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Escritos

versión impresa ISSN 0120-1263

Escritos - Fac. Filos. Let. Univ. Pontif. Bolivar. vol.21 no.47 Bogotá jul./dic. 2013

 

Benito Feijoo et les lumières espagnoles: aperçu historique d'un projet frustré

Benito Feijoo and the spanish enlightenment: a historical view of a failed project

Benito Feijoo e o iluminismo espanhol: apanhado histórico de um projeto frustrado

Aníbal Pineda Canabal*

* Máster Erasmus Mundus en filosofías francesa y alemana por las universidades Carolina de Praga (Rep. Checa) y Coimbra (Portugal). Doctorando en Filosofía por la Universidad Católica de Lovaina (Bélgica). Becario del FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique - Fondo nacional belga de investigación científica), adscrito al Centro de Filosofía del Derecho de la Universidad Católica de Lovaina.
Correo electrónico: leninpinedac@gmail.com

Artículo recibido el 30 de Abril de 2013 y aprobado para su publicación el 16 de Agosto de 2013.


RESUMEN

A través de un largo excurso por la historia de España, el autor se propone descubrir la particularidad de la Ilustración en el país ibérico para desmontar la tesis según la cual, aquende los Pirineos, no hubo propiamente un Siglo de las Luces, y por lo tanto, tampoco una auténtica filosofía moderna. Presenta en un segundo momento la figura intelectual del padre Benito Feijoo como ejemplo paradigmático de lo que fue la Ilustración española y su diferencia con el Enlightement inglés, las Lumières francesas y la Aufklärung alemana. Se desarrolla la idea según la cual el siglo XVIII sentó las bases de una revolución cultural de carácter supranacional que se materializó en la Constitución de Cádiz de 1812, luego abortada por la Restauración absolutista de Fernando VII.

Palabras clave: Historia de la filosofía, Filosofía hispánica, Siglo XVIII, Ilustración, Benito Feijoo.


ABSTRACT

In a long journey through the history of Spain, the author aims to discover the uniqueness of the Enlightenment in the Iberian country. Thus, he attempts to refute the idea according to which there was not such a thing as an Age of Enlightenment in Spain and, therefore, not a true Modern Philosophy. He presents, in a second moment, the intellectual figure of Father Benito Feijoo as a paradigmatic example of what is known as the "Ilustración española [Spanish Enlightenment] and its difference from the English Enlightenment, the French Lumières and the German Aufklärung. In the end, he develops the idea according to which the 18th century laid the foundations for a supranational cultural revolution that was materialized in the Cádiz Constitution of 1812, and then aborted by the absolutist Restoration of Fernando VII [Ferdinand VII of Spain].

Keywords: History of Philosophy, Hispanic Philosophy, 18th Century, Enlightenment, Benito Feijoo.


RESUMO

Através de uma longa digressão acerca da história da Espanha, o autor se propõe a descobrir a particularidade do Iluminismo neste país ibérico, para desmontar a tese de que aquém dos Pirineus não houve propriamente um Século das Luzes e, portanto, não houve uma autêntica filosofia moderna. Apresenta em um segundo momento a figura intelectual do padre Benito Feijoo, como exemplo paradigmático do que foi o Iluminismo espanhol e sua diferença do Enlightement inglês, das Lumières francesas e da Aufklärung alemã. Desenvolve uma ideia, segundo a qual o século XVIII alicerçou as bases de uma revolução cultural de caráter supranacional, formalizando-se na Constituição de Cádiz de 1812, e logo sendo frustrada pela Restauração absolutista de Fernando VII.

Palavras-chave: História da filosofia, Filosofia hispânica, Século XVIII, Iluminismo, Benito Feijoo.


Ya hay un español que quiere
vivir y a vivir empieza,
entre una España que muere
y otra España que bosteza.
Españolito que vienes
al mundo, te guarde Dios.
Una de las dos Españas
ha de helarte el corazón.

A. Machado, Campos de Castilla

En 1984 Julián Marías (2002) reconnaissait que la préoccupation de l'Espagne pour elle-même traversait la littérature entière du pays ibérique. On peut aujourd'hui dire qu'elle traverse aussi sa pensée, sa peinture, sa politique.

En fait, ce qu'on a appelé le « problème d'Espagne » a fait une histoire assez longue à l'intérieure de la réflexion nationale et a mobilisé les plumes d'auteurs si représentatifs tels qu'Ortega (España invertebrada, 1922. Meditaciones del Quijote, 1957), Unamuno (Vida de Don Quijote y Sancho, 1905), Pedro Laín Entralgo (España como problema, 1949) ou Ángel Ganivet (Idearium español, 1897) pour n'en nommer que quelques-uns1.

Isolée du reste d'Europe par sa géographie mais surtout par son histoire particulière, durant des siècles, au-delà des Pyrénées, dans sa solitude, l'Espagne a tissé un destin particulier et une identité propre qui font d'elle une espèce d'exception dans l'Europe Occidentale.

D'après l'opinion de Marías, les éléments sur lesquels se fonde la dite particularité de l'Espagne sont au nombre de cinq et se situent aussi bien dans son histoire politique que philosophique: la longue domination musulmane, le grand pouvoir de l'Inquisition, la destruction des Amériques, sa longue Décadence (majuscules de l'auteur) et le fait que c'est un pays formé par une mosaïque des peuples (rappelons qu'on y parle quatre langues différentes).

Dans un premier moment, nous nous proposons de suivre la trace des lumières espagnoles à travers un parcours des pages de l'histoire pour comprendre ce qu'est l'Espagne et comment cette identité marque les caractéristiques de la période historique et du mouvement culturel que nous tentons de comprendre.

1. L'Espagne musulmane

On sait tous que le Moyen Âge espagnol est fort marqué par la chute du royaume wisigothique et la montée spectaculaire des arabes qui s'emparèrent pratiquement de la péninsule entière vers le VIIIème siècle2.

Cette domination musulmane qui s'allongerait dans l'espace de presque un millénaire connut dans ses premiers siècles un essor sans commune mesure avec le reste de l'Europe féodale qui vivait les sombres années de l'époque de fer de la papauté et de la chute de l'empire carolingien. Tel qu'annoté par Martinez Lorca, en Espagne mauresque, émigrèrent quelques 50.000 arabes et 200.000 berbères (Martínez Lorca 1990 14-22).

