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Franciscanum. Revista de las Ciencias del Espíritu

Print version ISSN 0120-1468

Franciscanum vol.61 no.171 Bogotá Jan./June 2019  Epub Dec 28, 2020

https://doi.org/10.21500/01201468.4101 

FILOSOFÍA

La question postcoloniale au risque de la déconstruction. Spivak et la condition des femmes

The postcolonial question at the risk of deconstruction. Spivak and the condition of women

Fred Poché1  *

1Université catholique de l’Ouest, Angers, Francia.


Résumé

Depuis Edward W. Said, les recherches sur le rapport entre discours et représentations idéologiques ont permis d’éclairer la situation postcoloniale en ouvrant un champ de recherche propre à revisiter la question de l’altérité. Depuis, dans cette même ligne, des études comme celles de Gayatri Chakravorti Spivak ont prolongé la réflexion en portant leur attention sur la condition des femmes dans les anciens pays colonisés. L’auteur de la présente contribution s’efforce, alors, en premier lieu, de montrer de quelle façon la philosophe indienne utilise la déconstruction derridienne pour penser la question de la condition féminine indienne. Ensuite, il souligne comment sa lecture postcoloniale de la littérature contribue à revisiter l’histoire de l’indépendance et ses prolongements, en interrogeant la place des femmes, notamment les plus défavorisées. Enfin, après avoir rappel les grandes lignes du texte «Can the subaltern speak?», largement commenté à travers le monde, Fred Poché propose quelques repères utiles pour la prise en compte de la parole des «subalternes».

Mots-clés: déconstruction; féminisme; littérature; parole; postcolonial

Abstract

From Edward W. Said, research on the relationship between discourse and ideological representations allowed to light the postcolonial situation by opening up a field of research to revisit the question of otherness. Since then, studies developed by Gayatri Chakravorti Spivak have prolonged the reflection by focusing on the condition of women in the former colonized countries. The author of the present contribution endeavors to show how the Indian philosopher uses Derridean deconstruction to think about the question of the Indian female condition. Then, he underlines how his postcolonial reading of the literature contributes to revisit the history of independence and its extensions, by questioning the place of women, especially the most disadvantaged. At last, after recalling some main ideas of the text «Can the subaltern speak? » (Spivak), Fred Poché proposes some benchmarks for taking into account the voice of the «subalterns».

Keywords: deconstruction; feminism; literature; postcolonial; subaltern

La quête d’émancipation des individus ou des peuples asservis, laisse souvent de côté une part d’ombre, un impensé, une réalité marginalisée ou gommée. La femme de l’homme opprimé, définie par Flora Tristan comme «prolétaire du prolétaire», symbolise bien ce phénomène. Depuis Edward W. Said1, le travail sur le rapport entre discours et représentations idéologiques a permis d’éclairer la situation postcoloniale et d’ouvrir un champ de recherche nécessaire pour revisiter la question de l’altérité. Dans son sillon, Gayatri Chakravorty Spivak2 interroge l’histoire de l’Inde en déplaçant le focus sur la condition des femmes dans ce pays. Aussi, non seulement son regard sur l’ «autre» de l’Occident permet un décentrement salutaire mais son analyse féministe contribue à redonner une place à la question des oubliées. Dans la présente contribution, il s’agira, en premier lieu, de montrer de quelle façon notre auteure utilise la déconstruction derridienne pour penser la question de la condition féminine indienne. Ensuite, nous montrerons comment sa lecture postcoloniale de la littérature contribue à revisiter l’histoire de l’indépendance et ses prolongements, en interrogeant la place des femmes, notamment les plus défavorisées. Enfin, après avoir rappel les grandes lignes du texte «Can the subaltern speak?», largement commenté à travers le monde, nous regarderons quelles pourraientêtre, justement, les conditions nécessaires à une prise en compte de la parole des «subalternes».

***

Spivak se définit, habituellement, comme une philosophe paradisciplinaire3 soucieuse de développer une sorte de «déconstruction appliquée». Traductrice de l’ouvrage de Derrida, De la grammatologie, et rédactrice d’une imposante préface4, elle applique la déconstruction à divers domaines comme le féminisme, le marxisme, la critique littéraire ou la question postcoloniale. Attentive à la prise en compte de l’autre de l’Occident5, la philosophe se méfie de toute forme de politique, de pensée ou de culture totalisante. Selon l’intellectuelle indienne, la critique du sujet, largement développée par les courants des années 1960 et suivantes, ne doit pas nous empêcher de poser tactiquement un sujet de la lutte, ni nous freiner pour penser comme «sujet historique» tel groupe insurrectionnel; d’où son intérêt pour les «subaltern studies»6.

Spivak cherche à articuler une critique littéraire féministe avec une critique de l’impérialisme. Aussi associe-t-elle le terme «impérialisme» au projet d’élargir l’analyse du discours colonial pour y inclure plusieurs dimensions : les relations coloniales du XIXe siècle, les rapports néo-coloniaux, le racisme en Occident et la dépendance économique du Sud au sein du système capitaliste mondial. Notre auteure s’oppose aux discours homogénéisants et universalisants. Elle s’intéresse, par conséquent, à des situations précises concernant la position du sujet ; ce qui la relie au philosophe italien Antonio Gramsci7. Les notions d’ «essentialisme», de «représentation» et de «positionnement» se tiennent, alors, au coeur de son travail8. La philosophe indienne s’oppose aux humanistes libéraux qui parlent de la volonté libre du sujet individuel. Car selon elle, on repère plutôt des positions de sujets construits par l’historiographie coloniale. Si bien que la volonté est ainsi non une cause, mais un effet des conditions politiques et historiques. Spivak pense le sujet à l’intersection d’une multiplicité de positions en termes de distinctions sociales. Dans «Can the Subaltern Speak?», l’un des textes les plus commentés des subalterns studies, notre auteure exprime son scepticisme par rapport à la possibilité de récupérer et de représenter une voix ou une conscience subalterne qui témoignerait d’une individualité authentique dans son acceptation occidentale et humaniste. Il conviendra, cependant, au terme de notre contribution, de regarder justement à quelles conditions les subalternes peuvent ou pourraient parler9.

Dans un autre texte, intitulé «Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism», Spivak prend le thème de la représentation de l’autre sous l’ordre impérial que l’on trouve déjà dans l’oeuvre d’Edward W. Said10. Son article démontre, à travers une analyse du canon littéraire féministe dans plusieurs romans - Jane Eyre (1847) de Charlotte Brontë, Frankenstein or The Modern Prometheus de Mary Shelley, et Wide Sargasso Sea, de Jean Rhys -, la force des épistémès11. Ce terme repris à Michel Foucault renvoie, ici, à l’ensemble des connaissances propres à un groupe ou à une époque sur lesquelles la raison ne revient pas. Spivak montre donc que les effets des épistèmès sur le plan de la réification de l’Autre se jouent dans l’utilisation des femmes du tiers-monde pour renforcer les identités émancipatoires et féministes du premier monde. Il s’agit là d’une idée centrale, dans l’ensemble de son oeuvre, qui consiste à reconnaître que des pratiques de résistance s’avèrent souvent complices des ordres dominants qu’elles prétendent mettre en question.

La problématique de la projection de nos idées dans la représentation de l’autre se retrouve au sein de ses observations méthodologiques. Spivak critique, ainsi, un phénomène qu’elle appelle «ethnocentrisme à l’envers» et qui consiste à valoriser des identités indigènes dans un désir de récupérer des origines perdues. Afin d’éviter ce transfert, qui, de la même façon que le roman colonial, finit par réifier une épistémè occidentale, la philosophe défend l’importance d’une conscience simultanée du sujet et de l’objet d’investigation, ce qui implique la reconnaissance de la position du chercheur12. G.C. Spivak reste attentive à la question de l’éducation comprise comme la meilleure arme pour lutter contre la durée de l’impérialisme.

1. Déconstruction et pensée post-coloniale

Une des plus importantes sources conceptuelles pour ledéveloppement des idées de Spivak se trouve dans les écrits deJacques Derrida. Très tôt, en effet, ce philosophe, a questionné lavérité revendiquée par la philosophie occidentale en soulignantcombien la cohérence et la stabilité des concepts philosophiquestraditionnels, comme la conscience, l’être, ou la reconnaissance, dépendent d’un système de différences ou d’oppositions binaires quel’on retrouve dans la présence et l’absence, la parole et l’écrit, le soi et l’autre, etc. L’imposante préface à la traduction anglaise du livre, De la grammatologie, rédigée par Spivak, fut écrite à une périodeoù le travail de Derrida restait presque confidentielle dans le mondeanglo-saxon de la philosophie et de la critique littéraire. Or, dansson texte, notre auteure donne des éléments éclairants pour saisir lesclés philosophiques des débats qui irriguèrent très tôt la pensée de Derrida : la critique nietzschéenne de la vérité, Freud et la théoriede la mémoire et de l’inconscient, Husserl et la phénoménologie,Heidegger et la question de l’être, Levinas et l’éthique. Elle évoqueaussi, la linguistique structurale de Saussure, Roland Barthes, l’anthropologie de Lévi-Strauss, la psychanalyse de Lacan et l’analysedu discours de Foucault. La philosophe développe, par ailleurs, lesdébats parmi les intellectuels du tiers-monde au sujet de l’héritageculturel du colonialisme. En l’occurrence, elle questionne la capacitédu marxisme occidental à décrire l’exploitation continuelle destravailleurs du Tiers-Monde par les multinationales du «first world» : les Etats-Unis et ses alliers. De même, elle se demande si le féminismeoccidental est approprié pour décrire les histoires, les vies et lesluttes des femmes du Tiers-monde. Par la suite, à l’occasion d’unentretien, notre auteure situera son intérêt politique pour la penséede Derrida en l’articulant avec son expérience antérieure du systèmed’éducation coloniale anglaise en Inde. En effet, lorsque Spivak lutpour la première fois le philosophe français, elle ne le connaissaitpas. Or, elle trouva très intéressante cette capacité à démanteler la tradition philosophique de l’intérieur. Parce que Spivak et ceux quisubirent le même système éducatif en Inde avaient eu, justement, pour héros l’«être humain universel».

