ne considère évidemment pas cet aspect, car cela affecterait l’immuabilité de Dieu ; cependant l’arithmétique ne serait, d’après Mersenne «pas moins certaine quand elle descend à la pratique que quand elle demeure dans la seule contemplation». (Mersenne 433)
En outre, la certitude des opérations des mathématiques n’est pas menacée lorsqu’elle confronte l’imperfection de la quantité intelligible par son indivisibilité, eu égard de l’entendement humain. Toutefois, elle montre que le discours mathématique sur Dieu peut être identifié à la théologie naturelle dans la mesure où il s’agit de la meilleure représentation, dont nous disposons. Mais, il ne pourrait pas s’ériger en tant que métaphysique. Tandis qu’il est à la portée des humains de discourir à propos des attributs divins et de s’approcher de l’existence de Dieu au moyen des vérités certaines et évidentes des mathématiques conçues avec les capacités de leur entendement fini, il est impossible pour celui-ci d’aborder l’être abstrait de toute détermination, à savoir de l’Être infini souverainement parfait. Voici un exemple extrait de l’Harmonie universelle, où la musique est capable de tout représenter par sa communion avec toutes les sciences, voire la théologie naturelle qui considère Dieu en tant que Créateur de tout ce qui existe, à l’exception de la métaphysique, abstraite de la matière sensible et intelligible quis’occupe exclusivement de Dieu en tant qu’«être des êtres», sans avoir égard aux créatures (Mersenne, Quaestiones… col. 93).
II est bien aisé de conclure que l’on peut représenter tout ce qui est au monde, et conséquemment toutes les sciences par le moyen des sons, car puisque toutes choses consistent en poids, en nombre et en mesure, et que les sons représentent ces trois propriétés, ils peuvent signifier tout ce qu’on voudra, si l’on en excepte la Métaphysique, qui sépare toutes les propositions de la matière sensible et de l’intellectuelle, et qui les sépare jusqu’à tel point qu’elles nous font envisager la souveraine bonté de l’être des êtres. (Mersenne, Harmonie… 43)
La théologie naturelle incorpore, de manière progressive, différents aspects de la recherche mathématique, pure et mixte, qui révèlent l’imperfection de la connaissance humaine. Cette incorporation de différents savoirs semble montrer, en même temps, que la théologie naturelle ne s’identifie pas exclusivement au savoir mathématique. Dans l’Harmonie Universelle, lorsqu’il s’agit d’aider les prédicateurs dans leurs sermons, Mersenne considère que l’exposé des vérités mathématiques -qui était auparavant indispensable dans la stratégie apologétique de La vérité des sciences- est insuffisant pour admirer l’œuvre du Créateur: «il ne faut pas s’amuser à la seule écorce des créatures en considérant leur extérieur, comme font les purs Géomètres, qui n’ont que la seule quantité pour l’objet de leur spéculation» (Mersenne 5, nous soulignons). Ces remarques qui accompagnent le développement de ses recherches scientifiques et de ses échanges avec les savants de son temps ouvrent une nouvelle voie pour discourir à propos des attributs de l’essence divine -et pour louer le Créateur- dans l’étude de la réalité physique. De même, l’infini en puissance contenu dans la quantité finie qui représente les limites de l’entendement humain et son attachement au temporel et au contingent pourrait éventuellement avoir une utilité semblable à celles des mathématiques pures. Certes, dans les œuvres qui précèdent l’Harmonie universelle cet infini représentait le néant, l’irrationnel et l’ineffable qui mettait l’esprit humain face à une sorte d’abîme mais, plus tard, la considération de cette limite à travers des expériences tant spirituelles que corporelles -semblables à celles l’extase et à l’expérience esthétique- montre une autre voie de rapprochement au Créateur et peut-être un nouveau discours sur Dieu comme une nouvelle théologie plus détachée des mathématiques pures: «ceux qui veulent entrer dans une profonde Méditation, choisissent les ténèbres de la nuit, et les lieux écartés, afin de n’être point troublés des bruits et des mouvements extérieurs, et d’avoir l’esprit réuni, et comme mort aux choses corporelles, pour vivre d’une vie spirituelle, animée par la contemplation de l’être éternel» (Mersenne 176).
Mersenne fait également référence à une expérience sonore capable de «combattre toutes les lois de la nature» par la considération des sons graves et des airs «languissants» qui disposent l’esprit à la contemplation et à la considération de leurs mouvements. Il s’agirait d’un «repli sur soi» qui permettrait de s’abstraire de la volupté corporelle par considération d’un objet qui se rapproche de l’immuable (Mersenne 177). L’abstraction du matériel ne serait pas effectué à travers une opération de l’entendement, mais le résultat d’une expérience sensible de type sonore qui conduirait à un contentement intellectuel que Mersenne décrit en termes d’un plaisir «sublime» et «divin» semblable de l’expérience de l’extase où leur corps est privé de ses opérations, comme s’ils étaient morts, pendant que l’âme jouit de l’état le plus sublime, qu’elle puisse avoir en cette vie. Par conséquent, le phénomène sonore peut conduire à une expérience de repli sur soi, d’abstraction du corporel et d’immuabilité qui se rapproche du néant, de la mort et qui nous confronte à l’éternel.