Deux cents ans après leur arrivée, une vraie pléiade de savants, poètes, historiens et philosophes, parcourent les pages glorieuses de l'Al Andalus, le royaume que les hommes de la religion du Coran, avaient mis en place. Alors que l'Espagne du nord, fermée, monacale et chrétienne s'isolait dans ses couvents, l'Espagne islamique faisait preuve d'une jovialité et d'une ébullition culturelles qui la firent devenir un vrai carrefour des cultures dans lequel vivaient, certainement pas avec le modèle actuel bourgeois de cordialité et de liberté religieuse3, des expressions arabes, juives et chrétiennes. Cette dualité entre une Espagne progressiste non chrétienne et une Espagne conservatrice place forte du catholicisme, se maintiendra jusqu'à nos jours4.

Des personnalités de la taille d'Ibn Tufail (latinisé en Abubacer), le rabbin Ibn Gabirol (latinisé en Avicebron) ou les assurément plus familiers Maïmonide ou Averroès, on ne les verra en Europe chrétienne que bien des années plus tard, dans l'apogée de la scolastique.

Jusqu'à l'époque d'Abû Abdil-lah (ou Boabdil, dans sa déformation castillane), le dernier prince de l'émirat de Grenade, ce royaume connaîtra des époques plus ou moins prospères ainsi que des années de décadence qui mirent fin à tout un grand chapitre de l'histoire espagnole.

Pourtant, avec la construction de la grande basilique de Saint Jacques à Compostelle et avec le déclin du califat de Cordoue après Abderrahmane, au XI siècle, une nouvelle étape s'ouvre pour l'Espagne chrétienne.

Les taïfas arabes décadentes, souffrent de leur côté l'invasion des Almoravides et des Almohades, régimes rigoristes qui en même temps que prétendent rétablir l'Islam, se heurtent et avec la minorité chrétienne du Sud et avec les royaumes féodales du Nord, fortifiés entre autres par les unions dynastiques et par les développements de la piété médiévale qui sont à l'origine du « boom » de la route jacobée, peut-être premier vrai itinéraire culturelle qui tisse un pont entre l'Espagne et l'au-delà des Pyrénées.

Cet affermissement des royaumes chrétiens sur les musulmans ouvre la période connue sous le nom de Reconquête, c'est-à-dire la lente rechristianisation du centre et sud de l'Espagne qui alliera les petits royaumes du nord contre leur ennemi commun en réussissant de vrais exploits militaires et notamment la bataille de Las Navas de Tolosa à Jaén au XIII siècle.

Encore une fois, l'Espagne, trop occupée par les luttes de son territoire est de loin dans l'avant-garde philosophique des scolastiques en Italie, en France ou en Angleterre. C'est peut-être à cause de cela que la figure solitaire de Raymond Lulle suscite dans notre temps de l'intérêt.

La fin prévisible de la domination musulmane survient avec le naufrage du royaume nasride de Grenade et la fin de celui des Alpujarras en Almería.

Cependant, de la fin de la domination musulmane à l'expulsion des arabes et des juifs il y a une sorte de clivage que nous permet de comprendre un vrai changement dans le climat culturel national.

2. L'Inquisition

Unis les vieux royaumes de Léon, Castille et Aragon, maîtres enfin de leur territoire et acceptée la voie distincte choisie par le Portugal, aussitôt au pouvoir, les Rois Catholiques se hâtent d'expulser les non-chrétiens de leur territoire. Pourtant, en 1942, quelques mois seulement après cette douloureuse décision d'uniformisation, quand l'Espagne commence à se tourner vers l'Europe, à l'Ouest, une découverte bouleverse son histoire. Elle s'engage alors dans l'immense entreprise colonisatrice en Amérique qui s'étend de Nevada et Californie au Nord, jusqu'en Patagonie et les plus australes territoires au Sud en prétendant créer un nouveau monde.

Alors que l'Europe se déchire dans les plus sanglantes guerres religieuses qui suivirent l'éclatement de la Réforme, en nouveau-née, l'Espagne lance son destin de l'autre côté de l'Atlantique.

Mais arrêtons-nous sur ce point : pendant que l'Allemagne et l'Italie « n'existent pas », que la France se débat entre une identité protestante et une catholique et que l'Angleterre chasse les rebelles s'opposant aux décisions d'Henri VIII, l'Espagne déclare souverainement (en se trompant dans sa mise en œuvre, c'est sûr) qu'elle n'a pas les problèmes identitaires du reste de l'Europe. Elle justifiera plus tard son isolement en disant que c'est elle le bastion fort d'Occident et phare paradigmatique de la chrétienté.

Première grande erreur donc: si le pays est catholique, tous ses citoyens doivent l'être aussi. C'est vrai que le reste de l'Europe était aussi chrétienne mais aucun état n'était arrivé à une résolution de tel ordre, comme le souligne bien Julián Marías.

Les juifs et les musulmans non convertis, convertis à moitié ou émigrés en Amérique, sont liquidés culturellement. L'Espagne chrétienne, enrichie de l'or américain, triomphe et s'érige comme première puissance économique de l'Europe. Elle est, si l'on y pense, avec le Portugal, le premier état national moderne.

En tant que cela, la grande police qui garantira l'ordre moral et l'orthodoxie, garanties d'unité du nouveau pays, ce sera l'Inquisition.

Les Rois Catholiques et leur politique d'unions dynastiques avec d'autres maisons royales européennes, mènent assez tôt au trône un roi flamand : le fameux Charles Quint des Habsbourg.

Les rois de cette maison d'Autriche seront au nombre de cinq et avec eux, l'Espagne connaîtra aussi bien son siècle d'or que sa décadence5.

Le premier Habsbourg fera de l'Inquisition un ministère public de son gouvernement et approuvera les statuts de propreté du sang qui interdisaient aux gens avec des ancêtres juifs l'accès aux grands postes de l'état ou l'académie.

