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Revista Colombiana de Bioética

versão impressa ISSN 1900-6896versão On-line ISSN 2590-9452

Rev. colomb. bioét. vol.16 no.1 Bogotá jan./jun. 2021  Epub 14-Fev-2024

https://doi.org/10.18270/rcb.v16i1.3216 

Artículo original

Gilbert Hottois et la Species Technica

Jean-Noél Missab  ** 

b Université libre de Belgique, Bruselas, Bélgica


Résumé

Objet/Contexte.

L'objectif de cet article est de de porter un regard nouveau sur l'œuvre de Gilbert Hottois et sur les documents inédits de son autobiographie, afin d'analyser l'évolution de la pensée de l'auteur.

Méthodologie/Approche.

La méthodologie utilisée est qualitative, basée sur l'étude de l'œuvre de Hottois et de ses notes pour un projet autobiographique, dans lequel il a présenté une brève chronologie de l'évolution de ses thèmes d'intérêt.

Résultats.

L'évolution de la pensée de l'auteur Gilbert Hottois a été identifiée à la lumière de (i) son intérêt pour la science-fiction dans les années 1950 et 1960, (ii) la publication de sa thèse de doctorat et de ses premiers livres de philosophie entre 1970 et 1980, (iii) la parution en 1981 de son roman « Species Technica », (iv) la publication en 1984 du livre « Le Signe et la Technique », (v) ses réflexions sur la bioéthique entre 1985 et le début des années 2000, et (vi) ses contributions ultérieures sur la science-fiction et le transhumanisme.

Discussion/conclusions/contributions.

La philosophie de la technoscience et la question de l'avenir de l'homme sont des éléments primordiaux pour comprendre la pensée de Gilbert Hottois. Son travail doit être envisagé autour du thème de la transformation à long terme de l'humain par la technoscience et, par conséquent, Hottois doit être reconnu pour ses contributions à la réflexion et à l'étude de la mutation de l'homme par la technique.

Mots clés: technoscience; science-fiction; transhumanisme; technologie; recherche technoscientifique; développement technoscientifique; déconstruction technologique; posthumanisme; technoévolution de l'humain; anthropotechnie; mutation technologique

Resumen

Propósito/Contexto.

El objetivo de este artículo es dar una nueva mirada a la obra de Gilbert Hottois y a documentos inéditos de su autobiografía, para analizar la evolución del pensamiento del autor.

Metodología/Enfoque.

La metodología utilizada es cualitativa, basada en el estudio de la obra de Hottois y en sus notas para un proyecto autobiográfico, en las cuales esbozó una breve cronología de la evolución de sus temas de interés.

Resultados/Hallazgos.

Se identificó la evolución del pensamiento del autor Gilbert Hottois a la luz de: (i) su interés en la ciencia ficción en las décadas de 1950 y 1960, (ii) la publicación de su tesis doctoral y sus primeros libros de filosofía entre 1970 y 1980, (iii) la aparición en 1981 de su novela "Species Technica", (iv) la publicación en 1984 del libro "Le Signe et la Technique", (v) sus reflexiones sobre bioética entre 1985 hasta principios de la década de 2000, y (vi) sus posteriores contribuciones sobre la ciencia ficción y el transhumanismo.

Discusión/Conclusiones/Contribuciones.

La filosofía de la tecnociencia y la cuestión del futuro del hombre son elementos primordiales para comprender el pensamiento de Gilbert Hottois. Su obra debe ser vista en torno al tema de la transformación a largo plazo de la humanidad a través de la tecnociencia y por ende Hottois debe ser reconocido por sus contribuciones a la reflexión y estudio sobre la mutación del hombre debido a la tecnología.

Palabras clave: tecnociencia; ciencia ficción; transhumanismo; tecnología; investigación tecnocientífica; desarrollo tecnocientífico; deconstrucción tecnológica; posthumanismo; tecnoevolución humana; antropotecnia; mutación tecnológica

Abstract

Purpose/Context.

The purpose of this article is to provide a new light on the work of Gilbert Hottois and unpublished documents from his autobiography to analyze the evolution of the author's thought.

Methodology/Approach.

The methodology used is qualitative. It is based on the study of Hottois' work and his notes for an autobiographical project, in which he outlined a brief chronology of the evolution of his topics of interest.

Results/Findings.

The evolution of author Gilbert Hottois' thought was identified in light of: (i) his interest in science fiction in the 1950s and 1960s, (ii) the publication of his doctoral thesis and his first books on philosophy between 1970 and 1980, (iii) the appearance in 1981 of his novel "Species Technica", (iv) the publication in 1984 of the book "Le Signe et la Technique", (v) his reflections on bioethics between 1985 until the early 2000s, and (vi) his later contributions on science fiction and transhumanism.

Discussion/Conclusions/Contributions.

The philosophy of technoscience and the question of the future of man are primary elements in understanding the thought of Gilbert Hottois. His work should be seen around the theme of the long-term transformation of mankind through technoscience and thus Hottois should be recognized for his contributions to the reflection and study on the mutation of man due to technology.

Keywords: Technoscience; science fiction; transhumanism; technology; technoscientific research; technoscientific development; technological deconstruction; posthumanism; human technoevolution; anthropotechnics; technological mutation

« Seule reste pour toujours la mémoire du cœur »

Paul Morand, Journal Inutile.

Introduction

Impossible pour moi de parler de l'œuvre de Gilbert Hottois sans évoquer des souvenirs personnels. Ma première rencontre avec Gilbert remonte à 1985, il y a plus d'un quart de siècle. Je devais présenter l'examen du cours « Les grands courants de la philosophie ». Pour l'occasion, j'avais lu attentivement le syllabus, un condensé de l'histoire de la philosophie occidentale en cent pages bien étayées. Je n'étais, à vrai dire, qu'à demi-ras-suré en pénétrant dans son bureau du deuxième étage de l'Institut de philosophie, au 143 avenue Buyl, à Ixelles. A l'époque, je terminais pourtant des études de médecine et j'avais une certaine expérience des examens, certainement plus que les étudiants de première candidature en philosophie qui attendaient terrorisés dans le couloir. Ce fut ma première rencontre avec Gilbert et, je pense, la seule fois où j'eus l'occasion de discuter avec lui des preuves de l'existence de Dieu chez saint Anselme. Ce fut aussi, et je ne m'en doutais évidemment pas, le début d'un long parcours académique mené d'abord sous sa direction puis, à ses côtés, et le début surtout aussi d'une longue amitié.

Lépoque était tant autre en 1985. Cette année-là, dans la salle aux lambris du premier étage de l'Institut de philosophie, Jean Paumen, le professeur Jauret de Species Technica, qui avait été le directeur de thèse de Hottois, commentait Kant ou nous parlait des trois formes de l'ennui chez Heidegger; c'est là aussi que la fumée se dégageant de son cigarillo donnait des airs mystiques à Marc Richir, lui qui essayait de nous faire comprendre les arcanes de la phénoménologie de Husserl ou l'intérêt philosophique du mystérieux comportement des particules quantiques; quant à Pierre Verstraeten, le cours qu'il y donnait était un spectacle brillant visant à entretenir malicieusement le caractère hermétique de la philosophie de L'Être et le Néant; Gilbert Hottois, pour sa part, se contentait d'y commenter sobrement, avec clarté et rigueur, son dernier ouvrage, Le Signe et la Technique, dans lequel il introduisait le concept de transcendance noire et s'insurgeait contre l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine. Un an plus tard, il allait fonder le CRIB, le Centre de Recherches Interdisciplinaires en Bioéthique, et devenir un théoricien renommé de cette discipline qu'il considérait comme une branche de la philosophie des technosciences.

