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Revista eleuthera

versión impresa ISSN 2011-4532

Rev. eleuthera vol.23 no.2 Manizales jul./dic. 2021  Epub 07-Feb-2022

https://doi.org/10.17151/eleu.2021.23.2.3 

Desarrollo Humano

Les sens de l’action communautaire dans les organisations de victimes: une réflexion à partir de la phénoménologique herméneutique

The meanings of community action in organizations of victims: a reflection from the phenomenological hermeneutics

Los sentidos de la acción comunitaria en las organizaciones de víctimas: una reflexión desde la hermenéutica fenomenológica

Jaime Andrés Quintero-Gaviria1 

Valentina Herrera2 

1 Universidad de Caldas. Manizales, Colombia. E-mail: jaime.quintero@ucaldas.edu.co. orcid.org/0000-0001-7527-6253. https://scholar.google.com/citations?user=C_6XeUcAAAAJ&hl=es&oi=ao.

2 Universidad de Caldas. Manizales, Colombia. E-mail: herreraherreravalentina@gmail.com. orcid.org/ 0000-0002-4881-6725. https://scholar.google.es/citations?user=Y0sKBrcAAAAJ&hl=es.


Résumé

Dans l’article suivant nous proposons quelques réflexions dérivées d’un processus de recherche autour des capacités politiques pour les transitions dans les territoires touchés par le conflit armé colombien. Ces réflexions concernent une lecture de l’action communautaire des organisations de victimes de Samaná (Caldas, Colombie) à partir de l’herméneutique phénoménologique de Paul Ricœur. Nous sommes parvenus à identifier ainsi trois symboles pour une lecture de l’action communautaire: le sujet victime devenu sujet survivant, l’émergence de l’altérité non hégémonique et le soi en tant qu’un autre. Conclusion: la vie des sujets victimes associés à ce type d’organisations est médiatisé par l’action communautaire et leurs narratives respectives.

Mots clés: Organisation sociale; victime de guerre; action communautaire; Identité; Herméneutique

Abstract

Some reflections derived from a research process on political capacities for transitions in the territories affected by the Colombian armed conflict are presented. The phenomenological hermeneutic approach of Paul Ricœur is proposed to make a reading of the community action of the organizations of victims of Samana (Caldas, Colombia). These reflections concern a reading of the community action of the organizations of victims of Samana and La Dorada (Caldas, Colombia) from the phenomenological hermeneutic of Paul Ricoeur. In this way, three symbols for the reading of community action are identified: the subject victim who has become a surviving subject; the emergence of non-hegemonic otherness; and the self as another. It is concluded that the life of the subjects victim associated with this type of organization is mediated by community action and their respective narratives.

Key words: social organization; victim of war; community action; identity; hermeneutics

Resumen

En el siguiente artículo ofrecemos algunas reflexiones derivadas de un proceso de investigación en torno a las capacidades políticas para las transiciones en los territorios afectados por el conflicto armado colombiano. Estas reflexiones se refieren a una lectura de la acción comunitaria de las organizaciones de víctimas de Samaná (Caldas, Colombia) a partir de la hermenéutica fenomenológica de Paul Ricoeur. Así hemos llegado a identificar tres símbolos para una lectura de la acción comunitaria: el sujeto víctima que se ha convertido en sujeto superviviente; la emergencia de la alteridad no hegemónica; y el yo como otro. Conclusión: la vida de los sujetos víctimas asociados a este tipo de organizaciones está mediada por la acción comunitaria y sus respectivas narrativas.

Palabras clave: Organización social; víctima de la guerra; acción comunitaria; Identidad; Hermenéutica

Introduction

Les réflexions de cet article font partie d’un premier moment concernant la discussion des catégories théoriques du projet de recherche « Les capacités politiques pour faire les transitions dans les territoires »1. Ce projet fait partie d’un Programme Scientifique inscrit dans le Ministère de Science en Colombie intitulé « Reconstitution du tissu social dans les zones du post-conflit ». L’objectif de ce projet2 est celui d’identifier et forger les capacités politiques pour les transitions dans les territoires à partir des médiations démocratiques qui permettent la réconciliation et la construction d’une paix stable et durable en Colombie.

Ce projet vise également à contribuer à la production de connaissance scientifique, la transformation sociale, le renforcement académique des universités et la formation de jeunes rechercheurs. Concernant la contribution à la formation de jeunes rechercheurs, ce projet favorise la participation des jeunes qui sont supportés par le Ministère de Science grâce au programme « Jeunes rechercheurs »3. Les jeunes rechercheurs participent du projet mais à travers leur propre projet. Ce projet spécifique est réalisé avec l’accompagnement d’un tuteur qui participe en même temps du projet macro en tant que rechercheur.

Les réflexions de cet articule sont d’ailleurs le résultat de la rencontre et du dialogue entre la jeune rechercheuse et son tuteur autour l’identification et la caractérisation, d’une part, des conflits sociaux historiques et contemporains, et d’une autre part, des processus de résistance des organisations des victimes dans le territoire de Samana (Département de Caldas, Colombie). Le dialogue qui a donné lieu à ces réflexions sur l’action communautaire, nous l’avons fait à partir de la méthode de l’herméneutique phénoménologique. Le point du départ pour ce dialogue dans la logique de l’herméneutique phénoménologique, a été une série de récits que des organisations de victimes et la jeune rechercheuse avaient récoltées et systématisées dans deux recherches réalisées entre 2017 et 2019.

Il s’agit de deux recherches réalisées par le laboratoire CEDAT de l’Université de Caldas qui se sont intitulées: « Les voix des survivants » et « Capacité d’agence et stratégies de survie sociale et économique des personnes survivantes et déplacées de La Dorada, Samaná et Manizales (Caldas, Colombie). Nous avons précisément repris ces récits et quelques-unes de leurs métaphores pour essayer de faire une lecture des processus de l’action communautaire du point de vue de la place du symbolique dans les processus de transformations subjectives dans les sujets qui composent les organisations de victimes de Samaná.