Si la contemplation des mouvements produits par les sons graves est une voie de rapprochement vers le Créateur, l’étude de la physique du son peut donc servir à la théologie ou bien être traitée comme une expérience mystique, isolée, comme celle de l’extase, avec laquelle elle est comparée. Quoi qu’il en soit, les mathématiques au service de l’étude de la physique du son révèlent à quel point les critères sur lesquels s’est fondée la théologie naturelle comme discours sur Dieu muni des éléments théoriques des mathématiques pures sont transformés. Ce n’est plus l’abstraction de l’existence qui fait sa perfection, mais l’utilité de ses principes pour l’étude de la physique qui permettra une connaissance -non pas des essences- de l’ordre naturel, et donc de louer et de discourir à propos de Dieu par le peu de connaissance que les individus peuvent avoir de son œuvre (Mersenne, Questions inouïes… 128-134). Par conséquent, l’abstraction du sensible des mathématiques, d’une part, assure leur certitude mais, d’autre part, montre les limites de nos connaissances sur le monde naturel. C’est pourquoi l’étude de la physique du son et sa possibilité de nous rapprocher de Dieu montrent que l’étude des effets du Créateur dans la nature avec l’aide des principes des mathématiques peut s’avérer aussi importante que celle des mathématiques pures au moment de louer son œuvre, malgré le peu de connaissance que nous en avons.
4. Conclusion
En somme, les sciences mathématiques ne peuvent pas être assimilées à la métaphysique, étude de l’essence de l’Être suprême, créateur de l’univers, qui ne peut être connu parfaitement que de lui-même. L’excellence de son objet est donc exclue de la connaissance humaine qui ne peut pas pénétrer l’essence divine. C’est pourquoi, il serait possible de concevoir, comme le suggère Marion, malgré son hypothèse d’assimilation, «une définition théologique de la métaphysique» car l’abstraction de toute matière conduit à une métaphysique spéciale à la différence de la générale qui porte sur Dieu, les anges ou substances séparées (Marion 135-136). Malgré l’inclusion des vérités mathématiques en Dieu, les mathématiciens seront toujours bornés au possible conditionné et à la quantité intelligible terminée; seul Dieu peut connaître l’essence des choses, les possibles absolus.
Mais est-ce que Mersenne «fait économie» de la métaphysique ? Si la métaphysique est conçue comme science de l’Être créateur de l’univers ne serait-elle pas une science réservée exclusivement à lui-même, l’être humain ne pouvant pas accéder à la connaissance des essences mais seulement des effets ? Cette apparente absence de programme métaphysique semble mettre en avant l’influence de la métaphysique aristotélicienne, surtout dans la séparation entre les mathématiques et la physique. Dieu contemple les possibles, éternels et indépendants de toute cause, tandis que la théologie permet un rapprochement de l’individu vers le Créateur, c’est-à-dire mettre l’être fini face à la reconnaissance de l’existence d’une réalité transcendante de laquelle dépendent toutes les créatures; ce qui selon les termes de Marion signifiait une réduction de la métaphysique générale à une métaphysique particulière.
En effet, plusieurs érudits mettent en avant les filiations de la pensée de Mersenne avec l’aristotélisme scolastique. Peter Dear, par exemple, reprend l’expression de Lenoble d’«aristotélisme provisoire» pour désigner la soumission, quoique partielle et transitoire, de la position de Mersenne au modèle aristotélicien (Dear 66). De même, Richard Popkin considérait sa réponse au scepticisme comme «une version pragmatique de la théorie aristotélicienne sur les conditions appropriées pour avoir une connaissance empirique et intellectuelle» (Popkin 116, nous traduisons). En revanche, l’interprétation de Daniel Garber constate l’existence d’un aristotélisme culturel qui pénètre les domaines comme les lois et la médecine, d’un aristotélisme institutionnel -Eglise, gouvernement, universités- et un aristotélisme de dimension sociale qui sert à justifier la structure intellectuelle des disciplines scientifiques. Sous cette perspective, la défense explicite de l’aristotélisme de la part de Mersenne dans les écrits des années vingt répond aux exigences d’un contexte de conflit religieux, tandis qu’à partir des années trente, avec le pouvoir monarchique consolidé et dans un contexte où les débats philosophiques et scientifiques ne menacent pas l’ordre sociopolitique, Mersenne ne produit plus un discours élogieux envers l’autorité d’Aristote. Cependant, la nouvelle direction de sa recherche n’est pas en tension avec cet aristotélisme: «l’intérêt de Mersenne pour la nature est mathématique, mais il laisse la métaphysique et la philosophie naturelle de côté; la philosophie d’Aristote n’est pas fausse, mais tout simplement sans importance» (Garber 157).
Quoi qu’il en soit, plus important encore est de souligner s’il y a un présupposé métaphysique présent dans l’œuvre philosophique du Minime, à savoir la conception de la structure ontologique de l’univers comme susceptible d’une étude mathématique car Dieu crée le monde in numero, pondere et mensura. À la différence de Garber, mous croyons que l’étude de l’univers ne saurait pas être que mathématique aux yeux du Minime, car il n’exclut pas de sa recherche les phénomènes non susceptibles d’être quantifiables lorsqu’il réalise, par exemple, ses recherches acoustiques qui pourraient éventuellement modifier le modèle spéculatif de l’harmonie universelle et il affirme, de même, que lorsqu’il s’agit d’aborder différents systèmes cosmologiques il est impossible, voire téméraire, de pénétrer le dessin de la libre volonté de Dieu à l’égard du créé. Les différentes interprétations de la création in numero, pondere et mensura, conception explicite dans l’Ecriture Sainte, plutôt que de révéler les fondements métaphysiques du réel, montrent la matrice théologique de l’épistémologie de Mersenne.