La dernière fois que je vis Gilbert, ce fut cinq jours avant sa mort, en mars 2019. Gilbert et moi avions pris l'habitude d'aller déjeuner une fois par mois au Couvent à Waterloo, ou au Roi Albert à Watermael-Boitsfort. Lors de notre dernier lunch, début février, Gilbert me conta joyeusement les péripéties d'un séjour au Chili où il s'était rendu en décembre pour participer à la célébration du mariage de son fils Roland. En mars, je lui proposai un nouveau rendez-vous, mais il me répondit avoir des problèmes de santé et devoir se rendre aux urgences de l'hôpital Erasme. Le lendemain, son épouse Anny, m'écrivit qu'il avait été hospitalisé aux soins intensifs. C'est donc dans une chambre d'hôpital que je conversai un lundi soir pour la dernière fois avec Gilbert. Nous discutâmes longuement. Il se savait atteint d'une maladie grave mais il comptait cependant l'amadouer. Il évoqua les changements probables dans sa vie future et la façon dont il allait devoir s'adapter à la maladie pour poursuivre ses recherches en cours. Il espérait avoir le temps de mettre de l'ordre dans ses papiers et terminer les deux projets professionnels qui lui tenaient tant à cœur. Il souhaitait également être remis pour l'été et pouvoir honorer l'invitation que lui avait faite son ami et collègue Jaime Escobar Triana de participer à un séminaire de bioéthique à Bogotá, ainsi que celle du professeur Lazare Poame qui organisait un colloque en son honneur à l'Université de Bouaké, en Côte d'Ivoire. Gilbert aimait beaucoup voyager et avait sillonné, d'un colloque à l'autre, le monde entier. Malheureusement, il nous quitta cinq jours plus tard, le samedi 16 mars 2019. Il est parti, comme il avait vécu, dans la sobriété et la discrétion, avec la ferme volonté de poursuivre ses travaux en cours: un livre sur l'histoire et la philosophie de la science-fiction et une autobiographie intellectuelle.

Dans des notes rédigées pour un projet autobiographique, Hottois avait esquissé une brève chronologie synthétique de l'évolution de ses thèmes d'intérêt13. Dans les années 19501960, le jeune Hottois est fasciné par la science-fiction. En 1973, à dix-sept ans, il entreprend une licence en philologie romane à l'Université Libre de Bruxelles puis des études de philosophie14. Il publie sa thèse de doctorat et ses premiers livres de philosophie entre les années 1970 et 1980. En 1981, il rédige un roman de science-fiction, Species Technica, avant de publier en 1984 le livre Le Signe et la Technique qui va assurer sa réputation internationale. De 1985 au début des années 2000, sa vie professionnelle va se concentrer sur la bioéthique dont il devient un spécialiste de renommée mondiale. Mais, c'est avant tout la philosophie de la technoscience et la question du devenir de l'homme dans un futur lointain qui le fascinent. A la fin de sa carrière, il revient d'ailleurs à l'étude de la science-fiction et à la question du transhumanisme. Je vais suivre cet ordre chronologique pour analyser l'évolution de la pensée de Gilbert Hottois qui, selon moi, s'articule autour du thème de la transformation à long terme de l'humain par la technoscience.

Le jeune Hottois et la naissance de son intérêt pour la science-fiction

Dès son enfance, avant de commencer ses études, le jeune Hottois s'était enthousiasmé pour la science-fiction. Celle-ci a influencé substantiellement son œuvre. Sa passion pour la littérature d'anticipation l'a amené, dans sa réflexion philosophique, à s'intéresser aux mutations engendrées par les technologies. C'est le noyau de la pensée de Gilbert Hottois, le rôle opératoire de la technoscience qui provoque des transformations en profondeur, non seulement sur la société, mais aussi sur l'homme lui-même, avec la possibilité de la création d'une espèce modifiée, la Species Technica. Gilbert Hottois est, à l'instar d'André Gillian, son double fictionnel, le « théoricien de la mutation technologique de l'homme »15. Ceci est le thème fondamental de son œuvre.

Dans des notes inédites, Gilbert Hottois évoque sa passion précoce pour la science-fiction:

Lorsque je suis « tombé » dans la science-fiction vers 10-12 ans, ce fut une attirance, une passion spontanée, non réfléchie. Rien de philosophique là-dedans ; seulement la passion de lire et surtout de lire ce type de romans (en plus des Bob Morane, mais le premier que j'ai lu est Opération Atlantide qui est de la science-fiction et qui me ravit décisivement). Passion donc, mais pas aveugle : je ne croyais pas à ces histoires (principalement celles du Fleuve Noir) en tant que réelles, et je n'avais pas d'idées précises sur leur réalisabilité. Mais j'imaginais certainement que ce genre de choses étaient réalisables plus tard. Ces romans ont clairement façonné mon imaginaire d'adolescent. Ils m'ont communiqué une vocation d'écrivain, et je tentai à l'époque deux ou trois courts récits de science-fiction (un certainement significatif, car il fait des hommes des sortes de robots inventés par les extraterrestres). La science-fiction m'a donc nourri dès la fin des années 1950 et durant les années 1960. J'ai continué à en lire durant les romanes (1963-67), mais je n'ai pas fait de mémoire là-dessus. C'est lorsque j'ai entrepris la philo, licence puis doctorat, que j'ai largement abandonné ce genre de lectures ; mais elles avaient eu amplement le temps de nourrir le substrat imaginaire, spéculatif, sur lequel ma réflexion philosophique, ma critique des philosophes allaient se développer. C'est tout à fait central dans ma thèse. Mais aussi pour Le Signe et la Technique (1984) (Hottois s.f.a).

Les

lectures d'ouvrages d'anticipation vont ainsi avoir une influence déterminante sur sa thèse de doctorat, en particulier sur la dernière partie qui aborde la question des mutations technologiques et celle du transhumanisme (Hottois 1976). A cette époque de sa vie, la culture scientifique de Gilbert Hottois provient essentiellement, de la science-fiction (notamment Stanislas Lem et A.C. Clarke), de livres de futurologie (Vance Packard, Joël de Rosnay, François de Closets, Alvin Toffler) et d'essais de vulgarisation scientifique. Enfant et adolescent, Gilbert avait également lu de nombreux romans de la collection Anticipation (Fleuve Noir), ainsi que des ouvrages du rayon Fantastique et de Présence du Futur. Son imaginaire science fictionnelle était très riche, même si, dans sa thèse, il ne mentionne que les ouvrages qui ont une pertinence académique.

L'inflation du langage dans la philosophie contemporaine et Le signe et la Technique

Dans les années 1970, Gilbert Hottois entreprend des études de philosophie et une thèse de doctorat sous la direction du professeur Jean Paumen - qui inspirera le personnage de Jauret dans son ouvrage de fiction Species Technica (Hottois 2002). En 1976, il défend sa thèse de doctorat intitulée Essai sur les causes, les formes, et les limites de l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine. Une version abrégée de cette thèse, avec suppression des notes, sera publiée deux ans plus tard, aux Editions de l'université de Bruxelles, sous le titre L'inflation du langage dans la philosophie contemporaine. En 1984, il produira un « digest » de sa thèse dans Le Signe et la Technique, livre qui sera préfacé par Jacques Ellul.

Dans ses notes rédigées en vue de la rédaction d'une autobiographie, Gilbert Hottois revient sur son évolution intellectuelle au début de sa carrière académique.

Mon intérêt pour la philosophie remonte à mon adolescence, voire plus haut. Je ne puis ici procéder en quelques phrases à une anamnèse qui demanderait tout un récit et dont l'intérêt public n'est pas évident. Ce qui me paraît plus accessible, c'est l'origine et l'explication de mon attention à la philosophie de la technique ou de la technoscience qui précède mon engagement dans la problématique bioéthique. Cette histoire, que j'ai esquissée dans certains chapitres de mes ouvrages de 1996 et 1999, raconte ma déception par rapport aux attentes traditionnelles de vérité et de sens que je plaçais, voici trente ans, dans les livres et discours des philosophes.