L’herméneutique phénoménologique de l’action communautaire

L’herméneutique phénoménologique part de l’intérêt de comprendre le rapport que les sujets ont avec la vie en tant qu’expérience comprenant des actions, perceptions et significations. En ce sens, nous osons dire que la vie des sujets victimes est une expérience médiatisée par l’organisation sociale notamment par l’action communautaire et les narratives que l’énoncent.

Une vie n’est qu’un phénomène si elle n’est pas interprétée. Et dans l’interprétation, la fiction porte une fonction médiatrice importante. Pour avancer sur une autre phase d’analyse, nous devons souligner les rapports entre l’agir et le souffrir, entre l’action et la souffrance, celles qui constituent la propre trame d’une vie. (Ricœur, 2005, p. 17)

La vie des sujets victimes est une vie qui s’écoule dans les organisations communautaires. Cette vie, en tant qu’expérience symbolique, c’est une vie que les sujets peuvent interpréter et réinterpréter. L’expérience symbolique comprend des « significations qui favorisent l’existence de la réalité sociale et les discours qui la supporte en même temps qui oriente les comportements des individus et des groupes » (Barbeta, 2015, p. 170). La vie dans l’organisation communautaire est ainsi une vie créée, récréée et orientée par les significations construites par les sujets qui partagent entre eux cette expérience de faire partie de ce type d’organisation. « Alors, nous étions très indépendantes, très isolés. Nous avons ainsi compris que chacune peut avancer toute seule dans la vie, mais que si nous sommes ensemble, si nous travaillons ensemble, nous pourrions arriver plus loin dans la vie » (Entretien réalisé à une femme en 2018).

Par rapport au registre symbolique de l’expérience de faire partie d’une organisation, l’action organisatrice joue un rôle fondamental. Cette expérience est d’ailleurs très susceptible de l’effet déstructurant propre à l’action communautaire qui agit sur la narrative encadrant le rapport du sujet victime avec l’organisation sociale des victimes. L’action organisatrice dynamise, de cette manière, les narratives des sujets en affectant les significations à partir desquelles ces sujets supportent leurs interprétations de ce qui sont eux-mêmes. En termes de l’herméneutique phénoménologique, nous comprenons donc la vie du sujet au sein de la l’organisation sociale de victimes comme une vie racontée et symbolisée. Pour faire cette compréhension, nous traversons ce que Ricœur a nommé « l’arc herméneutique complet », c’est-à-dire, « l’ensemble d’opérations qui constituent une seule traversée et par lesquels le sujet fait une première compréhension de l’action, sens 1, une compréhension ensuite de cette action mais comme un texte, sens 2, et une ré-symbolisation de celle-ci, sens 3 » (Ricœur, 1997, p. 94).

Le premier moment de ce parcours correspond au moment de l’identification des éléments qui font partie de la trame de l’action communautaire. Pour Ricœur, rappelons, la trame:

C’est une schématisation de l’action humaine qui met en rapport les agents, les circonstances, les adversaires, les ressources, etc. Il le fait à travers de cet acte singulier de saisir conjointement et que la Poétique d’Aristote avait, à juste titre, appelé systasis ; terme que nous traduisons par organisation ou ordination, mais qui signifie aussi saisir conjointement. (Ricœur, 1997, p. 100)

L’organisation sociale de victimes n’est pas vue ici en tant qu’une simple sommative des sujets, elle est considérée comme un tissu dynamique où ces sujets se retrouvent pour créer une unité existentielle plus grande.

Il est plus facile pour nous de supporter ce que l’on supporte dans la vie si l’on retrouve un réseau de soutien où on retrouvera toujours un espoir, un espoir comme celle que nous retrouvons dans l’association de femmes qui est en train de nous supporter. (Entretien réalisé à une femme en 2017)

Par unité existentielle plus grande, nous comprenons justement l’organisation sociale de victimes configurée par le tissu de ces récits que les intégrants de ces organisations construisent autour de leur expérience d’être victimes. C’est ainsi que

La création de liens communautaires permet la formation d’un nous collectif, qui engendre un sentiment d’appartenance à un espace, en fonction d’un ensemble de valeurs et de croyances qui façonnent ce sentiment collectif. (Duarte, López, Ochoa y Salazar, 2020, p. 178)

La vie au sein de l’organisation devient une expérience d’ouverture et d’inscription dans un espace social d’interaction et d’échange de ces histoires voire des illusions. Un espace éthique où ces récits permettent aux sujets de « reconfigurer le soi au sens d’une vie examiné » (García, 2013, p. 108).

Discussion

Mimesis I: La narrative du sujet victime qui devient sujet survivant à travers l’action communautaire

Dans cet espace de rencontre avec l’autrui, la narrativité collective permet de façonner l’action de l’organisation comme action communautaire qui a un caractère organisateur de même qui permet au sujet de refonder son identité. L’action communautaire au sens de Mimesis I comprend un « travail de composition qui donne à l’histoire racontée une identité, disons, dynamique » (Ricœur, 2006, p. 10). Le récit sur l’action communautaire propre du niveau de Mimesis I est un récit qui comprend l’histoire des victimes et l’élaboration de nouveaux sens pour ces histoires dans un espace social qui devient un espace intersubjectif. Dans cet espace les sujets sont les témoins de leurs propres histoires de survivance, de ces histoires qui opèrent comme une condition existentielle que les sujets essayent quotidiennement de récrire.

Le sujet victime, en tant que témoin, construit sa mémoire et l’interprète à travers une stratégie de subjectivation de la douleur provoquée par la violence subie que pour Venna Das (2008), c’est justement le témoignage. L’espace intersubjectif inhérent à l’organisation sociale des victimes est ainsi l’espace pour les témoignages. Cet espace favorise la construction d’un récit collectif qui sera l’objet d’une réélaboration permanente grâce à l’action communautaire.

L’action communautaire opère par conséquent comme une couture qui garantit la continuité et la consistance de ce récit tandis que ce récit sert de support pour la production et reproduction de l’action communautaire. Dans ce récit de l’action communautaire figurent d’une manière interconnectée les acteurs impliqués, leurs parcours, leurs identités, leurs actions, leurs motivations, leurs obstacles, leurs fins et leurs moyens. Les acteurs sont justement les sujets victimes que pour former l’organisation sociale de victimes se retrouvent, établissent un lien et définissent une série d’objectifs collectifs. Les organisations sociales des victimes réunissent ainsi ces sujets qui ont été traversés par une même condition: les blessures causées par les faits de la violence du conflit armé colombien. Au sein de l’organisation sociale de victimes, ces sujets fabriquent de manière collective leurs identités à partir de la reconnaissance mutuelle de leurs vécues traumatiques mais aussi de leurs propres besoins et désirs dans la vie.