Notre auteure trouve donc, dans la pensée de Derrida, des outilspour démanteler une pensée occidentale qui fournit la justificationau colonialisme européen. Notons, au demeurant, que le philosophefrançais fut le produit d’un entrecroisement de trois cultures : laculture maghrébine, celle de l’Algérie arabo-berbère dans laquelle ilvécut son enfance ; la culture juive13, celle d’une famille dans laquellela religion tenait, encore récemment, une place importante ; et enfin,la culture française, celle du colonisateur. D’ailleurs, afin de fairecohabiter ces trois familles, l’écriture était requise. On comprend alorsaisément que Derrida porta son attention sur la pluralité des sens -L’écriture et la différence (1967), La dissémination (1972 - s’intéressa àl’impureté des origines - De la grammatologie (1967) - et s’interrogeasur la question de l’impossibilité de communiquer : La carte postale(1980). Dans les années 1970, le philosophe français parla d’une«mythologie blanche» pour rendre compte de ce qui rassemble etréfléchit la culture de l’Occident :

«L’homme blanc prend sa propre mythologie, l’indo-européen, sonlogos, c’est-à-dire le mythos de son idiome, pour la forme universellede ce qu’il doit vouloir encore appeler la Raison»14.

Ainsi, la déconstruction derridienne du sujet humaniste occi-dental se révèle-t-elle féconde dans le contexte de la pensée post-coloniale.

Dans White Mythologies15, Robert Young souligne que denombreuses théories des philosophes français post-structuralistes furent informées et influencées par la guerre d’Algérie (1954-62)16. Pour beaucoup d’intellectuels français, en effet -dont Derrida- laguerre pour l’indépendance de l’Algérie a permis de mesurercombien la liberté, ou la souveraineté du sujet humain dans lesdémocraties libérales occidentales comme la France, a garanti lapensée colonialiste et l’expansion capitaliste dans d’autres parties dumonde17. La liberté et la souveraineté du sujet humain dans le «FisrtWorld» (les États-Unis et ses alliers) reposaient sur l’oppression etl’exploitation du sujet colonial dans le Tiers-Monde. La possibilitédes droits (universels) de l’homme, de la liberté et de l’égalité commebut politique, aussi bien que comme fondation philosophique, futalors radicalement mise en question.

L’articulation entre la déconstruction et les théories post-coloniales dans le travail R. Young18 ainsi que dans celui d’HomiBhabha19 se trouve préfigurée par la préface de Spivak à De laGrammatologie. Dans ce texte, en effet, Notre auteure souligneque l’organisation conceptuelle du livre de Derrida est un modèlegéographique. La déconstruction de la philosophie occidentale setrouve indirectement liée à la critique de l’anthropologie occidentale. La relation devient plus explicite dans la seconde section du livreintitulée «La violence de la lettre». Le philosophe, en effet, y traceles taches aveugles du chapitre XXVIII de Tristes tropiques (C. Lévi-Strauss), intitulé Leçon d’écriture. Dans cet essai l’anthropologuefrançais décrit comment il a construit de façon détaillée son terrainanthropologique sur les Nambikwara, civilisation d’Amérique dusud. Lévi-Strauss conclut sa réflexion en affirmant que cette société représente un peuple innocent, épargné par la civilisation parce qu’iln’a pas d’écriture. Or pour Derrida cette approche des Nambikwarareproduit un stéréotype culturel du peuple indigène comme noblesauvage et ainsi ignore la complexité et les pratiques textuelles quiont été employées historiquement dans la société Nambikwara.

Selon Derrida, Tristes tropiques, avec le chapitre sur la « leçond’écriture », marque un épisode de la «guerre ethnologique», del’affrontement qui ouvre la communication entre les peuples et lescultures ; même lorsque cette communication ne se pratique passous le signe de l’oppression coloniale ou missionnaire20. Selon lephilosophe français, si l’on cesse d’entendre l’écriture en son sensétroit de notation linéaire et phonétique, il doit être possible d’affirmerque toute société capable de produire, autrement dit, d’oblitérer sesnoms propres et de jouer de la différence classificatoire, pratiquel’écriture en général. À l’expression de «société sans écriture» nerépond, selon le philosophe, aucune réalité, ni aucun concept. Laformule relève plutôt de l’onirisme ethnocentrique, abusant duconcept vulgaire, c’est-à-dire ethnocentrique, de l’écriture21.

La critique derridien de Claude Lévi-Strauss22 illustre commentl’invocation des non-occidentaux dans la récente théorie critique occi-dentale expriment souvent les limites de la connaissance occidentale.En effet, les sujets non-occidentaux se voient perçus comme pétrifiés,comme des objets muets -de la représentation occidentale- dénuésde culture, de langue et d’histoire. Cette description des sujets non-occidentaux questionne les revendications politiques qui, par exemple,au nom du marxisme ou de l’indépendance nationale, revendiquent de représenter les intérêts des sans-pouvoirs ou des groupes opprimés.Spivak fait valoir, pour sa part, que Derrida offre des éléments théori-ques féconds pour lire les circonstances singulières et les conditionsmatérielles de la vie d’un peuple ; ce qui permet de faire une critiqueradicale des dangers d’une appropriation de l’autre par assimilation.La philosophe indienne reprend donc la stratégie de lecture de Derridaavec la littérature et les discours historiques pour remonter à la fon-dation des exclusions inhérentes aux programmes politiques radicauxcomme le marxisme, la décolonisation ou le féminisme23.

1.1 Déconstruire n’est pas détruire

Si le vocable «déconstruction» ne renvoie pas, à proprement parler, à une méthode, il permet cependant de soumettre à la question uncertain nombre de réalités ; en l’occurrence: des textes d’écrivains oude philosophes, le don, l’hospitalité, le pardon, le terrorisme, le droit,la démocratie, etc. La déconstruction cherche donc à désunir et àdémonter tout discours qui s’énonce comme une «construction». Si laphilosophie traite des idées, des croyances et des valeurs édifiées ausein d’un projet conceptuel, ce qui est déconstruit c’est leur assemblagedans un projet donné. Ainsi, la déconstruction vise-t-elle à déstabiliserles priorités structurelles d’une construction particulière. La raisonpour laquelle notre philosophe vise la déstabilisation plutôt que laconsolidation est la suivante : les constructions philosophiques luiparaissent dépendre de façon inconsidérée d’oppositions tranchées etde couples conceptuels irréductibles comme le spirituel et le matériel,l’universel et le particulier, l’éternel et le temporel, le masculin et leféminin24... Or, ces couples posent un double problème.

D’abord, à cause de leur rigidité extrême, tout ce qui nes’inscrit pas parfaitement dans le rapport d’opposition tend à êtremarginalisé ou même supprimé ; ensuite, ces oppositions imposent un ordre hiérarchique. Ainsi, dans la structure platonicienne que lapensée chrétienne s’est, plus tard, appropriée, la vérité et la bontécorrespondent-elles à l’aspect spirituel, universel, éternel et masculinde l’opposition au détriment de l’aspect matériel, particulier, temporelet féminin25.

La déconstruction, à laquelle Spivak se réfère, commence paridentifier la construction conceptuelle d’un champ théorique donné-religion, métaphysique, théorie éthique ou politique- qui utilisehabituellement un ou plusieurs couples irréductibles. Dans un secondtemps, elle met en lumière l’ordre hiérarchique des couples. Puis,elle inverse, ou bouleverse cet ordre, en montrant que les termesdu dessous -le matériel, le particulier, le temporel, le féminin…peuvent être, avec raison, disposés dessus- à la place du spirituel,de l’universel, de l’éternel et du masculin. Enfin, comme l’inversionrévèle que l’ordonnancement hiérarchique reflète certains choixstratégiques et idéologiques plus qu’il ne correspond à des caractèresintrinsèques aux couples, la dernière «action» consiste à apporter untroisième terme à chaque couple en opposition; ce qui complique lastructure porteuse originelle et la rend méconnaissable. Si les deuxpremières actions consistent à décrire une construction conceptuelledonnée, les deux suivantes visent à la déformer, à la reformer, etfinalement à la transformer26.