Cette déception m'a entraîné vers une réflexion critique sur le langage philosophique et le langage en général, d'où d'abord un livre sur Wittgenstein. Mais au-delà de celui-ci, j'ai entrepris une analyse critique des diverses formes d'obsession et d'inflation langagières de la philosophie contemporaine mondiale: de la philosophie anglo-saxonne à la philosophie française (particulièrement symptomatique à cet égard durant les décennies 60 et 70), en passant par la philosophie allemande. Cette analyse s'est exprimée dans un gros livre : L'inflation du langage dans la philosophie contemporaine (1979), avec une version plus courte : Pour une métaphilosophie du langage (1981). Mais l'essentiel pour l'avenir de ma réflexion était dans l'analyse des causes de ces replis de la philosophie sur les discours et le langage : j'y lisais nettement une impuissance à ou un refus de penser l'univers technoscientifique, une exténuation de la symbolisation et de la spéculation confrontées à des possibles opératoires inouïs. Ce que j'appelais alors « le mur cosmique », qui deviendra « la transcendance noire » en 1984 dans Le signe et la technique, ouvrage qui tente d'articuler l'opposition radicale entre technique et symbole (Hottois s.f.c).

Le contexte politique universitaire de révolte estudiantine de l'après-mai 68 a marqué le contenu de la thèse. On y lit une réaction critique face à l'omniprésence, quelquefois tyrannique, du discours intellectuel de gauche16. L'incrimination des théories marxistes est évidente dès le premier article publié en 1972 par le jeune étudiant, dans les Annales de l'Institut de Philosophie, un commentaire d'un livre de Pierre Verstraeten qui fut l'un de ses professeurs de philosophie17. Outre la mise en cause de la doxa marxiste, on retrouve également dans ce texte l'importance que Hottois accorde à la technoscience pour comprendre le futur de l'homme:

Le champ du possible humain se restreint-il nécessairement, fatalement à une stratégie politico-économique d'inspiration marxiste? Pourquoi d'autres possibles seraient-ils exclus alors qu'ils sont peut-être plus révolutionnaires et plus efficaces que la tactique marxiste qui table par ex. tout entière sur la constitution physique et biologique de l'individu humain naturel sans prévoir seulement la possibilité d'une transformation « concrète » de l'homme et de ses besoins naturels? (Hottois 1972, 207).

Et Hottois de rappeler, dans ce texte, l'importance de la technique: « Le concept dont la révision est sans doute la plus urgente est celui de la technique, de pratique techno-scientifique » (Hottois 1972, 207). Précisément, l'ambition première de la thèse de 1976 est de:

Réorienter le questionnement philosophique, de le diriger vers ces interrogations et inquiétudes - cristallisées autour de la 'techno-science' - que Hottois estimait capitales pour le présent et pour l'avenir et dont, à de très rares exceptions près, les pensées dominantes de l'époque semblaient ne rien vouloir savoir (Hottois 2013, 60).

Dans sa thèse de doctorat et dans son livre Le signe et la technique, Hottois montre que la technique ne relève pas de l'ordre du symbole. La technique est opératoire. Elle est l'autre du langage. Cette altérité radicale est à l'origine de la phobie des philosophes pour la technique. Hottois critique alors la survalorisation du symbolique et du langage par les philosophes. Selon lui, le désintérêt des philosophes de cette époque pour la science et la technique les amène à se perdre dans le langage. La philosophie dominante des années 1960 et 1970 demeurait en effet sans voix sur l'homme et son avenir confronté à la technoscience. En réaction, Hottois va s'engager dans une analyse de l'impact de la technique dans la transformation de la société et de l'homme lui-même. Il introduit l'idée d'une techno-évolution autonome qui succède à l'évolution biologique. Il convient de placer la technique dans une perspective évolutionniste et de parler de « techno-évolution » comme on parle de « bio-évolution » (Hottois 1984a). L'idée de l'importance des technologies matérielles appliquées à l'homme est fondamentale dans sa thèse de doctorat et dans Le Signe et la Technique, et restera un thème constant dans toute l'œuvre de Gilbert Hottois, le fil conducteur de sa pensée. La technoscience est étroitement associée à la question de la fin de l'homme, c'est-à-dire à sa disparition par mutation ou anéantissement. La première mention du terme « technoscience » chez Hottois figure d'ailleurs dans une phrase qui contient aussi le mot « transhumain »:

L'hypothèse: le forclos (de la philosophie contemporaine) est la techno-science, l'affrontement cosmique dépourvu d'authentique lumière qui s'y pratique, le cosmos aux possibles transhumains. Est-ce par suite de la mainmise de plus en plus étendue et complexe de la techno-science sur le réel, que la philosophie a perdu la référence ontologique (Hottois 1976, 1979).

Outre l'adjectif transhumain, on retrouve dans la thèse quelques occurrences des termes « posthumain » et « abhumain ». Tous ces termes évoquent pour Hottois le caractère éphémère, transitoire de l'espèce humaine du point de vue cosmique. Dans la troisième partie de la thèse intitulée Le mur cosmique, le rôle de la technoscience sur l'évolution de l'humain est analysé et éclairé à partir de lectures de science-fiction. Parmi les auteurs de science-fiction, Stanislas Lem (La Voix du Maître, Summae Technologiae), A.C. Clarke (Report on Planet 3) et Carl Sagan (Cosmic Connection) ont la plus grande influence sur le jeune Hottois.

Pour Hottois, l'humanité ne doit plus être considérée comme une essence fixe, une nature stable, mais comme « une species technica, un nœud plastique de possibles inanticipables parce que techniques » (Hottois 1984a). La technoscience engendre un règne nouveau, qui, plutôt que de permettre l'accomplissement de l'homo sapiens, conduira à une reconstruction de celui-ci devenu Species Technica. Manipulation ontologique, la technoscience remet en question la condition naturelle de l'homme, « elle est l'effort obscur pour faire sortir l'essence humaine de ses gonds et de ses limites et pour la projeter vers un ailleurs qui ne serait plus ni de l'homme, ni de la nature » (Hottois 1984a, 104-105). Le thème de l'opacité du futur est ici tout aussi important. La technoscience va engendrer des transformations sur l'homme et l'environnement, mais ces changements son inanticipables. Hottois s'oppose ainsi à la conception instrumentaliste et anthropologiste de la technique, et critique la perspective d'une prise en charge par l'humanité de sa propre évolution. Il juge naïve la conception défendue par Alvin Toffler dans Le Choc du Futur qui invite l'homme à assumer consciemment sa propre évolution qu'il devient capable d'infléchir grâce à la technoscience. Hottois se moque de ceux qui brandissent des trompettes anthropo-théo-logiques pour entonner la marche d'une épopée évolutionniste contrôlée de l'humanité. Selon lui, cette maîtrise est illusoire.

Pour que l'on puisse parler d'une prise en charge consciente par l'homme de son évolution future, il faudrait que la technoscience ne soit pas invention, créativité inanticipable ; il faudrait que l'on puisse savoir d'avance quelles seront les conséquences et les formes de tel ou tel essai sur l'homme (Hottois 1984a, 104-105).

Or, pour Hottois, il est impossible de prévoir comment évoluera une humanité transformée par la technoscience. Quant au processus de transformation de l'humain par la voie biologique, il sera lent et soumis aux aléas des essais et des erreurs de la recherche empirique. Son évolution est par nature imprévisible. Le paradigme de l'opacité du futur est à chercher dans l'imprévisibilité de la recherche technoscientifique. S'il est déjà très malaisé d'entrevoir les inventions qui découlent directement de la technoscience contemporaine, comment imaginer alors les conséquences de techniques qui seront élaborées à partir de strates de connaissances scientifiques et techniques qui n'existent pas encore ?

On ne peut pas réduire la technique à un ensemble d'instruments à la mesure et au service de l'homme:

De ce pouvoir de manipulation ontologique qu'il reçoit, l'homme ne sait que faire parce que là où la manipulation acquiert l'ancien poids de l'être, tout fondement et tout sens se sont évanouis au profit d'une opérativité aveugle et d'une plasticité muette, sans fond, dont l'humanité est le produit et le véhicule, mais jamais le directeur, l'auteur ou le sujet (Hottois 1984a, 104-105).