Place forte de la Contre-réforme catholique, la couronne espagnole protégera ses territoires de toute infestation de protestantisme. à Séville, à Valladolid, et ailleurs, on exécutera ceux qui sont à peine soupçonnés d'avoir des idées un peu libérales dans des matières spirituelles. On persécute Thérèse d'Avila et Jean d'Avila et l'on envoie au cachot Jean de la Croix.

Certes, encore au XVII siècle on compte des figures telles que Suarez, Vitoria, Lope de Vega, Tirso de Molina, Velásquez, Zurbarán, Murillo, Calderón de la Barca ou Baltasar Gracián, mais l'ambiance répressive nuit fortement au développement d'une pensée propre. Dès qu'un intellectuel espagnol se trouve devant un sujet pouvant compromettre sa vie ou celle de sa famille, il l'abandonne.

Néanmoins, on exagère souvent avec les portées de l'Inquisition espagnole. Elle ne compte pas les victimes d'autres mouvements répressifs qu'en cette même époque se produisirent en France, Allemagne ou Angleterre. On est loin d'une nuit de Saint Barthélemy par exemple ou du carnage soulevé par l'imposition de l'anglicanisme ou encore des chasses aux sorcières que l'on voit encore à cette époque dans les pays germaniques. Ortega en plaisantant avec cela, dit que les hérésiarques -Huss, Segarelli, Bruno- on les brûlait ailleurs qu'en Espagne : à Constance, à Parme, à Rome. Julián Marías accentue cette même idée en disant brillamment : c'était justement cela le problème ; qu'en Espagne il n'y avait personne à brûler ! (Marías 239). La pensée était donc confisquée, soustraite de cette liberté nécessaire aux choses de l'esprit.

Mais l'Inquisition non seulement dissuada les intellectuels espagnols d'aller vers des sujets périlleux, elle démotiva aussi bien des étrangers nécessaires aux tâches de l'industrie ou la recherche qui éviteront de venir au pays.

Il y aura plus encore : pour couronner le tout, en essayant de freiner la poussée du Protestantisme, au milieu du XVIème siècle, l'intransigeant Philippe II interdira aux espagnols d'aller étudier dans d'autres universités européennes ce qui fermera déjà la porte à de riches contacts avec les centres de la mouvance intellectuelle européenne. Sur ce même règne, apparaîtra la première version espagnole de l'Index des livres interdits. Durant des siècles, il sera très difficile de trouver en Espagne bien des textes capitaux de la philosophie, par exemple.

Or, Philippe III, roi extrêmement pieux, meurt assez jeune sans jamais avoir voulu gouverner. Philippe IV qui lui succéda, plus habile que son prédécesseur, s'engagea dans des guerres en France et aux Pays-Bas. Quant à Charles II on ne s'attardera que pour dire que sa santé physique était aussi fragile que sa force mentale. Affaibli depuis sa naissance, sûrement à cause des mariages consanguins de sa maison royale, il meurt en 1700 et stérile, ne laissa aucune descendance. La fin de la dynastie des Habsbourg fut assurée.

3. L'Espagne «dieciochesca»6

Tel est le panorama politique avec lequel s'ouvre le XVIIIème siècle espagnol : une transition dynastique qui est à l'origine de révoltes connues sous le nom de Guerre de Succession.

Nous passerons rapidement le chapitre des affrontements pour dire qu'un roi bourbon, petit-fils de Louis XIV, accéda au trône en 1700 sous le nom de Philippe IV. On inaugure ainsi un nouveau chapitre de l'histoire espagnole.

Les Bourbons régnants, amèneront une vision beaucoup plus centralisée du pouvoir suivant l'expérience française de Louis XIV. La France devient pour l'Espagne un modèle paradigmatique de nation (pour ne pas dire le modèle). Les modes françaises se popularisent et des mots français deviennent d'usage courant (on créa la Royale Académie Espagnole, justement pour éviter la pullulation des gallicismes alors en vogue).

4. Les francisés

Les « afrancesados », c'est-à-dire, les libéraux espagnols enclins aux idées étrangères et qui imitaient les manières françaises, deviennent au XVIII siècle un groupe important de la société espagnole. Il suffit de regarder les peintures qui ornent El Escorial pour s'en rendre compte à quel point l'esprit français pénétrait dans la culture populaire.

Une grande partie de ces gens appuieront l'invasion napoléonienne et serviront à la cours du roi Joseph I.

Si on les mentionne c'est parce qu'ils servirent à la diffusion des idées et s'érigèrent en vrais libre-penseurs. La diffusion, clandestine en certains cas, des œuvres des premières Lumières françaises, fut en grande partie due aux gestions de ces gens.

Or, les rois bourbons qui avaient été portés au trône après longue polémique, qui déboucha dans une guerre, comme nous l'avons souligné, durent d'une certaine façon justifier leur présence au pays face à ceux qui les considéraient comme des usurpateurs: ils le firent en implémentant des réformes agraires et administratives et en dépouillant tranquillement l'Inquisition du grand pouvoir qu'elle avait jadis.

Nous essaierons dans la suite de notre texte de faire non pas le dénombrement des événements politiques, tels qu'on l'a fait jusqu'ici, peut-être même en abusant, mais nous tenterons de partir à la recherche de l'esprit du XVIII siècle espagnol, en voulant saisir le proprement « dieciochesco ».

5. Un changement de registre

D'abord il faut dire que la vision des Lumières en Espagne a été très affectée par un sentiment d'auto-inculpation des intellectuels.

Ortega, peut-être le plus grand philosophe espagnol du XXème siècle, en parlant d'une « désastreuse absence », niait l'existence, en deçà les Pyrénées, de quelque chose comme une « Aufklärung ». Pour lui, l'Espagne n'a été qu'un « éternel théâtre d'individus géniaux » (Ortega y Gasset 1973 46). Pourtant, il y laisse entendre que, bien que pour lui il soit impossible de parler d'un Siècle des Lumières dans la péninsule ibérique, on peut compter quelques grands esprits qui ont été certainement à la hauteur de ce qui se passait dans le reste d'Europe.