1.2 Globalisation, idées dominantes et «subaltern studies»

Dès le départ, Spivak montre la fécondité de la déconstructioncomprise comme une politique puissante, un outil théorique propreà réinterroger la question des «marges». Comme E. W. Said et, biensûr, dans le prolongement de Derrida, elle examine la voie parlaquelle le monde réel se trouve constitué par un réseau de textes, émanant des archives de l’Angleterre coloniale comme de la politiqueétrangère des Etats-Unis. La philosophe indienne cherche, alors, à mettre en question les idées dominantes au sujet de la globalisationcontemporaine27. L’une d’elles est que la nouvelle vitesse et flexibilitédes technologies permet la circulation des peuples, de l’argent et del’information. Car cette «doxa» ignore complètement le fait que cephénomène est un profit rentable pour les riches, pour l’industriedes nations du «premier monde», alors que la grande majorité despopulations du monde vit dans un état de pauvreté et d’oppression28. Afin d’éclairer les intérêts politiques et économiques servis parles textes de la globalisation économique, notre auteure expose,alors, comment le monde se trouve représenté dans la perspectivedominante du point de vue du premier monde. Un radical défi de lavraie revendication de la démocratie occidentale et de la globalisationa élargi l’orientation de la déconstruction de l’analyse de texteslittéraires ou philosophiques vers l’économie contemporaine et lestextes politiques. Longtemps après la déclaration de l’indépendancede l’Inde, une des plus importantes questions politiques du travailde Spivak consiste à demander : pourquoi le nationalisme29 n’a-t-ilpas réussi à représenter la majorité de la population indienne ?

Durant la lutte Pour l’indépendance nationale en Inde, la figurepolitique nationaliste, Gandhi (1869-1948), a conduit une politiquede résistance passive contre les Anglais. Cette dynamique mobilisaune politique populaire appuyée par des groupes subalternes,incluant la paysannerie rurale, les femmes (pratique du satyagraha30)et les luttes non-violentes. On trouve de nombreux exemples derésistances des subalternes aux règles coloniales et à l’oppression, et ce depuis le XVIIIème siècle. Mais ces luttes n’ont pas été prisesen compte, enregistrées, retenues par l’histoire officielle. Spivaksouligne, alors, que les historiens travaillant dans le domaine des «études subalternes» se sont efforcés de corriger la cécité de l’élitebourgeoise de la nation indienne indépendante ; et ce, en réécrivantl’histoire avec le souci particulier de prendre en compte le rôle dessubalternes. Selon la philosophe indienne, cependant, ces historiensont utilisé le modèle marxiste occidental du changement social. Or, ceci n’a pas permis de rendre justice aux histoires complexes dessubalternes et à leurs diverses formes de résistance.

Cette critique des historiens travaillant sur les études subalternesmontre combien Spivak questionne constamment la capacité desmodèles théoriques occidentaux de la résistance politique et dechangement social à représenter de manière adéquate les histoires etles vies des subalternes en Inde. Plus précisément, Spivak fait valoirque la vie de tous les jours de beaucoup de femmes du Tiers-mondes’avère tellement complexe que les historiens en question ne peuventpas comprendre. Ainsi les voix, -notion éminemment derridienne-la vie et les luttes de femmes du Tiers-monde risquent-elles d’êtretues et maintenues à l’intérieur du vocabulaire technique de lathéorie critique occidentale. Notre auteure élargit donc les étudessur les subalternes en orientant ses recherches sur les femmes entant que figures effacées de l’histoire officielle de l’Inde. Bien sûr, laphilosophe indienne reste lucide sur le lieu d‘où elle parle. Elle semontre même constamment critique avec sa propre position, commeson instruction, son statut d’universitaire. Selon elle, les disciplinestraditionnelles des enquêtes rationnelles académiques, ont restreintla voie par laquelle nous pensons les textes et les idées en relationavec le monde social, politique et économique.

1.3 Le texte, le monde et l’interprétation

Avant de pouvoir apprendre quoique ce soit au sujet de laglobalisation ou de l’oppression patriarcale des femmes du Tiers-monde, il convient de déconstruire les discours, de désapprendre les systèmes privilégiés de la connaissance occidentale qui ont serviindirectement les intérêts du colonialisme et du néo-colonialisme31.En ce sens, les premiers textes de Derrida sur l’écriture et latextualité furent très importants pour Spivak parce qu’ils l’aidèrentà questionner l’idée selon laquelle il y aurait une correspondancestable et transparente entre le langage et le dit «monde réel»32.Car, justement, selon Spivak, un des principaux problèmes avecce modèle de transparence du langage est qu’il a été diversementutilisé pour représenter et constituer le monde comme un objetstable de la connaissance occidentale. Or, cette représentationtransparente du monde se trouve liée à l’histoire de l’expansion del’impérialisme européen, depuis le colonialisme anglais du XIX èmesiècle jusqu’à la politique étrangère américaine du XXème siècle, lespolitiques de développement de la banque mondiale et l’organisationdu commerce mondial. Notre philosophe se réfère, ainsi, à cettereprésentation dominante du monde comme mondialisation. Elleélabore prudemment l’utilité des concepts poststructuralistes telleque la «textualité» pour la pensée postcoloniale contemporaine

Le terme «mondialisation» dans le travail de Spivak renvoie, alors, au fait que l’écriture en général, ou la textualité, a fourni unestructure rhétorique pour justifier l’expansion impériale. Dans denombreuses œuvres littéraires, des textes légaux et géographiquesécrits durant la période coloniale, se trouve de fréquentes référencesaux territoires coloniaux, comme vides, terres non inscrites outerres inhabitées. La philosophe évoque, ainsi, La Tempête deShakespeare, -qu’Aimé Césaire, du reste, nous a appris à relireautrement- les archives de la compagnie des Indes, où le journal de voyage du XIXème siècle africain de David Livingston (médecin, missionnaire et explorateur écossais). Ces descriptions du territoirecolonial comme terres non-inscrites et des communautés indigènescomme peuples sans culture, écriture ou souveraineté politique sontdes métaphores persuasives employées pour justifier l’expansioncoloniale. Elles illustrent comment les peuples et les territoiresont été contrôlés, assujettis, dépossédés et exploités à travers lessystèmes dominants des écrits occidentaux, des textes et de laconnaissance.

Spivak montre donc comment la connaissance occidentale aété utilisée pour justifier l’exercice violent de la force politique etmilitaire sur les cultures non-européennes. Elle souligne aussi leslimites et les angles morts du discours disciplinaire académique. Plusprécisément, dans «Une représentation littéraire du subalterne: untexte d’une femme du tiers-monde», article habité par l’esprit de ladéconstruction, Spivak questionne les promesses démocratiquesfaites au peuple par des leaders du mouvement de la résistanceanti-coloniale pendant la lutte pour l’indépendance nationale del’Inde. Elle suggère que la mythologie de la «Mère patrie» invoquéepar les insurgés anti-coloniaux (y compris Gandhi) durant la luttepour l’indépendance nationale, mais aussi après, perpétua le rigidesystème de classe établi sous l’empire britannique; et ignora le sortdes classes inférieures, des femmes subalternes.

Afin de défier la structure de classe de cette mythologienationaliste, la philosophe effectue une analyse de texte d’unehistoire intitulée «La donneuse de sein» («Breast Giver») Cette courtehistoire, écrite en bengali, est une fiction de la romancière indienneMahasweta Devi (1926-2016). L’écrivaine, en question, auteured’une soixantaine de romans, partageait son temps entre l’écriture etl’action en faveur des opprimés de la société indienne. De notoriétéinternationale, elle figure parmi les auteurs les plus lus en Inde.

Dans «La donneuse de sein» une femme nommée Jashoda estembauchée par un Brahman (riche membre de l’élite sociale et culturelle) comme «mère professionnelle» («professional mother»)33. L’histoire raconte alors les terribles conséquences sur le corpsmaternel de Jashoda de ce métier qui consistait à allaiter plusieurscastes d’enfants brahmans. Selon l’écrivaine elle-même, cettehistoire rapporte, sous la forme d’une parabole, celle de l’Inde aprèsla décolonisation. Pour Spivak, le corps maternel de la protagonistede «basse classe», ce corps malade et exploité, éclaire les limitesde la mythologie de la «Mother India» comme une constructionidéologique bourgeoise. À l’opposé des promesses démocratiquesdes mouvements nationalistes anti-colonialistes pour transformerles rigides structures de classes en Inde, Spivak souligne que lesfemmes des «classes inférieures» comme Jashoda furent clairementexclues des fondations de l’indépendance nationale. Elle montre, aussi, que les structures très coloniales d’oppression de genre et declasse Reproduisaient ce qu’elle prétendaient combattre.