Il y a chez Gilbert Hottois un agnosticisme du futur. L'univers de la technoscience induit une expérience du temps qui est celle « d'une ouverture et d'une opacité radicale qu'aucun signe n'est susceptible de rendre parlantes et transparentes » (Hottois 2018a). La question qu'il aime poser - « Qu'en sera-t-il de l'homme dans un million d'années ? » - n'offre, à ses yeux, aucune réponse satisfaisante. C'est ce qui le conduit à forger le fascinant concept de mur cosmique (dans la thèse) ou de transcendance noire (dans Le Signe et la Technique), une métaphore qui désigne l'expérience du primat de l'opératoire, l'expérience de l'opacité et de l'ouverture sans limites du futur. « La transcendance noire est une 'métaphore métaphysique' afin de suggérer l'opacité de l'avenir livré à l'opératoire privé de lumières symboliques » (Hottois 1984a, 105). Ainsi, dès le début de son œuvre, le thème du transhumanisme prédomine, davantage cependant sur le mode du questionnement et dans la perspective du futur lointain que sous la forme d'une idéologie court-termisme encline à l'activisme. La thèse de doctorat se termine d'ailleurs par ses lignes:

La dignité ultime de l'homme cherchant à s'affirmer non plus (...) dans l'assomption de sa nature (spécialement des paramètres de la finitude) mais dans l'audace et le risque de la négation de sa nature. Il n'y a toutefois, dans ce propos aucune exaltation (Hottois 1976).

Dès le départ, Hottois est donc fasciné par les possibilités qu'offrent les technosciences de faire évoluer la « nature humaine ». Cette fascination, il l'a toujours conservée, comme en attestent d'ailleurs trois de ses derniers ouvrages consacrés à la question du transhumanisme (Hottois 2014, 2018b; Hottois, Missa et Perbal 2015).

La bioéthique

Dans une société où règne la technoscience, pratiquer l'éthique devient une tâche délicate, presque impossible lorsqu'il s'agit de décider de penser le futur de l'humain qui sera modifié par la technique. Voici ce qu'écrit Hottois à ce propos dans Le Signe et la Technique:

L'application de l'impératif an-éthique de la technique, c'est-à-dire l'effectuation sans limites de tout ce que l'opérativité technicienne 'permet' ne peut que conduire l'homme hors de l'éthique, dans un univers où l'expérience morale, la sensibilité éthique n'existeront plus puisque cette effectuation comporte la possible reconstruction de l'espèce, la mutation de l'espèce 'homo' en 'Species Technica' (Hottois 1984a, 148).

Les catégories de l'éthique sont « humaines, trop humaines ». Comment pourrait-on à l'aide de ces critères tout internes à la forme de vie humaine entreprendre sérieusement de juger de l'avenir de l'Homme alors que celui-ci pourrait déboucher sur le posthumain ?

Dans ses notes autobiographiques, Hottois revient sur la naissance de son intérêt pour la bioéthique. Elle est étroitement liée à la question du futur d'une humanité appelée à être transformée par la technique.

C'est en 1984 que je publie un premier petit ouvrage sur l'éthique: Pour une éthique dans un univers technicien, qui annonce mon intérêt naissant pour la bioéthique. Toutefois, pour moi, celle-ci est et reste simplement un chapitre - peut-être le plus développé à ce jour - d'une philosophie des technosciences et d'une réflexion générale sur notre civilisation à la fois technoscientifique et multiculturelle ou multitraditionnelle. On pourrait aussi dire 'civilisation polytechnique et polysymbolique'. Ceci signifiant, notamment, que les diverses composantes de l'humanité sont très diversement et surtout très inégalement rapportées à la RDTS (Recherche et Développement TechnoScientifiques). Celle-ci est le moteur de notre civilisation, sinon son énergie qui reste le désir : le désir d'infini, de transcendance. Mais le désir est aussi infiniment polymorphe et la multiplication des possibles techniques et des symbolisations nous confronte à la question de la postmodernité. Le futur de l'humanité ne doit-il pas s'imaginer et s'inventer au pluriel, dans la combinatoire ouverte des symboles et des techniques ? Ou faut-il le maintenir dans le prolongement de la modernité, sous le signe de l'unité et de l'universalité, dans la tradition du monothéisme et du rationalisme occidental qui a produit la technoscience et l'idée du progrès ? Il faut souligner la radicalité de la postmodernité techno-symbolique : il ne s'agit pas seulement de diversité symbolique, culturelle, comme on le conçoit en général lorsqu'il est question de postmodernité. Il s'agit plutôt de penser au buissonnement évolutionnaire des espèces et des mutations: comme si, technophysiquement et symboliquement, plusieurs formes de vie différentes pourraient se développer à partir de l'espèce humaine, si l'on considère le long terme temporel. Car ce qui a peut-être le plus profondément changé au cours de ce dernier siècle, c'est le rapport au temps qui s'est creusé, vers le passé et plus encore vers le futur, vertigineusement. Qu'en sera-t-il de l'humanité dans cent mille ans, dans un million ou dans un milliard d'années ? Cette question défie toutes les histoires et toutes les spéculations : elle est radicalement nouvelle. Mais elle est aussi éminemment philosophique (Hottois s.f.c).

Le scepticisme théorique fondamental par rapport à la possibilité de développer une éthique des technosciences évoqué dans Le Signe et la Technique n'allait pas empêcher Gilbert Hottois de s'engager activement dans le domaine de la bioéthique à partir du milieu des années 1980. Malgré le diagnostic sombre sur les rapports de l'homme à la technique et la possibilité d'une éthique de ces questions, le devoir du philosophe est de réfléchir et de tenter d'accompagner symboliquement le développement des sciences et des techniques. C'est ce que fit Gilbert en devenant d'abord un des pionniers de la bioéthique en Belgique puis, au cours des deux décennies suivantes, un expert mondialement reconnu de cette nouvelle discipline. La conversion de Gilbert Hottois à la bioéthique trouve son origine dans une intervention politique précise. En effet, Madame Wivina Demeester, Secrétaire d'État belge à la Santé publique et à la Politique des handicapés, avait imaginé organiser, en 1987, un grand colloque national sur « la bioéthique dans les années 1990 ». Ce colloque devait idéalement être pluraliste et réunir des personnalités des divers courants idéologiques et religieux et des différentes communautés linguistiques. Or, dans les années 1980, en Belgique, seules les universités catholiques avaient engagé une réflexion approfondie sur les questions de bioéthique. La Ministre en quête également d'une personnalité laïque fit appel à Gilbert Hottois qui accepta de prendre part à ce colloque. La bioéthique lui apparaissait comme faisant partie d'un domaine plus large auquel il s'était beaucoup intéressé, celui de la philosophie de la technique. Il avait en effet abordé la question de l'éthique dans la dernière section du Signe et de la Technique, et avait publié, en 1984, un petit volume intitulé Pour une éthique dans un univers technicien (Hottois 1984b). Hottois y constate que la conscience technoscientifique témoigne d'une sensibilité morale qui gravite autour des nouveaux pouvoirs de la technique de manipuler la nature humaine. Alors que la question philosophique - qui hante Hottois dans Le Signe et la Technique - « Qu'en sera-t-il de l'homme dans un million d'années ? » était essentiellement théorique, la seconde qu'il pose dans l'autre ouvrage - « Qu'allons-nous faire de l'homme ? » est une question pratique qui exige des réponses concrètes urgentes. Dans Pour une éthique dans un univers technicien, le scepticisme d'Hottois par rapport au rôle de l'éthique dans la régulation du développement technoscientifique s'atténue. « Lautonomie de l'évolution de la techoscience » , écrit-il, « ne supprime pas purement et simplement la question du choix éthique » (Hottois 1984b, 47). En effet, il estime qu'il reste à l'homme un certain pouvoir de freiner ou d'encourager le développement technoscientifique. De plus, le manque d'efficacité de la régulation n'entraîne pas pour autant la nullité des résolutions morales « pour » ou « contre » . Même s'il convient de ne pas perdre de vue les conséquences de la première question « qui comporte la faillite de toutes les gnoses de l'humanité et de l'histoire » (Hottois 1984b, 47), il faut aussi étudier les conditions de réponses pratiques à la seconde question : « Qu'allons-nous faire de l'homme ? » . Hottois distingue trois voies : celle du choix de l'essai de tout le possible technoscientifique ; celle du choix de la conservation de l'homme-nature ; et celle de la voie moyenne de l'essai de certains possibles technoscientifiques en fonction de critères à déterminer. Les deux premières voies constituent pour Hottois des simplifications outrancières du problème. Le cadre général sérieux de la problématique bioéthique est offert par la voie moyenne, c'est-à-dire celle de la prudence. Le critère central, plus sûr et plus profond que le critère du « bien » - que Hottois juge flou et trompeur-, est le critère de la préservation du sens éthique, c'est-à-dire du sentiment en l'homme selon lequel l'homme a de la valeur parce qu'il est la source de toute valeur. Hottois synthétise le cœur de sa pensée dans la dernière phrase de Pour une éthique dans un univers technicien: « La reconnaissance du primat du pôle technique sur le théorique entraîne Opacification du futur et appelle du même coup la prudence éthique » (Hottois 1984b).