Cette fabrication collective des identités est un processus constitutif des organisations sociales des victimes où l’agencement pour la défense des droits et la satisfaction des besoins de leurs membres, c’est définitif. Cet agencement cependant doit devenir un récit afin que les sujets puissent l’intégrer dans leurs subjectivités.

La narrativité est une manière de « produire du sens » (meanins making) qui permets d’organiser l’expérience dans une unité significative qui rend possible l’interprétation du soi et ses actes; le monde est une totalité de signifiants qui se structure dans les narratives. (García, 2013, p. 110)

Le sens I de l’action communautaire est en conséquence celui de la transformation des identités. Le sens I de l’action communautaire concerne ainsi ce que Ricœur a nommé l’identité narrative. L’identité narrative du sujet victime, reconfiguré narrativement, devient en identité du sujet survivant. Devenir survivant constitue un état de l’être, de la connaissance et de l’action que les victimes développent après l’expérience du fait violent. Le survivant est ce sujet qui arrive à habiter à nouveau le monde, grâce à ses ressources, ses capacités, ses habilités et ses stratégies mises en œuvre au niveau individuel, familial et groupal.

Le survivant alors, selon Das (2008), a vécu de la souffrance sociale, mais il résiste, il se transforme et surmonte l’événement violent. À cet égard, l’un des membres de l’une des organisations sociales a déclaré:

Alors, je pense que dès les adversités les plus difficiles, on tire les meilleurs profits. Parce que je dis, même si l’on décline, les choses, les injustices continuent à se produire. Alors, si nous ne nous organisons pas en tant que groupe, comme je disais aux camarades, si nous ne nous organisons pas de cette manière afin de solliciter l’attention de l’Etat, nous ne pouvons pas pleurer après sur le lait renversé. La guérilla et les paramilitaires sont déjà passés par nos vies. Ils nous ont abimé, ils nous ont envolé nos maisons, nos vaches, nous sommes ainsi devenues pauvres. Nous ne pouvons pas pleurer. Non, il faut avancer. (Entretien réalisé à une femme, 2017)

Le récit que nous avons lu au niveau de mimesis I est le récit sur la redéfinition de l’identité du sujet victime en tant que rescapé. La narrative de la victime s’estompe alors qu’une narrative autour de la survivance va émerger peu à peu. Ce processus de reconfiguration narrative est provoqué par les actions propres des organisations sociales de victimes à fur et à mesure que ces actions touchent les subjectivités des sujets. La narrativité possède ainsi la capacité de transformer les identités mais plus spécifiquement les subjectivités. Ces subjectivités, bien entendus comme l’ensemble de configurations symboliques et imaginaires que soutient l’existence d’un sujet, se transforment par l’effets de l’action organisatrice et les narratives que l’énoncent. C’est ainsi que nous pouvons affirmer que la subjectivité nous est présentée comme un texte susceptible d’être interprétée et réinterprétée.

Le soi ne se connaît pas d’une manière immédiate, mais indirectement, à travers le détour de toutes sortes de signes culturels, qui nous conduisent à dire que l’action est symboliquement médiatisée. Les médiations symboliques menées par le récit sont liées à cette médiation. La médiation narrative souligne ainsi ce caractère important de la connaissance de soi qui consiste à être une interprétation de soi. (Ricœur, 1999, p. 227)

Le récit de la survie rend compte sur les affectations traumatiques, les mémoires, mais aussi des agencements nécessaires pour l’adaptation des sujets à leurs conditions existentielles actuelles. C’est donc en vertu de la reconfiguration de sa narrativité que le sujet cesse d’être un sujet passif pour se transformer dans un sujet actif et protagoniste de sa propre existence. La subjectivité des sujets victimes, en ce qui concerne leurs configurations imaginaires et symboliques, s’est donc bouleversée. Le récit n’agit pas en conséquence uniquement comme un dispositif qui transforme l’identité du sujet, il permet aussi de retrouver un positionnement alternatif par rapport à sa réalité individuelle et sociale. Ce qui signifie pour le sujet sa condition d’être rescapé il comprend sa condition de victime qu’il dépasse cependant grâce à la construction d’autres signifiés subjectifs.

(...) la puissance pour continuer avec les projets et avec la vie-même... les efforts pour achever les projets de vie malgré les difficultés subies. Remercier à Dieu pour ma famille et tout cela qui nous est arrivé: un mari, des enfants et une mère très belle. J’ai une nouvelle vie pour essayer de réaliser mes projets. (Entretien réalisé à une femme, 2017)

Raconter l’expérience permet de transformer l’identité du sujet victime à fur et à mesure que la narrative ouvre un espace pour symboliser la vie et pour y réfléchir. De cette façon, le sujet peut faire ses propres réflexions sur les signifiés attribués à sa condition initiale de victime, son passé, les liens établis avec les autres et la place du langage (Ricœur, 1995) pour construire et reconstruire les univers symboliques individuels et sociaux.

Bien que les événements du conflit armé aient causé de la douleur et de la souffrance, ces violences sont également transformées par un répertoire d’actions que les survivants en tant qu’acteurs sociaux ont menées ensemble comme des ressources pour faire face à l’adversité, pour faire face aux impacts dans leurs réseaux symboliques et imaginaires. (Lugo, Sánchez et Rojas, 2018, p. 57)

Dans ce sens, les récits rendent compte de la possibilité humaine de comprendre et d’exprimer ce qui touche les zones les plus intimes du sujet. En ce sens, Alicia Lindon souligne: « La structuration narrative fait que l’expérientiel puisse être compris... Autrement dit, il se produit une traduction de l’intime des expériences vécues, à des formes partagées socialement, par le moyen du langage » (1999, p. 299). De même, le récit a, pour les sujets, d’autres usages subjectives, à savoir, faire une introspection, scruter des événements inattendus et raconter à nouveau ce qui a été déjà raconté. Au milieu de cela, le langage se présente comme une puissance et comme une action, comme l’expression de ce qui concerne l’humain avec sa douleur et sa joie.