2. Face aux historiens subalternistes

L’un des plus importants et des plus complexes aspects de lapensée de Spivak se manifeste dans ce que la philosophe s’efforcede mettre en œuvre pour trouver un vocabulaire critique appropriéà ce qu’elle veut décrire; à savoir, des expériences et des histoiresd’individus et de groupes sociaux particuliers dépossédés de leurhistoire et exploités par l’Europe colonialiste: les subalternes. Cemot utilisé par les historiens indiens, se révèle, ici, fort utile parceque flexible. On peut, en effet, l’utiliser à propos d’identités sociales, de luttes comme celle des femmes ou des colonisés, sans s’enfermerdans une analyse uniquement en termes de classes. Spivak se déclaregénéralement d’accord avec la démarche des historiens subalternistes. Cependant, elle manifeste des distances vis-à-vis de leur approchede type marxiste classique pour comprendre les changementssociaux. La philosophe indienne leur reproche, en l’occurrence, de privilégier le sujet masculin subalterne comme premier agent duchangement. Or, une telle démarche se révèle problématique pourdeux raisons. D’une part, le modèle marxiste classique a négligé lavie et les luttes des femmes avant, pendant et après l’indépendancede l’Inde; d’autre part, ce modèle du changement historique, queles leaders nationalistes anti-coloniaux avaient initialement invoquépour essayer de mobiliser les subalternes, n’avait finalement paschangé les circonstances économiques et sociales des subalternes.

La philosophe indienne reprend donc cette notion de «subalterne»,mais cette fois informée par la déconstruction qui prend en compteles vies et histoires de femmes34. Dans le contexte social du systèmeindien de classe et de caste, la situation des subalternes se voitfortement effacée par des couches d’histoires du colonialismeeuropéen et de l’indépendance nationale. Au regard de cettesituation, Spivak s’efforce de trouver une méthode permettantd’articuler les histoires et les luttes des groupes sans pouvoir. SiAntonio Gramsci joue un rôle dans la réflexion de notre auteure, l’unedes plus importantes ressources historiques émane de la discussiondes insurrections paysannes et des mouvements de résistances parles historiens des «subaltern studies»35. Dans plusieurs ouvrages, eneffet, ces chercheurs essaient de valoriser une histoire des actions etdes résistances du point de vue du peuple plutôt que de celle de l’Etat.

2.1 Qui est le sujet du récit?

Traditionnellement, les histoires de la paysannerie en milieurural et de la classe ouvrière urbaine furent racontées par l’élite desgroupes sociaux. D’abord, ces histoires trouvèrent leurs ressourcesdans les archives de l’administration coloniale britannique; ensuite, elles furent réécrites dans des rapports historiques d’Indiensinstruits, l’élite des classes moyennes, pendant et après la luttepour l’indépendance nationale. L’historien Ranajit Guha affirme à ce sujet que l’historiographie du nationalisme indien fut, pendantlongtemps, dominée par l’élitisme et les élites de la bourgeoisienationaliste. La représentation historique des diverses «classesinférieures» subalternes fut ainsi encadrée dans les termes et lesintérêts du pouvoir, ou de la classe sociale dominante. Dans lesarchives historiques de l’Empire britannique, la vie et les actionspolitiques de la paysannerie en Inde fut subordonnée au projet plusvaste de la gouvernance impériale et du contrôle social. Et dansle récit des élites de la bourgeoisie pour l’indépendance nationalele mouvement de résistance des paysans fut subordonné au projetnationaliste plus vaste de décolonisation. Dans les deux cas, l’histoiresociale et politique des groupes subalternes ne fut pas reconnue oureprésentée. En 1967, dans un village nommé Naxalbari (à l’ouest duBengal) eut lieu une rébellion des paysans contre le gouvernementIndien. Cet événement invita les historiens des études subalternesà repenser le récit de l’indépendance nationale dans la perspectivedes subalternes.

Pour Spivak, le «subalterne» est un sujet politique souveraincontrôlant son propre destin36. Or, comme le montre Stephen Morton, dans un ouvrage sur la philosophe indienne, le pouvoir politiquedes subalternes est construit par le discours dominant. Ce discoursmaintient le subalterne à l’intérieur d’un grand récit de la libérationnationale bourgeoise et ignore complètement les luttes localesde groupes subalternes particuliers, comme celles des tisserandsmusulmans dans le nord de l’Inde durant la mutinerie indienne de1857, ainsi que l’action industrielle des travailleurs du jute au débutdu XXème siècle à Calcutta ou bien encore, la rébellion des paysansd’Awadh en 1920.

Afin de souligner comment le sujet subalterne est construit àtravers le discours dominant de l’élite nationaliste, Spivak définit, pour sa part, la particularité des luttes des femmes. Dans «Une re-présentation littéraire de la subalterne : un texte d’une femme dutiers-monde»37, notre auteure affirme alors que le texte littéraire peutfournir une rhétorique alternative permettant d’articuler les histoiresdes femmes subalternes. Invoquant l’œuvre de l’écrivaine indienneMahasweta Devi, la théoricienne de la littérature souligne que cettedernière base souvent ses histoires sur des événements du XXèmesiècle de l’histoire indienne. Spivak prend, alors, l’exemple d’unenouvelle célèbre qu’elle a elle-même traduit du bengalie en anglais : Draupadi38. Soulignons, du reste, qu’avant d’être reprise dans lanouvelle de Devi, Draupadi représente déjà, l’héroïne la plus célèbrede l’épopée indienne du Mahabharata. Elle est, plus précisément, lafemme de cinq frères ; chacun ayant aussi des épouses en propre. Cestatut, nous dit la philosophe, sert à montrer la «gloire masculine»39.

2.2 Littérature et vérité métaphorique

Par ailleurs -et ce sera l’objet de la réflexion qui suit- notreauteure a traduit également et commenté une nouvelle de la mêmeécrivaine intitulée La donneuse de sein (Breast Giver). Ce texteraconte l’histoire d’une femme nommée Jashoda, mère de vingtenfants vivants ou morts. Il est dit au début du récit que Jashoda n’avait aucun souvenir d’une époque où elle ne portait pas unenfant dans son ventre. En effet, celle-ci n’avait jamais le temps dese demander si elle pouvait, ou pas, supporter la maternité. Cettesituation était sa manière de vivre et de garder en vie son «monded’êtres innombrables». Jashoda était mère par profession, unemère professionnelle. Au départ, elle était seulement la cuisinièrede la maison Haldar. Jusqu’au jour où le nouveau beau-fils de M. Haldar (le maître de la maison) se jeta sur elle. Le jeune hommelui demanda, alors, de ne rien dire. Mais, par la suite, il se dit quesi Jashoda rapportait ce qui s’était passé, il risquait de ne pluspouvoir profiter longtemps de la maison Haldar. Il décida alors devoler la bague de sa mère et de la glisser dans la taie d’oreiller dela cuisinière. L’événement provoqua immédiatement le renvoi dela jeune femme. Or cette dernière avait épousé un homme nomméKangalicharan. De pauvre condition, son mari volait des samosasou des sucreries dans la boutique où il travaillait. Cela permettaità sa femme et leurs trois enfants de manger.

Mais un jour le fils Haldar -benjamin de cette riche famille-roula sur les pieds et les jarrets de Kangalicharan. Le plus jeunegendre et le chef de la maison Haldar emmenèrent l’homme àl’hopital. Cependant, les médecins ne parvinrent pas à lui rendre sespieds. L’homme dut alors vivre avec des béquilles. Un jour, il appritque la maison Haldar avait envoyé tous les jours de la nourritureà Jashoda.

Il exprima alors le souhait de continuer à travailler à laconfiserie. Le «Maître» lui assura qu’il lui monterait une boutiqueaprès le mariage de son fils et qu’en attendant il leur enverraitde quoi manger. Malheureusement, peu de temps après, celui-cimourut soudainement d’une crise cardiaque40. Kangali et Jashodase retrouvèrent alors dans une situation difficile. À la maison leursenfants pleuraient pour avoir à manger et maltraitaient leur mère. Il convient de souligner qu’après la perte des pieds deKangalicharan, ils avaient mangé la bonne nourriture de la maisonHaldar. La narratrice précise que Jashoda était une vraie femmeindienne, dont la «dévotion déraisonnable, irraisonnée et inintelligentepour son mari, dont l’amour pour ses enfants, dont la renonciationet l’innaturelle capacité de pardon ont été gardées vivantes dans laconscience populaire par toutes les femmes indiennes»41.

Jashoda ne voulut pas blâmer une seconde son mari pour cettenouvelle et triste situation. Elle désirait, au contraire, devenir laterre, et nourrir son mari infirme ainsi que ses enfants. La romancièredéclare à cet égard que, selon les «sages», sur le sol indien, toutesles femmes s’y transforment en mère et tous les hommes demeurentimmergés dans l’esprit de la sainte enfance. Chaque homme est leDivin Enfant et chaque femme la Sainte mère. Jashoda se rendit alorsà la grande maison afin de parler à la Maîtresse et lui demander leposte de cuisinière dans la cuisine végétarienne. Cette dernière étaitaffectée par la mort du Maître. Le notaire lui avait cependant signifiéqu’elle avait maintenant la direction de l’empire familial. À cettepériode, six de ses fils étaient mariés. Elle avait également six fillesqui donnèrent naissant à un enfant tous les dix-huit mois. LorsqueJashoda se présenta à la maîtresse, celle-ci lui déclara en regardantl’un de ses petits enfants: "Tu viens comme un dieu ! Donne-moiun peu de lait ma chérie, je t’en prie. Sa mère est malade - et lui, il est si gâté qu’il ne voudra jamais d’un biberon". Jashoda aussitôtallaita le bébé et l’apaisa. Puis jusqu’à neuf heures du soir, elle allaitaencore sur la requête spéciale de sa Maîtresse. Jashoda en profitapour demander à cette dernière n’importe quel travail. Elle suggérade cuisiner chez elle. Son interlocutrice lui demanda un temps deréflexion. Puis regardant les seins de Jashoda, elle déclara: «Le bondieu t’a envoyé comme la Vache légendaire de la Satisfaction. On tire le téton et le lait jaillit. Celles que j’ai amenées dans la maison, elles n’ont pas un quart de ce lait dans leurs tétons!»42.