En 1986, il fonde avec Charles Susanne le CRIB, le Centre de Recherches Interdisciplinaires en Bioéthique. La bioéthique se mit alors à occuper une place de plus en plus importante dans sa vie professionnelle, jusqu'au début des années 2000. De 1996 à 2010, il a été l'un des membres les plus actifs du Comité Consultatif de Bioéthique, le comité national de bioéthique de Belgique. Il a aussi été membre du prestigieux Groupe Européen d'Ethique des Sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Commission Européenne (GEE). En contact avec les scientifiques qu'il côtoie dans les commissions, il acquiert, en autodidacte, une large culture biomédicale. Pendant cette période, Gilbert rédige de nombreux ouvrages sur la bioéthique et la philosophie des technosciences et coordonne deux encyclopédies: l'une, en 1993, avec Marie-Hélène Parizeau: Les mots de la bioéthique (Hottois, 1993); et l'autre, en 2002, avec moi: la Nouvelle encyclopédie de bioéthique (Hottois et Missa 2001). Par ses multiples activités dans le domaine de la bioéthique, Gilbert tente de dégager des solutions permettant de faire peser la pensée symbolique pour freiner ou canaliser la croissance aveugle et amorale de la technoscience. C'est le rôle que l'homme, médiateur du signe et de la technique, doit prendre en charge dans une sorte de « prudence cosmique et ontologique », même s'il ne nourrit guère d'illusion sur les possibilités de contrôler trop étroitement la technoscience dans une société libérale.

Les questions de bioéthique sont complexes parce qu'elles trouvent leur origine dans des problèmes nouveaux posés par le développement de la technoscience dans des sociétés multiculturelles. Notre civilisation est aujourd'hui multitraditionnelle et technoscientifi-que18. Ce multiculturalisme renvoie non seulement à la diversité des traditions religieuses, philosophiques et morales, mais aussi à l'inégalité et à l'asynchronie qui caractérisent les diverses régions du monde. Pour Hottois, les approches fondamentalistes et dogmatiques sont tout à fait inappropriées à la gestion de notre civilisation multiculturelle et technoscientifique. Pour gérer la complexité des problèmes suscités par les nouveautés technoscientifiques dans la société contemporaine, Gilbert Hottois exprime sa préférence pour le consensus pragmatique.

Les consensus pragmatiques sont extrêmement précieux et même indispensables dans nos sociétés complexes si l'on veut instituer des règles opératoires communes tout en préservant la liberté de penser et la diversité des croyances. Ils garantissent aussi la possibilité de rouvrir le débat : un accord pragmatique est sans commune mesure avec un dogme essentialiste ou une norme fondamentaliste qui veut réguler non seulement les comportements mais encore la pensée (Hottois 2004, 39).

Hottois a la conviction que l'homme et la société vont changer sous l'influence de la technoscience, et qu'il faut accepter ce fait. Le véritable problème est « de négocier ses changements de manière à susciter le moins de souffrance en même temps que plus de possibilités d'épanouissement » (Hottois 2002, 209). Ainsi qu'il le souligne dans ses notes autobiographiques, l'esprit de la science-fiction a inspiré implicitement son approche antidogmatique et très libérale dans les domaines de la bioéthique et de la biopolitique : « la confiance en la technoscience, un certain anarchisme intellectuel et éthique continuent à s'y alimenter souterrainement » (Hottois s.f.a).

La publication de Species Technica, et le retour au transhumanisme et à la science-fiction

En 2002, Gilbert Hottois décide de publier, dans sa propre collection (Pour demain, éditions Vrin), un livre de science-fiction qu'il avait rédigé en 1981, mais qui était resté pendant vingt ans à l'état de manuscrit. La publication de Species Technica marque le retour de son intérêt pour la science-fiction. Ce roman d'anticipation est suivi d'un Dialogue autour de Species Technica vingt ans plus tard qui revient sur la genèse du livre et sur son contenu philosophique. Hottois l'a écrit « très vite, en une quinzaine de jours, durant les vacances de Pâques 1981 » , dans sa maison de campagne La Négrépine, située près de Durbuy dans les Ardennes belges.

A cette époque, après avoir publié sa thèse de doctorat et des ouvrages philosophiques, il se sentait intellectuellement épuisé, éprouvait une impression proche de celle de Wittgenstein après la rédaction du Tractatus, celle d'un homme qui avait dit tout ce qu'il était possible de dire philosophiquement et croyait avoir été jusqu'au bout de sa pensée spéculative, ce non ultra qu'il avait évoqué dans sa thèse par la métaphore du mur cosmique, et qui désigne l'opacité d'un futur en proie au changement de la société et de l'homme par la technoscience. La conclusion de son travail philosophique « comportait l'impossibilité ou la vanité de son prolongement » (Hottois 2002, 185). C'est pour s'arracher à cette impasse qu'il décida de changer de mode d'expression et d'écrire un roman, une version science-fictionnelle de sa thèse de doctorat. Species Technica que Gérard Klein, l'un des lecteurs chargés de l'examiner, jugea « trop conceptuel et trop difficile pour être intégré à une collection de science-fiction qui vise un public populaire » ne trouva pas d'éditeur dans les années 1980.

L'action de Species Technica se déroule dans un futur proche. André Gillian, un philosophe bruxellois, reçoit une invitation à donner une série de conférences à l'Institut de Recherches Biocybernétiques de Gador, en Andalousie. Le Professeur Alcherson, directeur de cet Institut, avait beaucoup apprécié la lecture du dernier ouvrage de Gillian - Species Technica. Pour une philosophie du Futur. Dans cet ouvrage, le philosophe se montre prudemment favorable aux recherches portant sur le dépassement technologique de l'humain. Dans le même temps, on apprend que sa femme et son fils ont été enlevés. Gillian est à leur recherche. Cette enquête le conduit en Andalousie, puis aux Etats-Unis, dans la mouvance des Anarchecs (Anarchécologie Internationale) et dans le réseau des Technoscients et de la General Anthropotechnics.