Néanmoins, Ortega ne fait que reproduire une attitude nationale. Peutêtre pour aucun autre pays occidental, sa propre identité soit aussi problématique que pour l'Espagne. Mais qu'est-ce que l'Espagne ? « Le pays de la démesure! », venons nous d'entendre ce matin sur un poste de télévision français, juste avant d'écrire ces lignes. « L'Afrique commence aux Pyrénées » disait dans le même sens Dumas. Alors que rude, barbare, irrationnel, voilà l'Espagne de Mérimée. De Carmen, son héroïne andalouse il en a fait une voleuse! « Où que nous allions par les chemins d'Espagne, ira toujours droit devant l'éternelle sphinx avec l'éternelle et captieuse question: est-ce mieux vivre tels que nous l'avons fait jusqu'ici: hier, chargés de gloire, aujourd'hui enfouis et abattus… ? » (Ganivet 1990 85), s'écriait l'écrivain Ángel Ganivet au XIXème siècle.

Comment ne pas ouvrir encore les yeux en regardant les corridas ou le faste baroque des processions de la Semaine Sainte à Séville ? Si la fête national c'est un spectacle cruel et sauvage, si un des attraits touristiques les plus importants du pays consiste à courir devant des bêtes enragés à Pampelune, si dans la plus grande manifestation du catholicisme populaire au pays (la fête d'El Rocío) les gens sautent par-dessus d'autres, si même après la révolution française l'Espagne cria « vive les chaînes, qu'elle meure la nation ! », comment dire qu'ici il y eut quelque chose comme les Lumières ? « L'Espagne est différente » c'était l'excuse du franquisme pour expliquer la décadence et pour s'obstiner dans la négation.

Don Marcelino Menéndez Pelayo dans sa longue étude intitulée « Histoire des hétérodoxes espagnols » déferlera contre les Lumières une rage si grande que, dans le choix des adjectifs utilisés pour décrire cette période, on peut trouver des affirmations aujourd'hui assez hilarantes.

Depuis son Espagne catholique du XIXème siècle, Menéndez Pelayo réduit les Lumières à un « Encyclopédisme » ou « voltairianisme » qu'il caractérisera comme une « néfaste impiété française » dont les premiers bourbons furent les introducteurs. La défection résignée de Charles IV à Napoléon, était pour lui une espèce de châtiment à la maison royale de celui-là pour ne pas avoir corrigé les abus d'un tel courant hérétique.

Le XVIII siècle sera jugé par notre auteur comme un siècle de « misère et bassesse morale, de despotisme administratif sans grandeur ni gloire, d'impiété honteuse, de paix désastreuses [sic], de guerres en profit des enfants de la famille royal ou d'avares voisins ; de ruine accélérée ou de misérable désuétude de tout ce qui restait des anciennes libertés ; de tyrannie sur l'Église sous le beau nom de patronat et finalement d'art vil, de philosophie chétive et de littérature sans pouvoir ni efficace » (Menéndez Pelayo 2007 924).

Mais si cocasses soient-ils les propos de Menéndez Pelayo, sa très longue étude est dans certains cas exemplaire en tant qu'une des premières approches systématiques du problème.

D'autres7 ont montré les Lumières comme une espèce d'excentricité bourgeoise propre à une minorité riche et cultivé, généralement groupée autour du roi et de la cours des Bourbons mais qui a eu très peu d'influence sur la grande masse du peuple. Les Lumières espagnoles manqueraient d'un contenu proprement philosophique et se réduiraient à une certaine attitude morale et à des manières d'administration et gouvernement mises en place par la couronne.

Des études plus actuelles, notamment celui du professeur sévillan Francisco Sánchez-Blanco (1997), auxquelles nous souscrivons, croient que la pensée du XVIIIème siècle espagnol coïncide avec un marche décisive vers « les libertés civiles et l'autonomie de la pensée dont la constitution de Cadiz de 1812 en est sa conséquence logique ».

Nous tenterons de reproduire un peu les principaux mouvements culturels que nous détectons en relation avec le Siècle des Lumières en Espagne et, parce que paradigmatique, la figure du prêtre bénédictin Benito Jerónimo Feijoo Montenegro sera mise en lumière.

6. Les novateurs

Faute d'un terme propre en langue française nous traduirons par novateur ce mouvement scientifique connu en espagnol sous le nom de « novatores ». Il s'agit peut-être de la première grande prise de conscience de la décadence sociale, économique et culturelle de l'Espagne.

Profondément dérangés par le retard perpétuel auquel paraissait soumis la société espagnole, les novateurs vont se montrer très inquiets par les développements scientifiques à rebours de la méthode scolastique des universités nationales.

Vers la fin du XVIIème siècle, plusieurs groupes de réunion s'organisent entre autres à Séville et Madrid. Des hommes tels que Juan de Cabríada ou Cristóstomo Martínez, appuieront les thèses modernes de la circulation du sang ou de la possibilité et la légalité de l'usage de produits chimies dans les traitements médicaux.

Suivant la légende noire espagnole popularisé en France8, selon laquelle, tel que nous l'avons exposé plus haut, l'Espagne est le pays du replis sur soi-même et de l'obstination irrationnelle anti-scientifique et procatholique, durant des années, on nia le nom d'« éclairés » à ces premiers personnages. Novateurs (« novatores » mot vieilli qu'en espagnol peut vouloir aussi dire innovateur) est en fait une dénomination péjorative qui est devenue synonyme de « snob ».

Pourtant les novateurs sont peut-être les premiers à manifester les symptômes d'une non-conformité avec le système régnant et à s'écarter de l'ambiance universitaire pour former des groupes de recherche indépendants et autonomes.

7. Le père Feijoo

Proche des novateurs par son âge mais beaucoup plus avancé par sa pensée, nous trouvons la figure de Benito Feijoo comme le premier grand « illustré » espagnol à proprement parler.

Né en Galice, près d'Orense en 1676, nous nous arrêtons sur ce moine bénédictin espagnol parce que chez lui on trouve des éléments importants qui synthétisent ce que furent les Lumières en Espagne.

Nous tenterons par la suite d'approcher les traits principaux de sa vie et de sa pensée que sont résumés par Gregorio Marañón (1961), comme un « schéma de la crise de l'esprit espagnol du XVIIIème siècle et un essai palpitant sur la science et la superstition ».