À la fin de la journée, l’homme dont le fils buvait le lait deJashoda et dont la femme était malade, commença à réfléchir à lasituation. Il aimait sa femme. Cette dernière tombait enceinte fré-quemment. Mais il voulait également que celle-ci restât belle. Or, il entendit parler du surplus de lait de Jashoda. Une idée lui vint. Ildit alors à sa femme : «Tu mettras bas chaque année et tu garderaston corps». Le raisonnement que le fils soumit à sa mère fut le sui-vant : les belles-filles doivent être mères. Lorsqu’elles le sont, ellesdoivent allaiter leurs enfants. Et cela ruine peu à peu leurs formes. Alors, les fils vont chercher ailleurs, ou harcèlent les servantes. Or, si Jashoda devient la nourrice des bébés, ses repas journaliers, desvêtements les jours de fêtes et un petit salaire mensuel suffiront. Lajeune femme en question rapporta la proposition à son mari. Maiscelui-ci, «illuminé par l’esprit de Brahma le Créateur» expliqua à sonépouse qu’elle n’aurait du lait dans ses seins qu’à condition d’avoirun enfant dans le ventre. Joshoda répondit alors les larmes aux yeuxqu’elle mettrait au monde d’autres enfants. C’est ainsi que Kanga-licharan devint père professionnel et Jashoda Mère par profession. Le mari s’occupa alors de la cuisine à la maison. De son côté Jasho-da, à force de manger du riz et du curry bien préparé tous les jours, finit par gonfler «comme le compte en banque d’un responsable duministère des travaux publics»43.

La Mère professionnelle était très appréciée. Elle suscita, ainsi, une telle dévotion qu’elle fut invitée aux mariages, baptêmes etautres fêtes importantes. Tout semblait aller pour le mieux. Lesautres femmes étaient heureuses de pouvoir garder la ligne. Grâceà Jashoda, elles n’étaient plus obligées de nourrir leurs bébés ausein. Les années passèrent. Au début, Jashoda avait trois fils. Elletomba de nouveau enceinte: dix-sept fois. Un jour, Madame Haldar, la maîtresse, décéda. Jashoda souhaita qu’une des belles filles aitla même proposition que sa belle-mère. Mais celles-ci quittèrentpresque toutes la maison. La belle-fille aînée déclara alors:

«Tu as élevé tout le monde avec ton lait, de la nourriture t’a étéenvoyée chaque jour. Le dernier enfant était sevré, et pourtant Mèret’a envoyé de la nourriture pendant huit ans. Elle a fait selon sondésir. Ses enfants n’ont rien dit. Mais ce n’est plus possible»44. Il luifut alors signifié que son couvert était assuré. Pour le reste: «Tu esla mère de douze enfants vivants ! Les filles sont mariées. J’entendsles fils appeler les pèlerins, manger la nourriture du temple, s’étirerdans la cour. Ton mari-brahmane s’est installé dans le temple deShiva, m’a-t-on dit ; de quoi as-tu besoin?»45.

Il semblait que le mari avait bien profité de ce que lui apportaitsa femme. Jashoda demanda alors à voir Kangalicharan. Un échangetrès agressif eut lieu entre les anciens conjoints.

Jashoda déclara: «À l’époque tu mangeais ma nourriture, maintenant tu me donneras à manger. Ce n’est que justice. MaisKangali ne l’entendait pas de cette oreille. Il déclara que si elle avaitpu avoir ce travail c’est parce que lui-même avait les jambes coupées. Jashoda partit en colère, désespérée. Elle rentra alors chez elle entremblant. Son plus jeune fils arriva et lui dit que son père resteraitau temple, mais qu’elle aurait de l’argent de la nourriture sacréechaque jour. Jashoda comprit qu’elle n’avait plus d’utilité, ni pourla maison Haldar ni pour Kangali. Elle éprouva alors une grandetristesse et un profond désarroi. Qu’il tète ou non, pensa-t-elle, c’estdur de dormir sans un enfant au sein.

La maternité est une grande dépendance. La «mèreprofessionnelle» déchue essaya de trouver sa place. Mais elle necomptait plus pour les autres. Progressivement son corps chavirait. Elle n’avait plus le goût à rien. Et puis son sein droit était devenu rouge. Il y avait, à l’intérieur, comme une pierre qui poussait. Sabelle-fille aînée lui dit qu’elle devait montrer cela à un médecin. Mais Joshana déclara qu’elle ne pouvait pas montrer son corps à unhomme. Lorsque le médecin vint, il posa les questions à la belle-fillesans procéder à l’occultation. Peu de temps après, Kangali pleuraen apprenant ce qui se passait. Il vint au chevet de Jashoda. Cettedernière fut admise à l’hôpital. Le médecin apprit qu’elle avait allaitéune cinquantaine d’enfants. Jashoda tenut un mois avec son cancer. «Jashoda Devi, femme hindoue, fut déposée à la morgue de l’hôpitalde la façon habituelle, alla au bûcher dans une camionnette, et futbrûlée. La crémation fut effectuée par un intouchable»46.

2.3 Le social comme texte

Dans le commentaire de cette bouleversante nouvelle, Spivakévoque la division entre le fait (l’événement historique) et la fiction (l’événement littéraire). Elle précise, alors, qu’une telle fictions’appuie sur son «effet de réalité». Bien sûr, Draupadi47, Jashoda (ouBrisha Munda) auraient pu exister en tant que subalternes dans unmoment historique spécifique imaginé et testé par des présupposésorthodoxes. Lorsqu’un historien subalterniste imagine un momenthistorique où ses personnages nommés ont une existence assezplausible pour le récit historique, les présupposés sont à peu prèsles mêmes. Il est courant de penser que le subalterne relève del’imagination lorsqu’il s’agit de littérature et du réel lorsqu’on sesitue au niveau historique. Or, Spivak affirme que l’on retrouve l’unet l’autre dans dans les deux cas. L’écrivain le reconnaît d’ailleurs, en mettant en avant sa recherche de documents, sa fiction est aussihistorique. Et l’historien le reconnaîtra aussi en considérant lesmécanismes de sa représentation. Son histoire porte une part de fiction.

Cette réflexion rejoint la position que développe le philosophefrançais, Paul Ricœur, dans Temps et récit. Pour ce dernier, en effet, oncroit habituellement que seule l’historiographie peut revendiquer une référence qui s’inscrit dans l’expérience, dès lors que l’intentionnalitéhistorique vise des événements qui ont effectivement eu lieu. Mêmesi nous n’avons accès qu’aux traces du passé, il n’empêche que cedernier a effectivement eu lieu. L’événement qui a eu lieu gouverneainsi l’intentionnalité historique et lui confère une note réaliste quen’égalera jamais aucune littérature, même «réaliste». Cependant, laréférence par trace au réel passé emprunte finalement à la référencemétaphorique commune à toutes les oeuvres poétiques, dans lamesure où le passé ne peut être que reconstruit par l’imagination48. Inversement, le récit de fiction emprunte lui aussi à la référence partraces une partie de son dynamisme référentiel. Si bien que l’on peutdire que la fiction emprunte à l’histoire et l’histoire à la fiction. Lesdeux auteurs, Spivak et Ricoeur, semblent se rejoindre ici.

Commentant La donneuse de sein, Spivak souligne que cettenouvelle représente, sous la forme d’une parabole, l’Inde aprèsla décolonisation. D’ailleurs, pour Spivak, le texte de MahaswetaDevi montre, à divers niveaux, en quoi les récits du nationalisme (entendons, ici, le mouvement d’indépendance de l’Inde) furentet demeurent peu pertinents pour la vie des subordonnés. Dans lemême sens, l’élite du nationalisme collabora avec le colon; et ce, debien des manières.

Spivak souligne que le départ des petites belles-filles de lamaison, laissant Jashoda sans moyen d’existence peut être décodécomme la diaspora indienne d’après l’indépendance (la fuite descerveaux). Comme Jashoda, l’Inde est une mère-de-profession. Toutesles classes de gens - les riches de l’après-guerre, les idéologues, labureaucratie indigène, la diaspora, les gens ayant juré de protégerle nouvel Etat - la maltraitent et l’exploitent49. Une telle lecture de La donneuse de sein contribue à montrer comment tout un discourssexué fut invoqué pour représenter l’Etat-Nation indien. En effet, la métaphore de la «Mère Inde», ou «Mère patrie», fut répanduependant la campagne de non-violence, la résistance passive contrel’Empire Britannique conduit par Gandhi. Cette métaphore trouve sesracines dans les mouvements de résistance anti-coloniale du XIXèmesiècle quand étaient mobilisées les figures féminines de la puissancede la mythologie comme Kali, Sita, Draupadi et Savatri afin d’aiderà définir un sens cohérent de la nation indienne50.