A son arrivée en Espagne, Gillian apprend que le Centre de recherches de Gador fait partie d'un réseau d'Instituts gérés par les Technoscients. Ces derniers se livrent à des expérimentations visant à modifier l'homme et à l'hybrider à la machine. Gillian entreprend une enquête sur les Technoscients qui travaillent en secret à la « mutation technologique de l'homme » et qui doivent lutter contre des groupuscules terroristes hostiles à la technoscience, les Anarchecs. Cette polarisation entre technophiles et technophobes a rendu obsolète les partages politiques classiques entre droite conservatrice et gauche progressiste. Le projet des Technoscients, baptisé « Fils de l'homme » est la mise au point expérimentale d'un successeur de l'humain. Il s'agit d'un programme visant à l'auto-transcendance opératoire de l'humanité. Gillian découvre ainsi que les Technoscients cherchent à construire un « cyborg mosaïque » constitué par un réseau d'ordinateurs couplé à du tissu neurologique humain. La réalisation de cette biomachine, qui a reçu le nom de code « Fils de l'Homme », a pour ambition de parachever l'Évolution en donnant à une équipe de Technoscients les instructions pour réaliser une « entité à venir ». Si l'expérimentation réussit, les Technoscients auront accompli leur tâche et l'humanité pourra céder la place au post-humain. André Gillian apprend aussi que la disparition de sa femme et de son fils, qu'il mettait sur le compte des Anarchecs, est en réalité liée au projet « Fils de l'homme ». Son Directeur, le Professeur S. Spinrad, lui a fait « l'honneur » de prélever le cerveau de son fils afin de l'intégrer au cyborg mosaïque. Gillian cherchera alors à détruire la créature mais connaîtra une fin est tragique : il sera fait prisonnier par des acolytes de Spinrad qui, par des moyens artificiels et techniques, le plongeront dans une démence provoquée.

Même si Hottois prétend dans le dialogue que Species Technica n'est pas autobiographique, il est néanmoins évident que André Gillian partage bien des caractéristiques et des opinions avec son créateur. Il y a beaucoup de Hottois dans Gillian. C'est très clair dans le récit de la conférence inaugurale que donne Gillian à l'Institut Gador. Les thèses exprimées par Gillian coïncident avec celles de l'auteur de L'Inflation du langage dans la Pensée Contemporaine et du Signe et la Technique. Dans le roman, Gillian termine sa conférence par ses mots:

Je conclurai, mes chers Collègues, par une interrogation. Le problème fondamental est-il moral ? Et si oui, qu'est-ce que cela signifie ? Nous acquerrons de plus en plus le pouvoir de modifier, de déconstruire le vivant en général, l'humain en particulier. L'homme de demain est à inventer. Au sens technologique du terme 'inventer'. Mais est-il sûr que cette invention méritera encore le nom d'homme et d'humanité ? Au-delà du problème de savoir quelle pourrait être l'identité de l''es-pèce technique' que nous produirons peut-être - s'agira-t-il ainsi que le suggèrent certaines recherches de l'institut, d'une sorte de Cyborg ? Sera-ce plutôt un être génétiquement remodelé ? Ou une espèce technique ayant tiré parti du possible cybernétique et du possible biologique ? (Hottois 2002, 22).

Et Gillian/Hottois de poursuivre en abordant le problème moral:

Avons-nous le droit de déconstruire technologiquement l'humain vers autre chose dont nous ignorons tout ? Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? L'ingénierie de l'humain doit-elle être restreinte à la sauvegarde de Phomo naturalis', c'est-à-dire de l'homo sapiens, de l'anthrope, tel que plusieurs millions d'années d'évolution l'ont naturellement produit ? Ou est-ce que les questions éthiques du bien et du mal n'ont plus de pertinence ici parce que ces questions et ces valeurs appartiennent en propre à l'espèce homo sapiens et ne sauraient guider ou inspirer un processus appelé justement à le transcender (Hottois 2002, 23).

Ce que dénonce Hottois, comme Gillian, c'est l'idéalisme symbolique hostile à la technoscience, même si Gillian le fait avec beaucoup plus de virulence que Hottois, notamment dans le passage suivant:

J'ai une double conviction. Je suis convaincu qu'il y aura toujours quelqu'un quelque part pour essayer tout ce qui est possible, quoi que cela soit. Et je crois que cela est positif. Mais je suis aussi convaincu que les forces qui vont contre cet essai du possible, cette invention du futur à n'importe quel prix, sont extrêmement puissantes: religieuses, morales, politiques, sociales. L'homme est fort bien conservé ! Et c'est peut-être parce que je crains qu'on ne le conserve trop, jusqu'au dessèchement ou à la pourriture, que je penche de l'autre bord (Hottois 2002, 25).

Hottois combat en des termes plus nuancés et plus prudents que ceux de Gillian, mais avec la même force, le dogmatisme bioconservateur. Comme Gillian, il est « plutôt favorable aux recherches portant sur le dépassement technologique de l'humain » (Hottois 2002, 25). « L'accroissement du savoir et du pouvoir technoscientifique est émancipateur et donc positif » écrit Hottois dans le Dialogue, et il ajoute: « La transcendance opératoire est libératrice » (Hottois 2002, 196). Species Technica illustre donc les questions philosophiques soulevées dans la thèse de doctorat, en particulier celles liées au transhumanisme.

Un des personnages emblématiques de Species Technica, le professeur Jauret, a été inspiré par Jean Paumen19 qui fut le directeur de thèse de Hottois, avant de devenir son collègue et un ami fidèle également. Jauret/Paumen évoque les grandeurs et les limites de l'éthique de la finitude, celle qu'a précisément toujours combattue Gillian/Hottois, celle qui faisait dire à Karl Jaspers : « l'homme n'entre dans la situation spirituelle que lorsqu'il a conscience de ses limites », et que Hottois appelle « la sublimation symbolique de la condition humaine »20.

Dans le Dialogue qui suit son roman publié en 2002 (« vingt ans après »), Hottois explique que Species Technica (ST) consiste en une mise en abîme de sa propre vie. En effet, André Gillian, son héros, est l'auteur d'un livre de philosophie du futur et de la technique s'intitulant Species Technica. Or, la reconnaissance philosophique de Gilbert Hottois s'est développée initialement avec la publication d'un livre Le Signe et la Technique (1984) dont les initiales sont identiques (ST), et « qui formule conceptuellement ce que Species Technica exprime d'une manière métaphorique et narrative » (Hottois 2002, 180).

Il existe une autre mise en abîme dans la postface de l'édition de 2002, qui cette fois me concerne. Dans la postface de l'édition de 2002, il utilise à nouveau ce procédé de mise en abîme concernant un échange que nous avons eu, lui et moi, au sujet de son livre21. Et, je me souviens, effectivement, que Gilbert m'avait demandé de relire Species Technica dont il m'avait déjà confié la version originale de 1981. Il avait aussi sollicité que je lui pose un certain nombre de questions sur le texte, ce que je lui adressai par e-mail. Même si Hottois me parlait de temps à autre de son projet, un dialogue réel, soutenu, n'a jamais vraiment eu lieu : de nombreuses questions que m'attribue Hottois dans le Dialogue sont en fait le fruit de son imagination. D'autres, en revanche, sont bien de moi, et la réponse à l'une d'entre elles m'a particulièrement étonné lorsque j'ai relu le Dialogue en 2019, à l'occasion de la préparation d'une conférence en hommage à Gilbert Hottois, à l'invitation du professeur Jaime Escobar Triana, ami proche et collègue de Hottois qu'il accueillait régulièrement à Bogotá pour participer au Seminario Internacional de Bioética de l'Universidad El Bosque (séminaire qui se tient chaque année au mois d'août depuis la fin des années 1990)22. Cette question est effectivement importante dans la mesure où elle a très probablement réactivé l'intérêt de Hottois pour le trans/posthumanisme. Parmi celles que j'avais transmises par écrit à Gilbert, l'une d'entre elles concernait en effet directement le transhumanisme, mouvement qui avait pris une extension considérable aux Etats-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1990, mais encore assez peu connu dans les pays francophones et qui propose l'adhésion à un programme de modification technoscientifique de l'être humain. L'objectif transhumaniste tend à ce que chaque personne puisse bénéficier d'un usage rationnel des biotechnologies d'amélioration23. L'enthousiasme technophile des transhumanistes est sans limite. Si on applique leur projet, les transhumanistes nous promettent une meilleure santé, une vie plus longue, un intellect amélioré, des émotions enrichies et, bien sûr, un bonheur indicible. Leur programme, qui peut être résumé par le slogan «Living longer, healthier, smarter and happier», est de transcender les formes actuelles de l'être humain. Des défenses argumentées du transhumanisme se trouvent notamment dans les textes des philosophes et scientifiques Max More, Nick Bostrom, Julian Savulescu, James Hughes, Ray Kurzweil... Si le concept de transhumanisme apparaît déjà sous la plume de Julian Huxley, le mouvement transhumaniste ne commence à se développer que dans les années 1960 et 1970 avec des penseurs comme F.M. Esfandiary (surnommé FM-2030), et Robert Ettinger. En 1992, Max More et Tom Morrow créent le mouvement des Extropiens qui défend une version libertarienne du transhumanisme. En 1998, les philosophes Nick Bostrom et David Pearce fondent la World Transhumanist Association (WTA), qui prône un transhumaniste plus social. En 2006, la WTA est rebaptisée Humanity+ (H+).