(...) alors, nous avons commencé à travailler si fort pour transformer cette idée que les gens possédaient par rapport à nous. C’est pour ça que je dis, on ne reconnait pas ce que nous possédons, nous n’aimions pas ces terres que nous habitons qui sont pleines de qualités et des endroits qui n’existent pas ailleurs. Nous pouvons montrer cela, nous n’avons besoin que de montrer ce qui est le plus beau de ces terres. Nous pouvons montrer que notre territoire a changé, qui est un territoire diffèrent. Mais avant de le montrer il a fallu un travail très dur ici, un travail que nous avons réalisé justement avec l’organisation sociale de victimes. (Entretien réalisé à un homme, 2017)

Or, comme stratégie de survie, l’organisation sociale des victimes non seulement se permet l’adaptation aux conditions existentielles actuelles des sujets victimes, elle se présente aussi comme une stratégie de résistance. Des expressions métaphoriques comme « On m’a volé l’harmonica, mais la musique habite chez moi et maintenant je vais l’interpréter » (Entretien réalisé à un homme, 2018), se réfèrent précisément aux pratiques et discours de résistance des organisations sociales pour lutter contre les rapports de domination et de marchandisation de la vie:

La mairie, en principe, m’a aidé mais ça n’a été qu’une humiliation. L’année dernière a été difficile pour nous. Nous avons été revictimisés. Mais je ne garde rien pour moi. Alors, j’ai dénoncé publiquement cette situation inacceptable. C’est pour ça qu’un employé a été licencié. (Entretien réalisé à femme, 2018)

La construction du sens du terme résistance dans ces organisations ne se satisfait pas seulement de l’expression d’une position d’insubordination et de désobéissance face aux logiques des pouvoirs politiques hégémoniques qui restreignent ou conditionnent la jouissance de leurs droits économiques et sociaux. La résistance se produit à partir de l’inéluctable réflexion sur les situations vécues par les sujets, c’est-à-dire, par la compréhension de leurs réalités, leurs besoins et leurs aspirations:

(...) aujourd’hui par exemple, nous allons commémorer la perte de nos proches. Je veux le faire cette année ici puisque on disait ici que les victimes n’ont pas existés et qu’il n’y a pas eu de personnes disparues. C’est ainsi que nous avons commencé à nous organiser. Elle (l’une des membres de l’organisation) a été la personne qui a fait les efforts nécessaires pour m’aider à organiser cette commémoration. (Entretien réalisé à une femme en 2018)

La résistance en tant que réflexion politique sur la condition de victime définie par l’ensemble de forces sociales, politiques, économiques et culturelles, s’exprime dans une position subjective qui dénonce et agit contre les relations d’injustice et d’assujettissement. La résistance imprime ainsi à l’action communautaire un caractère transformateur subjectif et intersubjectif. Cette compréhension de la résistance implique le positionnement du sujet face à ce qu’il a vécu, son présent et les conditions structurantes qui le déterminent. En un mot, il remet en question les récits dominants dans lesquels il a été inscrit au cours de son existence.

Le récit de la survie est donc un récit de transformation du sujet dans lequel la résistance se constitue en l’activité nécessaire à cette transformation. L’action communautaire est la trame de ce récit de la survie avec laquelle les sujets tissent leur processus de transformation à partir des fils dérivés des actions de résistance qui se produisent en vertu de l’organisation sociale des victimes. Le sens de l’action organisatrice s’inscrit donc dans le récit de la survie, ainsi que le sens du récit de la survie est donné par l’action communautaire. L’action communautaire devenue narrative, impacte et forge dans la rencontre intersubjective, la subjectivité du rescapé.

La survie se réfère alors au répertoire des actions que des personnes, des familles et des communautés ont déployées individuellement ou collectivement et qui leur a permis, premièrement, de sortir de situations extrêmement dangereuses et, deuxièmement, de faire face aux effets matériels, symboliques, imaginaires, relationnels et culturels du conflit armé dans leurs vies. (Lugo et al., 2018, p. 57)

Mimesis I issu, par conséquent, de la reconstruction du récit de l’action communautaire en termes d’une trame qui dénote la transition du sujet victime vers le sujet survivant grâce à la collectivisation de l’expérience d’être victime et de l’émergence de processus de résistance. L’action communautaire est donc la collectivisation de l’expérience d’être victime ré-signifiée à travers l’exercice de la résistance. Mimesis I est ainsi la reconstruction phénoménologique de cette expérience à travers d’un récit bien condensé dans l’une des métaphores qui a été construite par quelqu’un des rescapés: Une seule hirondelle ne fait pas le printemps.

Rappelons avec Ricœur que « La métaphore n’existe pas en elle-même, mais en tant qu’une interprétation: l’interprétation métaphorique » (1975, p. 146). La métaphore invoque des significations qui n’existent pas à priori, elles se révèlent d’ailleurs à partir de figures non littérales, figures impertinentes comme l’indique aussi Ricœur. La métaphore « Une seule hirondelle ne fait pas le printemps » évoque une condition de l’organisation sociale des victimes comme, celle de la force de l’action communautaire. Nous parlons notamment d’une puissance qui résulte de la vie du sujet déployé au sein de la collectivité.

(...) alors, évidemment, plusieurs personnes qui travaillent ensemble peuvent en faire plus que ce qu’une personne toute seule peut en faire. Nous sommes donc en train d’apprendre ça (...) on écoute les histoires des camarades et on dit, c’est bien, je ne suis pas l’unique. Regardez, je pensais que ça ne m’arrivait qu’à moi, mais non, il y a d’autres avec lesquels on partage quelques choses, pas tout, car toutes les personnes ne sentent pas le même, mais nous avons quelque chose de semblable qui nous pousse tous. (Entretien réalisé a une femme en 2017)

C’est juste à condition de cette puissance du collective que, chez le sujet, le printemps arrive. La lumière et la chaleur constituent le temps pour faire les promenades tranquilles qui conduisent à la rencontre d’autrui. Il s’agit d’un temps de printemps qui arrive justement comme un effet de la rencontre entre les sujets victimes. Par ailleurs, dans les récits des rescapés, nous retrouvons une autre métaphore liée en quelque sorte à la métaphore « Une seule hirondelle ne fait pas le printemps ». C’est la métaphore « le démarrage ».