Le premier détail qui nous frappe chez Feijoo est son extrême curiosité intellectuelle. Cinquante ans, notre galicien vit caché aux yeux du grand public et fait sa carrière dans la religion bénédictine à Oviedo, au Collège Saint-Vincent, à San Julián de Samos, à Lugo et à l'archevêché de Compostelle. Très peu de fois dans sa vie il ira à Madrid et lorsqu'il le fera ce ne sera que pour de brefs séjours. De Galice il ne sort que pour aller à Léon et Salamanque durant quelques années d'enseignement.

Il devient professeur de théologie à Oviedo et est élu abbé en 1721, poste auquel il renoncera quatre ans plus tard pour être réélu en 1729. Nommé Maître Général de sa congrégation religieuse, mais déclinant cette offre, il garda, néanmoins, le droit de vote dans les chapitres généraux à perpétuité.

Or, tout au long de ce temps, il accumule une énorme bibliothèque et lit passionnément les classiques et les auteurs médiévaux. « Âme vraiment bénédictine » tel que l'affirme Delpy, il recouvre une aussi immense qu'étonnante variété des thèmes qui le font le plus grand polygraphe espagnol de son temps. Sans doute, pour Feijoo, « le travail intellectuel était l'activité la plus naturelle de l'existence humaine » (Delpy 1936 9).

8. La décadence consciente

En 1725, âgé de 49 ans, Feijoo commence à écrire et publier par suggestion de ses supérieurs. Il se hâte alors à commenter les sujets les plus divers. De son vivant, ses œuvres atteignirent une surprenante popularité et connurent plusieurs éditions et même des traductions.

Ils sont nombreux les témoignages des lecteurs et les lettres qu'il reçoit de l'Espagne entière et d'autres pays d'Europe. Si une personnalité importante est de passage, elle s'arrête au monastère d'Oviedo pour le saluer.

Dans ses Lettres érudites, Feijoo fait le portrait de la société espagnole de son temps : un peuple rude et ignorant pris au piège de grandes superstitions. Le péché de l'Espagne ce n'est pas pour lui le manque de piété des protestants, mais son excès de foi, toujours prêt à accepter comme vrai ce que ne sont que des histoires (Feijoo 1969).

Mais Feijoo ne se plaint pas seulement de la situation religieuse. Il parle de la vie intellectuelle, enlisée elle aussi, dans d'inamovibles mythes:

    Alors qu'à l'étranger -s'écrie-t-il- progressent la physique, l'anatomie, la botanique, la géographie, l'histoire naturelle, nous nous creusons la tête sur si l'étant est univoque ou analogue, sur si les différences transcendent ou non ; sur si la relation est distincte du fondement, etc. (Feijoo, Cartas Eruditas, Tome II, Lettre 16)9.

Dans cette même lettre XVI que nous venons de citer, Feijoo reproche la maigre culture des professeurs de l'époque : pas un seul qui ait entrepris sérieusement la tâche de lire Descartes, de comprendre Newton ! Pour ces scolastiques, tout ce qui est du nouveau est erroné. Et immédiatement après montre comment la peur de la nouveauté qui a caractérisé l'Espagne, est à l'origine de son mince développement philosophique.

Mais que pouvons-nous en tirer de ce texte? D'abord on y constate que Feijoo est conscient de la crise qui vit alors l'université espagnole. Ce n'est pas un sujet sans importance : Feijoo n'est pas à la cours à Madrid, il n'enseigne même plus dans les grands centres académiques. Il est dans une cellule se situant à l'extrémité nord occidentale du royaume, en Galice, le coin qui ferme l'Europe vers l'ouest.

Il sent bien le désastre espagnol et pourtant on est loin du ton pitoyable des baroques. Entre Baltasar Gracian le grand écrivain du siècle précédant qui se plaint de la vie et de la mort et Feijoo, il y a eu un changement de registre. On est passé de la commisération à la proposition et au ton optimiste : notre homme réclame une rénovation et une ouverture sur le monde.

Feijoo ne pleure pas, il prend plutôt son envol : « moi, -nous dit-il- citoyen libre de la République Littéraire, ni esclave d'Aristote, ni allié de ses ennemis, j'écouterai toujours de préférence ce qui me dictent l'expérience et la raison plutôt que toute autorité privée » (Feijoo, Teatro crítico universal, Tome VII, 13). Il y a là quelque chose qui s'est passé.

9. Feijoo et son œuvre. Vue d'ensemble

La première parution du Théâtre Critique Universelle, l'œuvre principal et plus ambitieuse de Feijoo eut lieu en 1726. Avant d'avoir quarante-neuf ans il n'avait écrit que quelques sermons.

Avec un tel titre, le lecteur débutant peut s'attendre à une révision analytique et historique de la dramaturgie. Néanmoins, il n'y a rien de cela. Le théâtre c'est la vie et la critique, affirme-t-il, consiste dans la contestation des erreurs fréquents au sein de différentes matières (et c'est pour cela qu'il est aussi universel) parce que « goutteuse est l'Espagne» (Feijoo, Teatro crítico… VIII, 12) et ses pieds et ses jambes son malades, comme il nous dira plus tard. L'ouvrage comporte huit tomes divisés par discours, essais qui interpellent directement le lecteur et en font un interlocuteur.

Mais nous ne pourrions pas passer sous silence un autre détail très important: même s'il est prêtre, Feijoo n'écrit pas en latin mais en espagnol. Pourquoi ? Voici sa réponse: « il suffirait de dire que pour écrire dans la langue native on n'a pas d'autres raisons que n'en avoir point d'autres pour faire le contraire » (Teatro crítico… Prólogo). Avec cette phrase, comme bien le souligne Andrés Martínez Lois, galicien spécialiste dans l'œuvre de notre auteur, Feijoo « défie la tradition, le scandale et ses risques dans une Espagne où le latin était encore d'usage exclusif dans des matières philosophiques et théologiques » (Martínez Lois 1987).