Si le transhumanisme peut ressembler à l'humanisme classique, les moyens qu'il entend mobiliser, à savoir les nouvelles technologies, l'en distinguent. Et, il offre là deux paradigmes : le premier, celui de la transformation de l'être humain par les biotechnologies et, le second, celui de la création de nouvelles formes de vie et de conscience artificielles à partir des recherches liées à l'IA et à la robotique.

Ouvrant la voie à une transformation biologique de l'humain, le futurologue Joël de Rosnay avait imaginé, en 1980, la mise au point d'une « machine à écrire génétique » . Cette prophétie s'est aujourd'hui réalisée puisque la technologie du CRISPR/cas9 permet l'édition du génome. En donnant le pouvoir de recombiner l'ADN avec précision, cet outil a suscité un vif débat relatif à la régulation d'une technologie qui autorise le design génétique d'embryons humains. Ainsi, le premier International Summit on gene editing de 2015 à Washington a eu lieu pour discuter des aspects scientifiques et éthiques de l'édition du génome. En novembre 2018, cela n'a pas empêché le chercheur chinois He Jiankui de modifier génétiquement des embryons humains pour tenter de leur conférer une résistance au virus du SIDA. Les biotechnologies laissent ainsi entrevoir la possibilité de changer durablement le corps et l'intellect, de transformer l'être humain. Certains critiques ont assimilé le transhumanisme au Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley. La comparaison ne tient cependant pas. Le modèle que décrit Huxley correspond à une société totalitaire qui pratique une forme radicale d'Eugénisme d'Etat. Le transhumanisme, en revanche, défend une utopie technoscientifique reposant sur le pari que les hommes choisiront librement d'avoir recours aux technologies d'amélioration. A cet égard, Black Milk, ouvrage de science-fiction de Robert Reed, illustre davantage l'eugénisme libéral et la liberté procréatrice auxquels seront confrontées les prochaines générations. Ryder, le narrateur de Black Milk, enfant génétiquement amélioré, rapporte ses aventures et celles de ses amis génétiquement modifiés à des degrés divers. Ces histoires traduisent des préoccupations ordinaires d'enfants dont la grande entreprise est la construction d'une cabane en bois dans un vieux chêne, ce qui traduit que, paradoxalement, les enfants « améliorés » ne se sentent pas différents des autres enfants.

La voie IA/robotique du posthumain a été défendue par des penseurs tels Vernor Vinge, Marvin Minsky et Ray Kurzweil. Dans son ouvrage The Singularity is near, Kurzweil se présente comme le prophète de la Singularité, c'est-à-dire d'une période de changements radicaux à venir, causés par une accélération exponentielle du progrès technologique. La Singularité suppose la genèse de consciences artificielles et/ou la mise au point d'une « Superintelligence » qui dépasserait les capacités humaines dans tous les domaines de la cognition. Des robots conscients prendraient ainsi la relève des êtres humains. Telle serait la posthumanité, héritière de l'humanité, toutefois non biologique. Nombreuses en sont les illustrations dans la science-fiction. Dans les récits du Cycle de la Culture de Iain Banks, ce sont des IA, des « Minds », qui soustrayant les individus à la gestion des affaires courantes, les libèrent pour des activités culturelles ou ludiques. Les vaisseaux spatiaux y deviennent même des machines conscientes et intelligentes. Dans Citizen cyborg, James Hughes envisage une citoyenneté cyborg autorisant la cohabitation pacifique des humains avec des êtres artificiels. Jusqu'ici en effet, les robots et les IA restent des artefacts non conscients. Il leur manque la conscience de soi pour accéder au statut de personne, et donc à la citoyenneté que Hughes rêve de leur accorder.

Après ce bref rappel sur le transhumanisme, revenons-en à la question que je pose à Gilbert Hottois dans la postface sous forme de dialogue de Species Technica. Dans ma question écrite, après une brève présentation du mouvement, je demande à Hottois: « Que pensez-vous de ces positions transhumanistes?» (Hottois 2002, 237-238). Et, à ma grande surprise, Hottois répond : « Non, je ne connaissais pas ce mouvement, pas même son existence » (Hottois 2002, 238). Et il poursuit:

De ce que j'entends de vous, je constate qu'il soulève toute une série de questions très importantes que recoupent clairement celles qui se posent à travers ST et que je m'efforce d'approfondir philosophiquement depuis la fin des années 1970. Je pense, tout spécialement au rapport avec l'humanisme des Lumières et à la mise en question du paradigme thérapeutique. Vous parlez vous-même d'un certain simplisme et d'un optimisme naïf. Je partage tout à fait cette impression. Personnellement, je suis plus prudent, non par crainte, mais parce que je pense que toute cette problématique, toutes ces perspectives sont infiniment plus complexes, ambivalentes, lointaines et lentes aussi, qu'il ne semble à écouter ces candidats à la transhumanité. Mais il ne faut pas non plus condamner la candeur, l'enthousiasme en bloc. Ces transhumanistes sont peut-être les vrais idéalistes de demain (Hottois 2002, 238).

En 2002, au moment de la publication de Species Technica, Hottois ignorait donc tout de la genèse du mouvement transhumaniste. C'est très étonnant dans la mesure où Gilbert Hottois lui-même doit être considéré comme l'un des pionniers du mouvement transhumaniste. En effet, dans sa thèse sur l'Inflation du Langage dans la Philosophie Contemporaine (1976) et dans son livre Le Signe et la Technique de 1984, il est un des premiers philosophes à utiliser les concepts de transhumain, d'abhumain et de posthumain, et à théoriser la transformation à long terme de l'être humain par la technoscience. A la fin de sa carrière académique, Hottois va confronter ses propres idées sur la technoévolution de l'humain (qu'il défend depuis sa Thèse de 1976) avec les différents courants du mouvement, au point de consacrer plusieurs livres au transhumanisme (Hottois 2014, 2018b ; Hottois, Missa et Perbal 2015). Il peut être considéré aujourd'hui comme un des plus éminents théoriciens du trans/posthumanisme.