Cette métaphore symbolise un type de mouvement progressif qui représente l’un des moments le plus compliqués pour l’organisation, celui d’entreprendre la marche. La force de l’action communautaire est donc une force qui entraîne à passer d’un état à un autre état, c’est-à-dire, c’est une force de changement. Cette force, qui se produit par la rencontre intersubjective, produit le changement subjectif, le passage du sujet victime au sujet survivant. La force devient ainsi en puissance communautaire « (...) Et voici donc que nous avons fait entreprise, nous avons fait une organisation, nous avons fait communauté, nous avons fait une association, en un mot, nous avons fait une puissance communautaire » (Entretien réalisé à un homme en 2018).

Mimesis II: L’émergence de l’altérité non hégémonique

Alors, qu’est-ce que cette transformation subjective provoquée par l’action communautaire signifie? Nous avançons par la voie de cette question au deuxième moment de l’arc herméneutique. Cela en raison d’une conception de l’action communautaire en tant que transition subjective du sujet victime devenu en sujet survivant. Dans ce second moment de l’arc interprétatif, les éléments ou composants de récits cessent d’être lus par rapport à la trame dans la mesure où nous arrivons à constituer une nouvelle unité de type textuel. Le récit passe ainsi d’être interrogé comme une synthèse de plusieurs récits à être lu comme un texte.

À propos de la notion de texte, Ricœur souligne, en s’inspirant du travail interprétatif de Freud sur les rêves, qu’un texte est toujours compris à travers un autre texte par effet d’une substitution (Ricœur, 1970). La substitution suppose, d’une part, la suspension de la relation naturalisée entre le sens et la chose, et, d’autre part, une ouverture du sens vers une relation avec d’autres sens possibles. À ce niveau, l’interprétation n’opère pas dans la relation du sens par rapport à la chose, mais dans une architecture profonde du sens. De l’aire initial de l’action communautaire, nous passons ainsi à sa texture dans laquelle il est donné de lire le sens II.

Le passage d’un premier sens envers un second sens, nous l’avons fait à travers une traduction des narrations, que nous avons reconstruites dans un premier temps de notre processus de recherche. Cette perspective comprend ainsi un regard qui articule le niveau phénoménologique avec le niveau symbolique. La lecture du récit de l’action communautaire au sens de mimesis II nous conduit à réorienter notre regard centré initialement sur le sujet victime. Pour cela l’émergence d’une catégorie comme celle de l’altérité a été vraiment importante.

L’altérité que nous avons lue dans la trame de l’action communautaire n’est pas une altérité purement circonstancielle, c’est une altérité qui opère fondamentalement pour la construction du soi. « Pour Ricœur, l’autrui nous vient à la rencontre sur l’horizon de l’intentionnalité éthique qui fait partie originellement de l’identité du soi; d’où le lien étroit qu’il établit entre l’estime de soi et la sollicitude » (García, 2013, p. 113). Il s’agit donc d’une altérité effective et significative pour la transition du sujet victime car elle permet de créer entre les deux un espace intersubjectif de caractère éthique dans lequel on met en jeu la sollicitude d’autrui.

« L’intentionnalité éthique exprimée dans le concept d’ethos articule l’identité narrative et la problématique de l’altérité: la relation avec l’autrui médiatisée à travers diverses instances intersubjectives que Ricœur appelle des formes de sollicitation » (García, 2013, p.111). Le corrélat de l’action communautaire n’est pas seulement celui de la transition du sujet victime qui, dans la rencontre avec l’autre, arrive à se reconnaître comme un autre sujet. C’est aussi le corrélat des autres sujets qui se reconnaissent comme l’autrui de l’autrui à travers la rencontre avec le sujet victime. La compréhension de ce double corrélat nous l’avons fait en vertu d’un troisième signe dans le texte: l’expérience du chercheur en tant que participant de la configuration et reconfiguration du récit du sujet victime-survivant.

Là, le chercheur s’implique en tant qu ́un autre acteur dans la trame de l’action communautaire pour interroger sa propre subjectivité vis-à-vis de la subjectivité du sujet rescapé. La subjectivité du chercheur est aussi une subjectivité en transition dans la mesure où elle est interpelée par cette altérité qui se révèle avec la subjectivité du sujet survivant. En d’autres termes, la subjectivité du chercheur devient, par la voie de l’intersubjectivité, une autre partie du phénomène qu’il cherche à comprendre.

La question du chercheur en tant qu’acteur de la trame du sujet victime-survivant entraîne une autre approche herméneutique dans la mesure où le chercheur fait une lecture de soi en termes d’une altérité. En ce sens le récit opère en tant qu’un cadre existentiel qui favorise le processus par lequel l’être-en-soi devient un être-pour-soi et un être-avec-l’autre et pour-l’autre. Pour ce devenir, le chercheur agit dans le récit comme un représentant de l’altérité qui transmute en vertu de l’intersubjectivité qui se constitue dans cette relation avec cet autre sujet, la victime, dont la subjectivité individuelle traverse un processus de transformation psychologique et sociale vers une subjectivité politique incarnée dans l’identité émergente du survivant. Le rescapé représente l’altérité pour le chercheur dans la mesure où le chercheur devient à son tour une altérité non hégémonique qui est capable de reconnaître au survivant dans sa nouvelle condition existentielle.

Cette altérité non hégémonique n’est pas seulement représentée par le chercheur, elle est également représentée par les acteurs et les institutions qui se permettent d’écouter la parole de la victime et l’assument comme un appel d’un désir de reconnaissance. Le chercheur, l’agent de l’État ou le citoyen qui écoute, constitue ce que nous pourrions appeler, l’audition, c’est-à-dire le sujet récepteur qui agisse au sens de la sollicitude et la réciprocité vis-à-vis du récit du sujet victime/survivant. « On sait bien quand une personne fait attention de ce que l’on dit, on sait bien si l’on est en train d’être vraiment écouté. On sait bien ça. C’est quelque chose apparemment très petite, mais, écoutez, ça fait la différence » (Entretien à un homme en 2018).