Gandhi étendit la métaphore de la « Mère Inde » dans lediscours nationaliste afin de mobiliser le soutien actif des femmesdans les démonstrations publiques de la résistance passive, ounon-violente, contre les Britanniques. Cela dit, la politique demobilisation des femmes à travers un discours nationaliste sexuédurant la résistance du mouvement anti-colonial n’a pas conduit àune politique d’émancipation des femmes (Katrak). La mobilisationde ces dernières a plutôt été subordonnée à l’objectif immédiat: l’indépendance nationale. Lorsque celle-ci fut obtenue (1947), lesdroits des femmes furent méconnus; et le discours sexué (« thegendered discourse ») du nationalisme enferma les femmes dansla maternité et le travail domestique. La donneuse de sein éclairel’oppression particulière des femmes subalternes dans le contexte dunationalisme postcolonial51. Invoquant de manière critique les thèmesdu féminisme marxiste, Spivak affirme que Jashoda problématisela définition androcentrique de la classe ouvrière qui soutient lemarxisme européen classique.

Dans la théorie classique marxiste, en effet, il existe une divisionsexuelle entre le travail productif (masculin) et le travail reproductif(féminin). Cette division basée sur une notion essentialiste de ladifférence sexuelle a conventionnellement dévalué, ou ignoré, a spécificité du travail domestique des femmes qui inclutl’accouchement, ainsi que le «maternage» («mothering»), parce queces formes de travail ne produisent pas directement de la valeur (ausens économique du terme) ou de l’argent52. Or, justement, dans Ladonneuse de sein, Jashoda illustre comment le corps reproducteurde la femme subalterne est employé pour produire une valeuréconomique. La vente du corps maternel de Jashoda au service dela famille brahman pour soutenir sa propre famille renverse cettedivision sexuelle traditionnelle du travail entre hommes et femmes. Spivak souligne que l’emploi de Jashoda comme mère professionnelleinvoque la singularité de la subalterne en tant que femme. De cepoint de vue, le féminisme marxiste ignore la mère en tant que sujet.

2.4 Un autre concept d’écriture

Face au discours officiel de l’histoire qui tend à privilégierl’homme (sujet masculin) comme principal acteur de la révolutionpolitique indienne, Spivak déclare que la littérature peut fournir unespace différent pour articuler l’insurrection des femmes subalterneset la résistance dans le «texte social» de l’Inde postcoloniale. Sonanalyse rappelle le propos sur l’écriture développé par Derrida dans De la grammatologie. Selon le philosophe français, en effet, l’Ecrituregénérale ne se réfère pas seulement à ce qui se trouve imprimésur une page, mais à un texte - visuel, vocal, cinématographique, historique, social ou politique - fait de significations par un systèmede signes ou de codes. Lorsque Derrida parle d’écriture, nous lesavons, il ne s’agit pas du graphisme que les humains ont inventé, mais d’une composante de tout langage53. Une telle pensée dulangage comme «archi-écriture» (Derrida), est, alors, la contestationde la métaphysique elle-même. Car depuis Platon jusqu’à Saussure, celle-ci n’a cessé de considérer l’écriture comme une simplereduplication de la parole orale, un dérivé du langage, un simple revêtement de celui-ci, un aide-mémoire pratique. Or, ce n’est sansdoute pas un hasard si la métaphysique a privilégié la voix par rapportà la lettre. La bonne écriture a donc toujours été comprise commeétant à l’intérieur d’une nature ou d’une loi naturelle, crée ou non, mais d’abord pensée dans une présence éternelle.

La lettre, en effet, se présente comme un corps muet et unematière opaque, alors que la voix est vive, subtile, incapable dese figer en matière puisqu’elle s’évanouit aussitôt qu’elle naît. Demême, elle a une proximité immédiate avec l’âme, donc aussi avecle sens de l’être et l’idéalité du sens, tandis que l’écriture provoque «la chute dans l’extériorité du sens»54. La tradition métaphysique est «logocentrique» ou «logophonocentrique». Son présupposé, jamaisélucidé, d’atteindre du réel ultime et de présence transparente à soil’a amené à conjurer l’extériorité, la matérialité, le corps, comme étantdes obstacles, inévitables, bien sûr, mais partiellement dépassables, à la vérité, jusqu’à l’ultime déposition du corps qui, dans la mort, assurera le triomphe de l’âme immortelle55. Pour Derrida, l’écrituregénérale se situe au-delà de l’opposition parole-écriture. Elle ne selaisse pas assujettir à la parole. Le philosophe généralise le conceptd’écriture pour l’étendre jusqu’à la voix ainsi qu’à toutes les traces dedifférence, tous les rapports à l’autre56. Le concept derridien d’écriturecomprend, et en même temps excède, le concept de langage. Lelangage est écriture57.

Dans le même sens, Spivak affirme que la notion de « textesocial » n’est pas une réduction de la vie réelle aux pages d’un livre.Par exemple, le travail du Groupe d’Etudes Subalternes présupposeque le socius tout entier correspond à ce que Nietzsche appelait une«chaîne de signes continue». L’élément social constitutif de l’êtrehumain est donc formé comme une chaîne sémiotique. L’auteur de In Other World approche l’histoire des insurrections des subalternescomme une modification fonctionnelle dans un système de signes.Elle l’appréhende comme une méthode qui étend et approfonditl’approche marxiste des historiens «subalternes» en vue d’inclureles femmes, aussi bien que les paysans et les prolétaires urbains.Néanmoins, en déconstruisant la revendication politique effectuéepar les historiens des «subaltern studies», la philosophe essaie,patiemment, de transformer des conditions d’impossibilité - l’espoir etle sentiment négatif que rien ne changera pour les «disenfranchised» (privés de leurs droits) - en une condition de possibilité58.

2.5 Critique de la métaphysique de la présence

Dans un texte célèbre intitulé «Les subalternes peuvent-ellesparler?» (1988), Spivak, cette fois, s’en prend à Foucault et à Deleuze, coupables, selon elle, de n’accorder aucune place dans leur œuvreà l’impérialisme occidental. En ce sens elle rejoint les analysesd’Edward Said qui, après les années 1970, lâcha ces philosophesles trouvant de plus en plus repliés sur eux-mêmes; ce qui du restemériterait quelques nuances. L’intellectuelle indienne reproche, àces deux représentants majeurs de la French Theory, d’avoir unevision eurocentrée et de ne s’intéresser qu’aux opprimés du «premier-monde» qui eux, justement, à la différence des subalternes du tiers-monde, ont toute possibilité de s’exprimer et de parler pour eux-mêmes. C’est pourquoi, à ces deux auteurs Spivak oppose Derrida, dont la théorie de la déconstruction et de la «différance» a, selonelle, le mérite d’écarter tout logocentrisme et toute métaphysiquede la présence (caractéristique majeure selon l’auteur de De lagrammatologie de la pensée occidentale) et donc de reconnaîtrepleinement le rôle de la voix silencieuse dans le texte.

Il convient de lire Derrida en comprenant que le philosophefrançais porte un regard critique sur les catégories de la penséeoccidentale. Or, justement, le présupposé fondamental de la métaphysique traditionnelle est celui de l’être comme présence; terme que l’on peut entendre en plusieurs sens: présence de l’objet, présence du sens à la conscience, présence à soi dans la parole et enfin, présence dans la conscience de soi59. En effet, la penséede Derrida, que d’aucuns critiquent précisément au nom de sonappartenance au textualisme «postmoderne», Présente l’avantage, aux yeux de Spivak, de mettre en lumière le caractère inaudible dela voix de la femme subalterne du tiers-monde, voix doublementinaudible parce qu’à la fois féminine et subalterne; c’est-à-dire réduiteau silence, étouffée par le discours colonial.

La femme subalterne est muette, y compris dans les subaltern studies parce que le discours colonial a oblitéré la signification de sespensées et de ses actes, sans que le discours contestataire de penseurscomme Deleuze et Foucault soit à même de lui redonner la parole60. Prenant l’exemple de la sati, Spivak montre que sa signification estdevenue incompréhensible puisqu’elle a été réduite au phénomènede l’immolation de la veuve et, à ce titre, assimilée à une coutumebarbare, et donc à un crime, par les Britanniques. Dès lors, il s’agitpour elle de redécouvrir sa signification, en la «lisant»61.