Ce qui l'intéresse au premier chef, ce sont les idées transhumanistes. Elles méritent d'être prises au sérieux par les philosophes. Il ne s'agit pas d'adhérer de façon militante à une thèse idéologique mais de clarifier le trans/posthumanisme et à prendre position de façon nuancée et argumentée. Il défend l'hypothèse que la « nébuleuse trans/posthumaniste est prégnante de la philosophie ou, du moins, de l'accompagnement philosophique à la fois critique et constructif approprié à notre temps et fécond pour l'avenir » (Hottois 2018b, 286). Selon lui, le transhumanisme constitue une sorte de synthèse entre l'utilitarisme et l'évolutionnisme qui permet d'aller au-delà de l'hédonisme de l'utilitarisme en apportant aux théories évolutionnistes une orientation morale et politique. Le trans/posthumanisme doit être appréhendé dans une perspective à long terme. Il doit renvoyer à la temporalité de l'évolution cosmologique, géologique et biologique, celle du passé et du futur très lointain. Bien sûr, on peine à se situer face à une temporalité qui prend en compte un futur balisé en millions d'années. « Le très lointain futur trans/posthumain sera aussi différent de nous que nous sommes différents des formes de vie paléozoïques » (Hottois 2018b, 295), écrit Hottois, pour marquer les esprits. Ces durées prises au sérieux posent des questions radicales et suscitent des émotions intenses. Il faut placer la technoscience et son influence sur l'humain dans la perspective à long terme de l'Evolution. En perdant les illusions anthropocentristes, on est inévitablement confronté à l'extrême vulnérabilité de l'espèce humaine dans l'espace et dans le temps. Avec le court-termisme si fréquemment adopté dans le discours transhumaniste, on tombe dans le piège d'un trans/pos-thumanisme idéologique, militant et utopiste. Que la technoscience contemporaine soit empirique, laborieuse, provisoire invite au contraire à un transhumanisme modeste et prudent, qui s'oppose aux utopies.

« Le transhumanisme est-il un humanisme? » se demande encore Hottois. Et il répond qu'il peut l'être à condition de ne pas postuler une définition restrictive de l'humain et de reconnaître l'importance de l'évolution et de la technoscience. «Le transhumanisme, c'est l'humanisme religieux et laïque, assimilant les révolutions technoscientifiques échues et la R&D à venir, capable d'affronter le temps infiniment long de l'Evolution et pas simplement la temporalité finalisée de l'Histoire. C'est un humanisme apte à s'étendre, à se diversifier et à s'enrichir indéfiniment» (Hottois 2018b, 302). Hottois doit ici être clairement considéré comme un penseur transhumaniste dans la mesure où il fait l'hypothèse que « l'anthropotechnique éthiquement consciente constitue sur le long terme pour l'espèce humaine et sa descendance le meilleur pari » (Hottois 2018b, 286). Il faisait déjà le même choix dans sa thèse de 1976 en écrivant que la dignité ultime de l'homme doit chercher à s'affirmer non pas dans l'assomption de sa nature mais « dans l'audace et le risque de la négation de sa nature » (Hottois 1976).

Si la science-fiction a fasciné Gilbert Hottois tout au long de sa vie, c'est parce qu'elle confronte le lecteur à tous les avenirs imaginables. Elle aide ainsi à penser le futur, un futur non encore fixé. Dans le dernier livre qu'Hottois a publié de son vivant, il revient sur les liens entre science-fiction et transhumanisme:

Une histoire de la science-fiction reste à écrire qui montrera que l'imaginaire et la philosophie implicite de la science-fiction sont profondément trans/posthumanistes, ce qui ne signifie pas nécessairement favorables au trans/posthumanisme ni confiant dans un avenir trans/posthumain positif. Pétrie de fantasmes et de spéculations trans/posthumanistes, la science-fiction reste narrative. Elle est un lieu idéal pour tester symboliquement les limites de l'humain, sans prétendre les franchir car elle perdrait la substance même qui rend une histoire possible, sensée et lisible. Tout au plus la grande science-fiction - de Stapledon à Egan, Banks ou Benford, en passant par Clarke, Lem et quelques autres - conduit-elle de façon passionnante au seuil des singularités trans/post/abhumaines. Dans la science-fiction, le futur a gagné une consistance sensible et plurielle. Le lecteur de science-fiction est confronté à tous les avenirs contingents imaginables et concevables. Toutes les merveilles et toutes les abominations sont là, écrites : toutes les utopies, toutes les apocalypses, toutes les transfigurations et tous les anéantissements, tous les progrès et toutes les régressions. Des futurs deviennent ainsi pensables, des futurs non encore décidés. Lexploration science-fictionnelle multiplie et diversifie les possibles et laisse l'avenir ouvert. Les histoires du futur, que l'on rencontre par centaines en science-fiction, ne prétendent pas prophétiser ce qui va se passer. Elles disent que le futur ou l'ailleurs cosmique, si lointains et si étrangers fussent-ils, ne sont pas inaccessibles au récit et donc au sens. A la différence du fantastique qui se nourrit des ruptures ontologiques irrationnelles, la science-fiction conserve au moins la rhétorique de la rationalité technoscientifique et humaine, si peu réaliste soit-elle. Cette rhétorique dit que l'espèce humaine peut errer et s'autodétruire ou être victime d'un cataclysme cosmique, mais aussi poursuivre indéfiniment l'exploration et l'invention de soi-même et de l'univers (Hottois 2018b, 300-301).

Dans son dernier manuscrit- La Science-Fiction. Une introduction historique et philosophique -, à ce jour inédit (Hottois 2019), Hottois montre que la philosophie sous-jacente à la science-fiction du tournant du millénaire est le trans/posthumanisme qui projette la transformation radicale et/ou la disparition de l'espèce humaine dans un avenir plus ou moins éloigné. Il y écrit que « l'inspiration trans/posthumaniste renoue avec l'espérance utopique sur Terre et dans les étoiles (Greg Egan, Robert Sawyer, Iain Banks qui renouvelle en même temps le Space Opera) en même temps qu'avec le pessimisme dystopique et l'angoisse apocalyptique » . De sa thèse de doctorat jusqu'au dernier manuscrit qui n'a pas été édité, Gilbert Hottois aura été hanté par le thème de la transformation de l'homme par la technoscience. Philosophe transhumaniste, il le sera de l'adolescence jusqu'à son dernier souffle. A l'instar de André Gillian, son double fictionnel de Species Techni-ca, Gilbert Hottois est bien le « théoricien de la mutation technologique de l'homme» .

Enfin, j'aimerais ajouter et souligner qu'on ne peut aborder son parcours intellectuel et académique sans évoquer ses nombreuses qualités humaines. Gilbert a toujours été un professeur soucieux et à l'écoute de ses étudiants, un promoteur soutenant fidèlement ses doctorants, et un chercheur ayant une capacité de travail phénoménale. Son sens critique et sa modestie le menait également volontiers à l'autodérision. Tout au long de sa carrière, mais aussi tout au long de sa vie, la pensée de Gilbert Hottois est demeurée attachée au thème de la technoscience, néologisme qu'il imagina dans les années 1970. Ceux qui ont eu la chance de le côtoyer ont pu apprécier sa rigueur intellectuelle et morale, sa gentillesse, sa fidélité en la parole qu'il donnait, son humour et son humilité. Dans des notes prises pour la rédaction d'une autobiographie intellectuelle, Gilbert écrit d'ailleurs ceci: « CIRCONSTANCES»: voilà un titre original et une perspective: « je ne puis parler que des circonstances contingentes de ma vie ; je n'ai pas trouvé la solution de l'énigme, je ne puis exposer que les faits (ce qui comprend les idées): il n'y a pas de sens; il y a eu la quête d'un sens, et il ne faut pas que je présente cela autrement (...)». Et citant Stanislas Lem, il ajoute « Du moment que nous ne comprenons pas l'énigme, il ne nous reste en fait rien d'autre que ces circonstances» (Hottois s.f.a).

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Cómo citar este artículo: Missa, Jean-Noël. 2021. " Gilbert Hottois y "Species Technica"." Revista Colombiana de Bioética16, no. 1: e3216. https://doi.org/10.18270/rcb.v16¡1.3216

Conflits d'intérêts Lauteur n'a pas de conflits d'intérêts.

Financement L'auteur n'a reçu aucun financement pour cet article

Recebido: 24 de Setembro de 2020; Revisado: 10 de Fevereiro de 2021; Aceito: 21 de Fevereiro de 2021; Aceito: 01 de Março de 2021

** Autor de correspondencia. Université libre de Belgique, Bruselas, Bélgica. Correo-e: jmissa@ulb.ac.be

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