Les organisations sociales de victimes devenues survivantes n’agissent donc pas uniquement dans la logique de la résistance, elles le font également dans l’objectif de devenir interlocuteurs de l’État ou de la société civile. Pour arriver à la logique discursive de la survie, le sujet victime fait un appel à cette altérité hégémonique représentée par l’État. Voici donc ce que le sujet victime crie à l’État: « tournez-vous et regardez-moi ». Cet appel nous l’identifions précisément dans une métaphore tirée des récits de ces sujets. C’est une métaphore qui rend compte justement du sens de Mimesis II.

Il s’agit d’une métaphore qui fait référence à l’obstination d’un État qui préfère tourner le dos aux sujets victimes. « Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas se retourner pour voir » c’est donc cette métaphore qui parle du profond non-conformisme du rescapé face à un État qui n’est pas capable de le reconnaître comme un sujet politique. Ce profond non-conformisme est marqué par la sentence qui est annoncée dans cette métaphore: il n’y a rien de pire que le manque de volonté d’autrui. Là, nous rappelons que les métaphores, au sens de Ricœur (1975), peuvent refléter une valeur émotionnelle qui dévoile quelque chose de nouveau de la réalité. Cette métaphore met alors en évidence l’indignation d’un sujet qui ne veut pas être reconnu uniquement comme une victime à l’égard de l’État.

Le statut de victime est une attribution que l’État fait à partir d’une catégorisation normative et opérationnelle mise en œuvre par certaines de ses institutions et fonctionnaires. L’État voit donc les sujets victimes à partir d’une connaissance formelle dans laquelle il prédomine souvent le regard du déficit et du dysfonctionnement. Ce qui est dénoncé à travers de cette métaphore, c’est la façon dont l’État, à la suite d’avoir baptisé ce sujet sous le nom de victime, lui tourne le dos pour ne plus le voir, pour ne plus le reconnaître -le connaître dans sa nouvelle condition de survivant-. L’aveuglement de l’État est le produit de cette interprétation du sujet victime comme un sujet démuni qui n’a besoin que d’assistance.

Cette connaissance ne permet pas que l’Etat regarde le visage authentique du sujet. Il est donc sous les yeux aveugles de l’État, que le sujet victime est condamné à rester dans la zone de l’espace social de la méconnaissance. Comme le souligne Zygmunt Bauman, à propos de sa conception de l’espace social, rappelons que la fonction de la connaissance dans la relation entre un sujet et son altérité est déterminante.

La conscience de l’existence des «autres comme nous», et de leur importance par n’importe quelle raison, c’est l’attitude élémentaire, celle qu’Alfred Schutz, suivant Max Scheler (et en opposition à Husserl qui pensait l’existence des autres, constituait le défi le plus complexe qu’un philosophe affronte à la recherche de certitude), appelait «naturel” ; c’est-à-dire, qui précède, plutôt que de suivre, les efforts consciencieux pour apprendre à partir de l’expérience personnelle ou de l’instruction. Une «attitude naturelle» se compose de la «connaissance des antécédents» de ce que nous prenons «pour un fait”; c’est-à-dire ce que nous acceptons comme une vérité sans preuve ni vérification, une vérité sur laquelle on n’a pas réfléchi. (Bauman, 2009, p. 164)

L’aveuglement de l’État est produit par l’effet de la naturalisation d’une connaissance que l’Etat possède sur le sujet victime comme un sujet qui a été marqué par la guerre. En d’autres termes, l’aveuglement est une sorte de méconnaissance où le sujet victime ne peut être vu que dans sa condition éternelle de victime. Or, les imaginaires de la société civile sur la condition de victime sont influencés de la condition de précarité attribué aussi aux sujets victimes par l’altérité hégémonique.

Tout d’abord, je dis à cette dame-là: Madame, je viens vous demander quelque chose. Je suis une personne déplacée de San Diego et j’habite maintenant dans une petite maison que quelqu’un m’a prêtée et qui n’a pas d’électricité, pas d’eau non plus. Alors, j’ai vous demande de l’aide pour obtenir un peu d’eau. Elle a dit: êtes-vous une personne déplacée ? Tous les gens disent ça aujourd’hui. Quels audacieux ! Elle m’a réprimandé. (Entretien à un homme en 2017)

Les sujets victimes réclament des actions réparatrices à l’Etat et à la société civile, mais, par contre, ils ne sont considérés que des sujets dépendants et incapables. Il s’agit justement des interprétations propres aux altérités hégémoniques. Les sujets rescapés ne doivent donc pas seulement résister et interpeler l’État, ils doivent lutter contre cette sorte de stigmatisation de l’état et parfois de la société civile.

Après le séisme, on a dit: au dépit de tout ça qui nous est arrivé à cause du conflit armé, nous avons vraiment des choses très belles, nous avons des choses très importantes. Les gens nous ont stigmatisé. Elles disaient: on ne doit pas visiter notre ville car on pourrait être assassiné, c’est très dangereux là-bas. Nous avons dit donc: il faut changer cette perspective que les gens possèdent de notre ville. (Entretien à un homme en 2017)

Une autre métaphore des personnes interrogées, celle du « tremblement de terre », suggère que la violence entraîne une sorte de déstructuration subjective chez les sujets victimes. Cette métaphore représente d’ailleurs une tentative du sujet pour restructurer son être par la voie d’un processus de reconfiguration narrative de son identité. Nonobstant la subjectivité émergente du rescapé, l’altérité hégémonique, représentée très souvent par l’État et la société civile, soutient dans leurs discours la conception du sujet victime. Au sens de la discursivité hégémonique, l’État retient son pouvoir sur le sujet victime dans la mesure qu’il assigne la place sociale d’un sujet impuissant. Cette cécité de l’État est ainsi une réaffirmation de sa propre hégémonie.