On retrouve, ici, la démarche derridienne pour qui le mondeforme une partie du langage, du texte. Dans De la grammatologie lephilosophe français déclare d’ailleurs, à ce propos, qu’ «il n’y a pasde hors-texte». Précisons au passage que cette formule, souvent citée, se trouve parfois réduite à une simple théorie structuraliste. Or, dans Limited Inc, Derrida déclare à ce propos: «La phrase qui, pour certa-ins, est devenue une sorte de slogan en général si mal compris de ladéconstruction («il n’y a pas de hors-texte») ne signifie rien d’autre:il n’y a pas de hors contexte. Sous cette forme qui dit exactement la même chose, la formule aurait sans doute moins choqué. Je nesuis pas sûr qu’elle aurait donné plus à penser»62. Derrida utilise lemot «contexte» pour exprimer toute l’histoire-réelle-du-monde danslaquelle la valeur d’objectivité et même, plus largement, celle de vé-rité ont pris un sens et se sont imposées. Ce qui ne les discrédite enrien. Une des définitions de la déconstruction se résume de la façonsuivante: la prise en compte de ce contexte sans bord, l’attention laplus vive et la plus large possible au contexte. Il s’agit donc d’unmouvement incessant de recontextualisation.

La formule «histoire-réelle-du-monde» permet alors de soulignerque le concept de texte ou de contexte qui guide le philosophecomprend le monde, la réalité et l’histoire. Ainsi, tel que l’entendl’auteur de L’écriture et la différence, le «texte» n’est pas le livre; il n’est pas enfermé dans un volume, lui-même confiné dans labibliothèque. Contrairement à la position structuraliste, le texte nesuspend donc pas la référence à l’histoire, au monde, à la réalité, àl’être ou à l’autre63. Le courant post-structuralisme diffère donc dustructuralisme en ce sens qu’il accepte la construction des textes, mais refuse l’idée selon laquelle une structure pourrait arriver à lasignification finale. Selon le père de la déconstruction, le problèmeavec une structure est qu’elle possède un principe organisateur, ouun centre. Or, Spivak n’oublie jamais cela, et encore moins la violencesémantique qui fixe un sens et exclut ce qui déborde ou se trouve à a marge; d’où sa conviction, en termes de «lecture» D’événementsou de réalités - comme celle du sacrifice de la veuve - qu’il y atoujours un angle mort de la lutte, un subalterne du subalterne. Etce, qu’il s’agisse de l’étudiante soudanaise excisée qui se tait parmiles féministes du campus, Ou de la femme au coeur des mouvements (de luttes) post-coloniaux. Les critiques du capitalisme à travers la «subalternité sexuelle» et la condition postcoloniale s’avèrent doncinséparables, selon Spivak, qui cite à l’appui le rôle des femmes àl’avant-garde du mouvement social en Inde64.

La réflexion de la philosophe indienne sur la textualité estainsi issue à la fois de sa lecture de Derrida et de sa pratique des «débats» politiques indiens. Elle ouvre au rapport entre théorielittéraire et action politique. Le texte dont il est question ici pointeles conditions d’un déchiffrage politique du monde. Il ne se réduitdonc pas au textualisme académique. La pensée de Spivak invite àl’usage politique des outils théoriques de la textualité65. Son œuvrese pose comme une «critique discursive des discours» et ses outilsde l’analyse discursive approchent de très près certaines réalitéspolitiques extra-universitaires66.

En 1985, G. C. Spivak publie donc pour la première fois «Canthe subaltern speak?». Ce texte, repris et republié sous d’autresformes, à plusieurs reprises, fait partie des écrits les plus commentésà travers le monde dans le domaine des recherches postcolonialesou des « subaltern studies ». Bien évidemment, il ne s’agit pas de sedemander si effectivement les subalternes peuvent utiliser la parole. Car, naturellement, elles/ils le font. Il s’agit plutôt de savoir si elles/ilsparviennent à le faire et à se faire entendre ; et ce, dans un contextepolitique précis.

Pour traiter cette question Spivak entre donc dans un dialoguecritique avec Foucault et Deleuze67. Selon notre auteur, le problèmeavec ces deux auteurs français est qu’ils effacent leur rôle deReprésentants, d’intellectuels dans leur description des marginaux.Malgré toute l’énergie qu’ils investissent dans leurs recherchespour montrer comment les sujets sont construits à travers lesdiscours et les représentations, quand vient le temps de discutervraiment d’exemples historiques de luttes sociales et politiques, cesphilosophes occidentaux retombent dans un modèle de transparencede la représentation dans lequel les sujets opprimés parlent, agissentet connaissent leur propre condition. Au fond, selon les deuxphilosophes (dans le Premier-Monde), les opprimés peuvent parleret connaître leur condition, si la possibilité leur en est donnée et s’ilss’acheminent vers la solidarité par le biais d’alliances (thématiquemarxiste)68. Or, le questionnement de Spivak se développe de lamanière suivante : les femmes subalternes du Tiers-Monde ne sont-elles pas des «sans-voix» et des «sans-part» qui se trouvent toujoursmises à côté de la sphère du discours et de la représentation ? Parailleurs, au niveau des intellectuels, est-ce que parler «pour» lessubalternes ne conduit-il pas, finalement, à redoubler cette exclusionet à déposséder ceux-ci de toute capacité d’action et d’expressionautonome? Enfin, est-ce que la prétention à unifier les subalternes ausein d’une communauté ou même la revendication par les subalterneseux-mêmes d’une identité culturelle collective ne risque pas derenforcer leur exclusion radicale?

La philosophe indienne juxtapose les revendications desintellectuels français du XXème siècle pour parler des individusprivés de leurs droits («disenfranchised») et les revendications bien-pensantes du colonialisme britannique pour sauver les femmes dela pratique Hindou du sacrifice des veuves dans l’Inde du XIXème siècle. La visée de ce texte consiste, alors, à souligner de quelle façonl’intellectuel occidental bienveillant peut, paradoxalement, réduireau silence les subalternes en prétendant les représenter et parlerde leur expérience. En effet, de façon similaire aux colonialistes “bienveillants”, il peut réduire au silence la voix des veuves qui «choisissent» de mourir sur le bûcher funéraire de leur mari. Contrairement aux lectures effectuées par les historiens travaillantdans le champ des «subaltern studies», le texte de Spivak combineune reformulation politique de l’approche post-structuralisteoccidentale avec une lecture des archives coloniales du XIXèmesiècle en Inde. La philosophe indienne étend la définition originaledes subalternes développées par Guha et les autres historiens, pourinclure les luttes et les expériences des femmes.

Cette expansion du terme subalterne va compliquer la connotationde « classe inférieure » du mot car elle comprend les femmes desclasses moyennes supérieures, aussi bien que les paysannes ou lessous-prolétaires. Néanmoins, le plus important pour Spivak est quecette participation active des femmes à l’histoire de l’insurrection anti-coloniale (contre la colonisation britannique) a été exclue de l’histoireofficielle de l’indépendance nationale. À travers cette évacuationou cet effacement, la trace de la différence sexuelle est doublementeffacée. En effet, la question n’est pas seulement la participation desfemmes à l’insurrection et le rôle de la division sexuelle du travail, mais le fait qu’à la fois dans l’histoire coloniale69 et dans l’insurrectionen vue de l’indépendance, la construction idéologique des genresmaintient la domination masculine. Notons, du reste, que Spivak nefait pas que substituer la notion de genre à celle de classe. Elle montrecomment une orientation exclusivement située sur la classe ou sur ladimension économique néglige les pratiques et le rôle historique des femmes dans le passage du colonialisme à l’indépendance indienne (de 1757 à 1947)70.

Certains critiques de Spivak affirment que l’emploi du mot«subalterne» se trouve utilisé de façon incohérente pour dénoterun large éventail de position et de groupes sociaux marginaux71.Mais notre philosophe précise que l’expansion de la catégorie de«subalterne» aux femmes permet de souligner comment la subalternen’est pas seulement sujette à un rigide système de classe, mais aussiau discours patriarcal de la religion, de la famille et l’état colonial.Ceci se trouve, d’ailleurs, particulièrement développé par notreauteur à propos de la représentation du sacrifice de la veuve enInde : la sati. Ce questionnement subtil et érudit rejoint, là encore, celui de Derrida qui, dans Donner la mort, s’interroge en ces termes :

«Quel est le rapport entre se donner la mort et le sacrifice? Entredonner la mort et mourir pour l’autre ? Entre le sacrifice, le suicide etl’économie de ce don?»72.

2.6 Le sacrifice de la veuve73

La sati désigne un type de deuil institutionnel pratiqué par lesveuves hindoues afin de rejoindre leur époux dans la mort. Unelégende shivaïste74 évoque l’amour de Shiva pour sati. Daksha, lepère de la jeune fille, avait donné son accord pour le mariage, mais ilfut épouvanté en voyant le dieu recouvert de cendres et les cheveuxemmêlés. Lorsque Sati apprit que son père n’était plus d’accordpour ce mariage, elle se jeta dans le feu sacrificiel. Shiva tomba fou de douleur. Il créa alors Kali et Baïrava afin de tuer le père de Sati, s’empara également du corps de la jeune fille et le garda avec luijusqu’à ce qu’il devienne poussière. Par la suite, Sati fut réincarnéeen Parvati (fille des montagnes). Elle voulut, alors, rejoindre Shivaqui se trouvait plongé dans la méditation. Le dieu de l’amour (Kama)essaya de l’interpeller, mais furieux qu’on le dérange, Shiva réduisitcelui-ci en cendre. Cependant, lorsque ce dernier comprit que Satiétait revenue, il l’aima de nouveau.