Feijoo n'est pas, certes le premier à utiliser l'espagnol ; il n'est pas non plus le seul de son époque. On pourrait moins encore imaginer que c'est par mépris ou méconnaissance du latin qu'il choisit le castillan pour s'exprimer, d'abord parce qu'il était prêtre, mais aussi parce que ses textes sont pleins de références et de citations latines. Ce qui est important c'est qu'en faisant cela il se range volontiers dans les groupe de ceux qui contestent la scolastique et ses méthodes et donc dans la ligne de ceux qui cherchent une rénovation morale et culturelle.

Mais nous nous sentons autorisés aussi à penser que cet abandon de la langue classique signifie chez Feijoo son pari à faveur d'une diffusion de son œuvre qui vise éclairer les esprits pour y chasser la superstition ou le mensonge.

Tout ce que nous venons de dire ce ne sont pas d'attitudes typiques du Siècle de Lumières ? Oui, Feijoo y est avec son style et sa manière propre d'être : par sa confiance dans le futur et dans la raison, par son projet d'une popularisation du savoir, par sa lutte contre la superstition.

On chercherait en vain dans son œuvre les signes de la révolte sous forme d'hérésie ou contestation de l'Église, attitudes typiquement françaises. Cependant, l'esprit du siècle traverse la majorité de ses propos.

Mais s'il n'est pas un hérésiarque ni un anticatholique comme une bonne partie des éclairés français, il n'est pas non plus un professeur universitaire comme bien d'allemands de l'Aufklärung.

S'il est vrai aussi que dans des questions de foi ou du dogme, les idées de notre écrivain ne se différencient pas beaucoup de bien d'autres, il faudra se rappeler qu'à son époque l'Inquisition est encore fortement présente. L'exploit de Feijoo, si on nous permet de parler ainsi, consiste justement à être audacieux et visionnaire dans une époque où la parole est séquestrée.

Le deuxième texte majeur de notre auteur est Lettres érudites. Il s'agit encore d'un titre farceur : bien que ce soit un recueil d'épîtres encore une fois à sujets très différents, il est convenable de dire que ces lettres sont à vrai dire de petits essais et non pas une collection des textes de sa correspondance.

Si dans le Théâtre c'est la philosophie naturelle qui prend la première place, dans les Lettres il est plutôt question de philosophie morale. Pour les deux ouvrages, il vaut la peine de dire que lecteur moderne est étonné de la souplesse de la prose de l'auteur, malgré l'usage courant de gallicismes, alors en vogue. De l'espagnol cultiste de Gracián, fourmillant de mots vieillis et riche en recours rhétoriques, on passe à une écriture moderne où le style visant plus à faire passer un message qu'à écrire une œuvre immortelle rappelle la façon de parler de la Popularphilosophie allemande. C'est bien pour cela que même si les textes sont du XVIIIème siècle, on se sent tout de suite familiarisé avec le vocabulaire et les tournures qui y sont employées.

10. La méthode de Feijoo

D'après l'opinion, assez justifiée par de citations de Marañón, dont nous avons mentionné l'étude plus haut, le lecteur avide que fut Feijoo, était capable de lire et comprendre le latin mais pas le grec ; l'italien, le français ou le portugais, mais pas l'anglais ou l'allemand (Marañon 31).

Dans son œuvre sont absentes les satires enflammées et haineuses des scolastiques espagnols de son temps contre les auteurs modernes.

Nous avons déjà fait allusion à ce qu'il considérait comme le grand problème des universités de son époque : le mépris naïf de Descartes et des philosophes actuels et l'insistance aveugle dans des questions futiles du système aristotélico-thomiste.

Du tome II de Lettres érudites, nous avons tiré une phrase ci-dessus où il se plaint des insignifiantes discussions des professeurs universitaires dans son texte intitulé Causes du retard d'Espagne dans le domaine des sciences naturelles. Nous avons pourtant omis le fait que provoque sa réaction: un homme de science français, Don Juan de Elgar, lui rend visite dans sa cellule et, devant des moines, explique avec le cœur d'un mouton comment fonctionne le cœur humain. Comparant cette méthode expérimentale avec le discours spéculatif qui était employé alors par ses contemporains, il découvre une des causes du retard espagnol.

Feijoo est donc fort convaincu de l'approche directe des choses. En ce sens il est plus du côté des empiristes que des métaphysiciens de son époque.

Cette façon de procéder le mène même à « risquer » sa vie pour démontrer l'erreur. Nous pourrions citer beaucoup de ces expérimentations, mais quelques-unes nous suffisent seulement:

Un soir, lorsqu'il arrive dépourvu dans sa chambre il se trouve hanté par ce qui semble être un spectre fantasmatique, visions auxquelles on croyait normalement à l'époque. Impressionné par la vision, il vainc la peur et fait face à ce qui est devant lui. Il comprend vite qu'il s'agit de son ombre reflétée par le brouillard de l'ambiance d'une tel façon qu'elle parait réelle. « J'aurais pu fuir à l'instant de ma cellule et n'y entrer pas jusqu'au lendemain, nous dit-il. J'aurais pu raconter sous serment, s'il l'aurait fallu, la vision du fantôme à d'autres. Ceux qui m'auraient entendu, à leur tour, raconteraient ce qui s'est passé à d'autres et, en supposant ma véracité, l'histoire se serait répandu dans tout le village et encore dans d'autres villes » (Feijoo, Teatro crítico… V, 1). Sans nier la possibilité de l'existence des sorcières, apparitions et forces du mal, donc en restant dans la pleine orthodoxie, il croit que ce type de choses est très peu fréquent, voire, très rare ou impossible.

A l'époque de Feijoo, il y avait aussi la ferme croyance que manger quoi que ce soit après avoir bu du chocolat, pouvait entraîner la mort. Or, pour démontrer la fausseté de cette idée, immédiatement après le chocolat, il prit une grosse partie de lard. Se trouvant en parfaite forme, il est arrivé même à rire de ceux qui vivaient avec une peur si ridicule (Feijoo, Teatro crítico… V, 5).

Il existait aussi une opinion courante suivant laquelle les éclipses étaient les signes indéfectibles des malheurs futurs. Lorsque un tel phénomène arrivait, les gens couraient, peureuses, se réfugier dans leurs maisons. Or, encore une fois pour chasser la superstition, le père Benito sort dehors se promener et jouir de l'ombrageux spectacle (Feijoo, Teatro crítico… I, 9).