Il s’agit du récit d’un État qui s’autorise d’attribuer une place à l’autrui et qu’en même temps ne soutient pas les processus de subjectivation des sujets victimes. Mais, au moment que l’État, par l’intermédiaire de l’un de ses agents ou institutions, reconnaît la victime comme un survivant, il ouvre la porte à l’expérience de l’altérité non hégémonique. L’émergence de cette altérité dans le cadre du récit de la survie, entraîne une éthique de la sollicitude, du soin, de la reconnaissance, ce qui, en termes pratiques, se présente comme un appel à la coresponsabilité d’autres sujets tels que:

Tous ceux qui n’ont pas été directement touchés, c’est-à-dire tous les membres de la nation et l’État dans leur ensemble qui, du point de vue de la coresponsabilité des dommages subis, devraient participer aux processus de récupération des survivants. (Lugo et al., 2018, p. 57)

Par cette voie de l’interpellation du lieu d’autrui et de sa coresponsabilité, la victime se réinterprète comme l’altérité de l’altérité -hégémonique-. Réinterpréter implique ici pour le sujet la reconnaissance de soi comme un autre. Dans cette interpellation, qui est provoquée par l’action communautaire, la victime ne peut plus se reconnaître comme victime. Mais cette reconnaissance aura lieu si, dans la subjectivité de l’altérité de l’autrui, il y a eu aussi cette reconnaissance du soi comme un autre.

(...) Parce que nous parlons des certaines personnes qui sont aujourd’hui complètement différentes... On était des paysans si ignorants mais nous avons commencé à nous éveiller, nous avons commencé à étudier. Les gens ont commencé à participer à des processus de formation, on a changé. Et pour cela le rôle de l’organisation a été très important. (Entretien à un homme en 2018)

En d’autres termes, le sujet victime et le chercheur (ou l’État à travers l’un de ses agents ou la société civile) se reconnaissent comme l’autre de l’autre dans la mesure où les rencontre est une interpellation mutuelle qui comporte « l’élargissement de la propre compréhension de soi par la compréhension de l’autre » (Ricœur, 1996, p. 367). Ce processus d’«élargissement» comprend d’ailleurs un processus de transformation du système de significations, des discours et des identités narratives qui fait émerger une éthique de la reconnaissance.

Mimesis III: Soi comme un autre

Alors, mimesis I de l’action communautaire, fait référence à la trame d’un sujet en transition, tandis que mimesis II renvoie à un texte issu de la reconfiguration de la trame initiale où le sujet victime-survivant en tant que repère central, donne lieu à celui de l’altérité non hégémonique. Cette reconfiguration conduit à la compréhension de l’action communautaire comme une action qui favorise l’exercice de la coresponsabilité fondée sur une éthique de la reconnaissance. Par la voie de cette herméneutique nous reconnaissons l’existence d’un espace symbolique créé par l’organisation sociale afin d’agencer les processus de transition subjectives des sujets victimes en vertu de la construction et reconstruction de leurs récits.

Dans cet espace symbolique les sujets retrouvent une place pour leur parole, pour s’énoncer en tant que des sujets politique, voici donc la raison pour laquelle nous constatons que cet espace c’est un espace à lire comme un texte. C’est ainsi que nous avons pu reconstruire de manière condensée les moments, les dimensions, les niveaux et les articulations de ce processus herméneutique. Pour cela, nous devons souligner certains éléments indispensables: 1) Le langage comme moyen pour codifier, symboliser et exprimer les manières dont le monde est compris; 2) Le dialogue comme voie pour échanger des conceptions de la vie, pour se reconnaître et pour construire des significations autour des événements vécus; et; 3) L’audience en tant que récepteur (agent de l’État, enquêteur, citoyen) et protagoniste des récits qui lui sont dirigé.

Le sens de mimesis III comprend ainsi la reconfiguration narrative et subjective des sujets, aussi bien du sujet victime que du sujet non hégémonique (l’audience), par intermédiaire du dialogue et l’élargissement d’une trame dans laquelle ces deux derniers se rencontrent, se lisent, s’interpellent et se reconnaissent comme l’autrui de l’autre. Au sens de la logique de l’arc herméneutique, ce qui est arrivé grâce à ce dialogue, c’est une traduction en quelque sorte des récits en termes de leurs trames et leurs textes. En un mot, le dialogue en tant que traduction a rendu possible la ré-symbolisation du processus de figuration et de configuration de l’expérience de l’action communautaire. La ré-symbolisation est par conséquent la reconfiguration à travers un nouveau langage qui englobe ce qui a été interprété dans la trame et ce qui a été réinterprété dans le texte. Ce nouveau langage, construit précisément à travers le dialogue, c’est un langage conceptuel qui entraîne une sorte de densification du récit original.

Cette action de densifier, ou de re-almar4 comme dirait Blanca Solares (2002), indique la composition d’une unité de sens plus complète. Cette ré-symbolisation par la voie d’un langage conceptuel, prétend ainsi comprendre la relation entre la trame et le texte non seulement du point de vue de la compréhension comme découverte d’un contenu profond mais aussi dans le sens de contenir et d’embrasser. En d’autres termes, l’intérêt de ré-symboliser est celui de reconnaître les signes qui servent de médiateurs entre le symbole de la transition du sujet victime au sujet rescapé avec le symbole de l’altérité non hégémonique comme condition intersubjective pour la reconnaissance d’un troisième symbole, celui du soi comme un autre.

Conclusions

L’herméneutique phénoménologique de l’action communautaire nous a permis d’identifier trois symboles qui se renvoient entre eux dans un récit dynamique et génératif que nous avons lu comme texte. La narrative, d’une part, correspond à la reconstruction phénoménologique de l’expérience de vivre dans l’organisation sociale de victimes à partir des récits et des métaphores des rescapés que nous avons identifiés. Le texte, quant à lui, c’est le résultat de cet exercice de reconstruction réflexive. Les trois symboles sont: le devenir du sujet victime en sujet survivant, l’émergence de l’altérité non hégémonique et le soi comme un autre.

L’arc herméneutique pour comprendre l’action communautaire nous indique que c’est non seulement une expérience subjective dans la mesure où elle bouleverse l’identité, mais aussi intersubjective puisqu’elle interpelle l’autrui. Voici pourquoi pour Ricœur « toute herméneutique est, explicitement ou implicitement, compréhension de soi par le détournement de la compréhension de l’autre » (2003, p. 21). Par ailleurs, nous soulignons comme signes qui composent ce langage conceptuel qui nous a permis de comprendre les sens de l’action communautaire en mimesis I et mimesis II, les concepts du symbolique, trame, identité narrative, subjectivité, intersubjectivité et altérité.

Les récits s’attachent ainsi aux concepts théoriques en formant un méta-texte qui permet d’effectuer la compréhension du sens I et II par rapport à l’action communautaire mais aussi du sens III dans lequel l’action communautaire devient un objet symbolique. Cette alliance entre narration et symbole, et les sens qu’elle produit, transforme l’arc herméneutique dans un virage complet pour constituer ce que Ricœur appelle le cercle mimétique. De point de vue d’Oliver Taieb (2017) par rapport au cercle mimétique dans le domaine de la psychothérapie, nous pourrions dire que les sujets victimes-survivants ne sont pas les seuls à essayer de mettre en scène ce qu’ils ont vécu: les chercheurs, ainsi que les psychothérapeutes, recherchent aussi des points d’articulation entre les récits et leurs catégories théoriques.

C’est ainsi que ces récits finissent par refléter ces catégories dans la reconstruction de l’expérience et du parcours du sujet victime-survivant. Les concepts et les histoires de vie se renforcent ainsi de manière réciproque en formant ce que Ricœur (1991) appelle une « spirale sans fin ». En résumé, ce que le cercle herméneutique crayonne, c’est le parcours d’une vie qui est examinée symboliquement à la lumière du processus de l’action communautaire et de ses effets subjectifs et intersubjectifs. La vie des sujets victimes, devenue une vie vécue dans l’organisation sociale de victimes, devient une partie d’une trame qui comprend les expériences traumatiques du passé et leurs significations.

De cette façon, la trame de l’organisation sociale de victimes accueille l’identité du sujet victime et sa position par rapport à lui-même, c’est-à-dire, par rapport à ce qu’il a vécu, ce qu’il a appris, ce qu’il projette vers l’avenir, de même que par rapport à l’autre, d’autres sujets victimes, l’État et la société civile. Cette trame n’est pas statique, elle se comporte dynamiquement dans la mesure où elle devient l’objet d’un processus de narrativité permanent. Le récit de l’action communautaire est ainsi le récit d’une transition du sujet victime à travers un processus de ré-signification qui conduit à la transformation de son identité et de sa subjectivité. Pour cela, la force dérivée de l’exercice de la résistance est déterminant pour le devenir d’une outre subjectivité qui éclose précisément dans l’expérience de la survie.

Le récit qui favorise l’action communautaire en tant qu’une expression de résistance, ne fonctionne pas tout simplement comme un témoignage d’un passé tragique, il montre justement l’esprit combatif d’un sujet devenu en un sujet qui cherche être reconnu comme un sujet survivant. Le caractère dynamique de ce récit réside précisément dans la force que lui confère l’action communautaire en tant qu’expression de résistance face à ces altérités hégémoniques qui mettent aux victimes dans la place de l’espace social inconnu. Nous parlons donc d’un récit du rescapé dans lequel la résistance opère comme une forme d’interpellation aux altérités hégémoniques.

L’action communautaire sur le plan narratif permet, par conséquent, la reconfiguration de la subjectivité et de l’altérité par la construction et la reconstruction de l’identité du sujet victime, la résistance et l’interpellation à l’autrui. Par cette voie, l’action communautaire résonne sous la forme d’un appel à la reconnaissance, à la sollicitude, à la coresponsabilité. L’écho de l’action communautaire est entendu au-delà de l’espace intersubjectif de l’organisation sociale car elle touche d’autres subjectivités qui se rendent capables de reconnaître aussi l’altérité non hégémonique, c’est-à-dire, cette altérité qui naît de la reconnaissance du soi comme un autre.

Il s’agit donc d’une reconfiguration au niveau de mimesis III ou de ré-symbolisation dans lequel la question n’est pas seulement la trame de mimesis I composée par les histoires du conflit armé, les traumatismes, les victimes, les survivants, l’État et la société civile. Elle concerne aussi les processus de redéfinition et de transformation des identités et des subjectivités par la résistance et l’interpellation. Nous parlons ainsi d’une sorte de synthèse qui comprend tout ce qui précède mais qui élève le récit au niveau du textuel où de nouvelles métaphores qui arrivent pour, tel que Ricœur l’a dit, donner à réfléchir et aussi à parler.

Le soi comme un autre constitue ce symbole qui évoque la relation entre subjectivité, intersubjectivité et altérité dans le cadre d’une histoire et d’un présent de ces survivants qui luttent pour une place dans l’espace social et politique. Dans ce sens, le symbole ne se réfère pas seulement aux sujets victimes-survivants, mais à tous ceux qui ont été nommés par une altérité hégémonique et par rapport à laquelle ils veulent se démarquer pour se découvrir et se reconnaitre comme l’autrui de l’autre.

Notes bibliographiques

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1 «Hilando Capacidades Políticas para las Transiciones Políticas en los Territorios»

2 Ce projet se développé avec les communautés, les organisations et les acteurs sociaux de six des territoires qui ont été touché fortement par le conflit armé colombien, à savoir, Bojayá et Riosucio (Chocó), Chalán et Ovejas (Sucre), y Riosucio et Samaná (Caldas).

3 Appel national 812 de 2018, Jeunes chercheurs et innovateurs de Colciencias. Département administratif de la science, de la technologie et de l’innovation - Colciencias.

4 Almar est un néologisme en espagnol qui traduirait faire âme, re-almar voudrait dire refaire l’âme.

Comment citer cet article: Quintero, J. A. y Herrera, V. (2021). Les sens de l’action communautaire dans les organisations de victimes: une réflexion à partir de la phénoménologique herméneutique. Revista Eleuthera, 23(2), 38-56. http://doi.org/10.17151/eleu.2021.23.2.3.

Received: December 17, 2020; Accepted: April 09, 2021

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