Utilisons encore un dernier exemple: il se disait alors -encore on l'entend, d'ailleurs- que les changements des températures durant l'hiver, passer du chaud au froid, étaient à la source de graves grippes et problèmes de santé. Feijoo se met donc à observer les porteuses d'eau qui, en allant, durant l'hiver, chercher de l'eau dans les rivières et les étangs, se refroidissaient sur les chemins pour aller ensuite s'embraser dans les cuisines. Il ne les trouva ni plus ni moins fortes que d'autres femmes. Elles ne vivaient pas plus ni mouraient plus jeunes. Sur cette base, il nie aussi l'opinion selon laquelle l'automne, exclusivement en raison des changements de température, était une saison malsaine, car le printemps en a aussi de gros changements et, au contraire, on le considère très salutaire (Feijoo, Teatro crítico… V, 5).

Nous pourrions continuer à exposer les traits principaux de la pensée de notre auteur, or, ce n'est pas le but que nous poursuivons car, tel que nous l'avons dit au début, il s'agit pour nous de récupérer la mémoire historique des Lumières espagnoles et aller à l'encontre des repères que sur cette idée on a présentés traditionnellement.

11. Vers une nouvelle vision

Quand nous avons entrepris la rédaction du présent texte, nous n'avons jamais prétendu tarir toutes les questions ni aborder les sujets exhaustivement. En fait, nous travaillons à présent dans une possible deuxième partie de cette présentation sur la philosophie du climat chez Montesquieu et chez Feijoo. Dans la première partie de notre essai, par le long bilan historique que nous avons présenté, nous avons voulu montrer le caractère spécifique du peuple espagnol pour parvenir à soutenir notre thèse que, dans les questions qui relèvent du Siècle des Lumières, il ne faut pas mettre sur le même pied le processus de production intellectuelle au XVIIIème siècle dans les différents pays d'Europe.

Nous avons présenté ensuite une série de situations qui rendaient problématique l'apparition en Espagne d'un courant culturel tel que les Lumières. Nous avons aussi cherché de reproduire les préjugés les plus répandus contre cette idée, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays ne fûtce qu'en tant que simple indication. C'est maintenant que nous pouvons déplorer avec Julián Marías qu'on ait « jugé l'Espagne conformément au profil historique de la France, de l'Allemagne ou de l'Angleterre » (Marías 18) et qu'on ait nié sa participation dans les courants philosophiques et culturels des Lumières. C'est parce que nous avons toujours jugé la philosophie espagnole à l'aune du triangle franco-anglais-allemand que sa juste compréhension nous a été en une certaine façon dérobée.

Lorsque notre exposée nous amena finalement au XVIIIème siècle, nous avons voulu montrer un peu l'ambiance culturelle et politico-administrative régnante. Cette exposé s'est arrêtée parce qu'en quelque sorte nous nous sommes confrontés, voire heurtés, avec la figure paradigmatique de Benito Feijoo, premier grand « illustré » espagnol. Nous nous y sommes longuement attardés dans le but de montrer pas tant ses idées que ses attitudes. Nous n'avons pas fait une exposée de tous les courants qui peuvent entrer dans ce qu'on peut appeler, après de longues années de refus, de plein droit, les « Lumières espagnoles » car un tel travail nous demanderait non seulement un essai mais un livre à plusieurs tomes ou encore toute une vie de travail10.

Il nous faut dire néanmoins que, même si nous n'acceptons pas l'idée selon laquelle l'Espagne n'a pas eu son Siècle des Lumières mais qu'elle a demeuré fidèle à un héritage catholique et scolastique, nous avouons que les lumières espagnoles furent en grande mesure un projet frustré.

Nous avons parcouru des textes choisis de Feijoo et nous y avons trouvé la source d'un dynamisme exemplaire. En lui, nous découvrons un projet éducatif de visé nationale prétendant la sortie de la superstition et combattant le retard historique de son peuple. Nous percevons en lui une telle ouverture sur les nouvelles réalités de la pensée philosophique occidentale de son temps qu'on peut bien le considérer comme un précurseur de la modernité espagnole. Le changement de son ton (du pessimisme baroque à l'optimisme éclairé et du mépris cartésien et moderne des scolastiques à l'empirisme sceptique des Lumières), rend compte de la vitalité avant-gardiste de son œuvre.

Peut-être pour la première fois, avec Feijoo, la pensée nationale espagnole n'a pas sa source dans la scolastique, Suarez ou Saint Thomas et elle commence regarder ailleurs: vers les rationalistes, vers les empiristes anglais, vers Descartes ou Gassendi.

Toutefois, notre reconnaissance de cet immense potentiel ne nous empêche pas de voir -et dans cela nous suivons encore Delpy- que Feijoo souffre des mêmes défauts des autodidactes : son jugement est enclin à la précipitation et sa logique intellectuelle a la tendance à se montrer piégée par une rigueur abstraite ou trop personnelle (Delpy 9).

Mais revenons-en à notre idée des Lumières frustrées : nous ne pourrions pas croire que l'arrivée des Bourbons au pouvoir signifia aussi la grande ouverture d'Espagne sur le monde. La politique courtisane, continua, selon le juste jugement de Menéndez Pidal, à « faire siennes les craintes les plus particulières de l'extrémisme traditionnel pour les unir aux recèles de type politique » (Menéndez Pidal 1973 304).

Pourtant, un autre climat intellectuel et moral avait fait pas à l'intransigeance de la maison d'Autriche. Pour en donner un exemple, en 1750, à la suite d'un texte de Feijoo où il défend les supposés « airs malsains du Nord », i. e. les Lumières, contre les traditionalistes et la polémique que l'affaire souleva, Ferdinand VI publie un décret interdisant d'écrire contre le moine bénédictin. Cela nous permet de dire avec Juttner que « les énergies culturelles étaient réveillées et fomentées par le dirigisme d'état ». Selon cette même politique, « on fit primer les domaines pratiques sur les spéculatifs » (Juttner 1989).

Une mention spéciale devons-nous faire ici de la constitution de Cadix, mise en place par les « francisés » et les libéraux lors de la prise du pouvoir de Napoléon en 1812. Dans cette année du bicentenaire de sa publication, il faut reconnaitre qu'avec ses prémisses de liberté de pensée qui mettent fin au tribunal de l'Inquisition et à la sévère politique de censure ; avec ses idées d'égalité à partir desquelles on peut parler en Espagne d'une première démocratie avec des élections et des partis, cette constitution est non pas une importation des idées françaises, mais la conséquence logique des développements du climat culturel du XVIIIème siècle. « La guerre napoléonienne fit que l'Espagne innovatrice, timide jadis, se sentît arrivée à la majorité d'âge, libre de la tutelle monarchique-absolutiste pour oser mettre en place des principes très avancés, tout en exacerbant l'opposition entre les deux idéologies contraires» (Juttner 309).

Cette constitution, certes, n'est pas arrivée à l'idée d'un état laïque ni à l'idée assez récente, d'ailleurs, hélas, d'égalité entre les hommes et les femmes et le droit de vote universel, mais elle était déjà plus avancée que bien d'autres constitutions européennes de son temps. Pour la première fois, l'Espagne reconnaissait le droit de citoyenneté à ceux qui étaient nés dans les colonies que ce soient blancs, métis ou amérindiens. Elle devient aussi la première à proposer quelque chose comme une communauté d'états hispaniques, bien avant que la Commonwealth anglaise. On peut même dire que bien de revendications pour lesquelles plaidaient les indépendantistes américains et notamment Simon Bolivar y étaient reconnues et acceptées. Cette assemblée constituante des Cortes de Cadix fut la première à reconnaitre le peuple et pas le roi comme souverain. Elle contemplait de même la séparation des pouvoirs et une modernisation de la société espagnole.

Mais nous avons dit: c'est un projet frustré. La haine des patriotes conservateurs droitiers se souleva en même temps, sans faire de distinctions entre les bonnes idées des réformes et les envahisseurs français. La Restauration, mena au pouvoir, après une longue guerre, Ferdinand VII le roi félon qui rétablit la monarchie absolue.

La petite glose de Claudio Sánchez-Albornoz sur le sujet est lapidaire :

    Nous avons accepté les nouveautés étrangères, nous avons renouvelé notre patrimoine culturel et notre superstructure politique, mais notre contexture vitale ne changea point. On changea d'habit mais pas d'humeur (2000 1266).

Si le Siècle des Lumières espagnol s'ouvre avec la Guerre de Succession (1701-1713) dont nous avons parlé, il finit avec la Guerre d'Indépendance (1808-1814) qui chassera Napoléon et les francisés et redonnera la place aux Bourbons permettant la reprise de Madrid par Ferdinand VII. Le premier grand contingent d'émigrés politiques quittera l'Espagne dans une scène que l'on verra se répéter maintes reprises dans les siècles qui viennent.

De nouveau en place le roi légitime, toutes les libertés et les réformes accordées à Cadix abolies, Ferdinand reprend alors la politique absolutiste de l'ancien régime, envoie à l'échafaud aux déloyaux et produit l'insurrection définitive des colonies américaines (sauf Cuba et Porto Rico) qui, à partir de ce moment, couperont les liens de dépendance avec la péninsule. L'Espagne oubliera pendant deux siècles les Lumières et criera en 1814 sous la direction des absolutistes, depuis le clocher des églises en voyant rentrer le roi à la capitale: vive les chaînes, qu'elle meure la nation !


Bibliografe

1 Antoni Raja i Vich (2010) a publié récemment une thèse doctorale soutenue à l'université Pompeu Fabra ayant pour titre El Problema de España bajo el primer franquismo, 1936-1956, El debate entre Pedro Laín Entralgo y Rafael Calvo Serer. Dans sa très complète étude, une grande partie des conclusions s'attaque à examiner le développement historico-littéraire de cette question.
2 Peut-être, seulement l'extrémité montagneuse du Nord et la principauté d'Asturies en furent épargnées.
3 Nous croyons important d'insister sur ce fait: si lointains que nous soyons d'une vision idyllique d'Al Ándalus, il faut reconnaître que dans les royaumes mauresques que ce soit omeyyade, abbasside ou taïfas, la tolérance religieuse si on ne peut dire qu'elle fut exemplaire, elle se caractérisa tout de même par un certain degré de liberté, du moins plus assumé que dans l'Espagne de la Reconquête.
4 Cette thématique des « deux Espagnes» a fait aussi du chemin dans la littérature espagnole. L'expression est à Antonio Machado (1875-1939), poète andalou, dont le poème en question sert d'épigraphe du présent essai.
5 Voici en ordre chronologique, les rois de la maison d'Autriche : Charles I (Charles Quint), Philippe II (ces deux, nommés populairement les autrichiens majeurs) et Philippe III, Philippe IV et Charles II (nommés populairement les autrichiens mineurs).
6 « Dieciochesco/a » [de « dicieciocho » (dix-huit)], c'est un adjectif en langue espagnole; le seul avec « decimonónico » [de « diecinueve » (dix-neuf)] qui existe pour parler des choses relatives à un siècle. Il nous paraît convenable de souligner l'existence de ce mot pour montrer à quel point ce siècle fut, pour la conscience nationale, une époque particulière.
7 Je fais référence ici aux études de Jean Sarrailh (1964) et Richard Herr (1958).
8 Ricardo García Cárcel a écrit une complète étude sur la question : La leyenda negra. Historia y opinión. Le deuxième chapitre du livre est dédié aux idées qu'avaient les éclairés, surtout anglais et français et notamment Montesquieu, sur l'Espagne.
9 La totalité des œuvres de Feijoo sont disponibles dans des versions digitalisées sur Internet. Pour en savoir plus: www.filosofia.org. Nous utiliserons la notation traditionnelle.
10 L'essai de D. Marcelino Menéndez Pidal intitulé Historia de España dédie au chapitre des Lumières dès la Guerre de Succession à la Restauration de Philippe VII, six tomes et plus de 5000 pages.


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