Traditionnellement, la pratique de la sati est réservée à une élite, plus précisément aux castes de guerriers qui occupent une positiondominante. Au sein de cette élite, ce rite demeure exceptionnel. Lerituel est précis et minutieux, décrit dans le Padma Purana75.Unefemme impure ne peut accomplir le rituel. Elle ne doit pas être enceinteou en période de menstruation. La sati commence donc par prendreun bain afin de se purifier. Ensuite, elle est parée d’un sari de mariage. La combustion de l’enveloppe charnelle de la veuve permettra à son atman (son vrai Soi) de rejoindre l’esprit de son mari76.

Cette mort était considérée comme « féconde ». Son prestigerejaillissait sur le défunt, l’épouse et la famille du défunt. La questionde savoir si la femme était consentante ou si elle succombait à despressions semble impossible à trancher. Il paraît probable qu’il y avaità chaque fois combinaison des deux facteurs. Il importait avant toutque tous les acteurs tirent de l’holocauste un surcroît considérable deprestige : le mari, qui bénéficiait d’une marque aussi extraordinairede fidélité; l’épouse, passée au rang de quasi-divinité ; la famille, quipouvait s’enorgueillir de l’honneur fait à son chef défunt, honneurperpétué par les dévotions populaires sur le lieu du sacrifice77. Auniveau étymologique, le mot, dérivé de la racine sanskrite as, signifie «être» et le participe présent sat donne sati au féminin. Sat signifie «qui est», «qui existe» et, associé à la loi, reçoit un sens éthique: «quidevrait être» ou «qui est bien». La sati est l’épouse chaste et fidèle, la pativrata, (pati: mari, vrat: voeux), qui s’immole sur le bûcher de sonmari défunt78. Le rite de la sati peut prendre deux formes distinctes.

La première, Sahamarana («mourir ensemble») ou Sahagamana («aller avec»), est l’immolation de la veuve avec le corps de sonmari. La seconde, dite Anumarana («mourir après») ou Anugamana («aller après») désigne le sacrifice de la veuve effectué au lieu mêmedes funérailles de son époux mais à une date ultérieure. Dans lareligion hindoue, la sati, qui s’immole sur le bûcher de son marin’est pas une suicidée, mais un être sacré; alors qu’une épousequi s’empoisonne, se pend, se noie ou se défenestre est considéréecomme une suicidée79.

Spivak souligne, pour sa part, que la pratique des veuvespar auto-immolation est codée comme une pratique sacréeexceptionnelle, ou un pélérinage, plutôt que comme un suicide, qui, du reste, est strictement interdit dans la loi de la religion Hindou.Traditionnellement, l’acte d’attenter à sa propre vie est uniquementpermis dans le Dharmasastra80, si cela fait partie d’un sacrifice, dansun pèlerinage religieux. Il s’agit d’un privilège strictement réservéaux hommes. Cependant, un espace est donné pour la pratique dusacrifice des veuves comme une pratique sacrée exceptionnelle, espace au sein duquel la veuve répète physiquement la mort de son mari dans un lieu sacré. Aussi, le bon lieu pour une femme pourannuler le nom de suicide lorsqu’elle réalise sa propre destruction, est le bûcher funéraire de son mari.

L’intellectuelle indienne lit ce rituel comme un déplacement légalde la subjectivité de la femme; parce que celle-ci est démise de laresponsabilité juridique de sa propre vie selon les codes de la religionHindou. Le choix de mourir est recodé comme un abandon de sonlibre arbitre. Dans les termes de la législation coloniale britanniqueen Inde, ce sens du sacrifice de la veuve comme une significationexceptionnelle de la conduite de la femme est perdu dans la tra-duction. Pour beaucoup d’administrateurs coloniaux britanniques, la pratique de la sati incarne l’horreur et le caractère inhumain dela société Hindou. L’abolition de ce rite par les Britanniques a étégénéralement interprétée comme une situation dans laquelle «leshommes blancs ont sauvé les femmes brunes des hommes bruns»81. En représentant la sati comme une pratique barbare, les Britanni-ques furent ainsi capables de justifier l’impérialisme et la missioncivilisatrice, dans laquelle les administrateurs coloniaux (Britanni-ques blancs) croyaient. Ils pensaient, en effet, qu’ils allaient sauverles femmes indiennes de la répréhensible pratique de la sociétépatriarcale hindoue.

Ainsi, la pratique de la sati fut-elle considérée comme hors laloi par le gouvernement colonial britannique en 1829. On mesure lacomplexité de la question, au regard de la position de personnalitéscomme Ram Mohan Roy (1772-1833). En effet, ce réformateur engagéen faveur de l’éducation des femmes, du remariage des veuves, dela suppression de la polygamie et du système de castes, s’opposad’abord à l’interdiction de la sati avant de se ranger du côté dugouverneur de l’époque, William Bentick. Plus précisément, RamMohan Roy «manifestait un respect non dissimulé à l’égard desvaleurs véhiculées par cette mythologie à savoir, la présomption de supériorité du principe féminin sur le principe masculin dansle cosmos au travers du plus grand courage et la grande loyautéimplicitement reconnus à l’épouse»82.

Il semble, au fond, que :

Roy aurait préféré un mouvement de réforme endogène plutôt quel’action de l’Etat colonial pour vecteur principal du changement social.Il aurait imaginé sa société parfaitement capable d’éradiquer cettepathologie de satis en puisant dans ses propres ressources culturelles,ce qu’il prouvait en brandissant les lois de Manu pour décridibiliser lacoutume. En ce sens, il percevait l’épidémie de crémations en tant queproduit du colonialisme et non de la tradition, du mépris de la partie de lapopulation occidentalisée urbaine et semi-urbaine, démiurge envisageantle reste de la société comme un bastion de superstition et d’atavisme etsuscitant chez elle un comportement conforme à ses propres projectionsen sa direction83.

Mais plus fondamentalement, selon Spivak, la représentation de l’auto-immolation des veuves par les colons néglige la voix etl’action des femmes indiennes84. Plutôt que de défendre l’ «agency» des femmes, l’administration coloniale britannique utilise le corpsdes veuves comme un champ de bataille idéologique pour le pouvoircolonial. Les Britanniques furent, ainsi, en mesure de justifier lecolonialisme, ou l’exploitation systématique et l’appropriation desterritoires, comme mission civilisatrice

Dans l’approche hindouiste et britannique du sacrifice des veuves, la voix et l’action des femmes se trouvent soigneusement répriméespar le discours historique officiel et la représentation politique. Ladiscussion de Spivak sur le sacrifice des veuves opère une miseà distance critique des théories occidentales de la représentationpolitique. Cette ignorance de l’action politique et sociale des femmessubalternes fait dire à Spivak, dans ce contexte, qu’il n’y pas deplace au sein de laquelle une subalterne sexuée peut parler. Ainsiles subalternes ne peuvent pas parler. Non pas parce qu’elles n’ensont pas capables. Mais parce que la voix et l’action des femmessubalternes se voient tellement encadrées par les codes de conduitesmoraux de l’Hindouisme patriarcal et de la représentation colonialedes femmes subalternes comme des victimes de la culture barbarehindoue qu’il devient impossible de la récupérer85.

Ce qui semble important de montrer, selon Spivak, c’est que lesdivers exemples de résistances des subalternes sont toujours lus àtravers le filtre du système dominant de la représentation politique. Ainsi, l’expression «les subalternes ne peuvent pas parler» signifieque lorsque les subalternes s’efforce de s’exprimer elles ne sont pasentendues. Cela ne signifie donc pas que des groupes marginauxparticuliers ne peuvent pas produire un discours, mais, encore unefois, que leurs actes de parole ne sont pas entendus ou reconnus àl’intérieur du système de représentation de la politique dominante. Les subalternes ne parviennent pas à se faire entendre.

3. Des blessures de l’histoire aux conditions depossibilité d’une parole efficace

3.1 La voix des « subalternes » et les philosophes post-structuralistes

Dans sa recherche critique, la philosophe indienne s’investit sur, au moins, deux fronts.

Le premier concerne son intervention dans les débats sur lesétudes subalternes en Inde au début des années 1980, notammentau regard des travaux de Ranajit Guha. Certes, Spivak se sent en sympathie avec ce projet des études subalternes, mais elle développe, en même temps, une position critique. En effet, la philosophe pensequ’il existe un écart entre les travaux des chercheurs associés à ceprojet et la théorisation qu’ils en ont proposée. Notre auteur critique, précisément, cette idée selon laquelle les études subalternes auraientpour double finalité: (1). Permettre à la voix auparavant ignoréedes subalternes de se faire entendre. (2). Parvenir à une véritableconnaissance des subalternes et de leur conscience. Cette idée quiconsiste à penser que le subalterne est une sorte d’individu, d’auteuret d’acteur collectif, conscient de soi, - autrement dit, un sujet, au sensclassique du terme - a eu une certaine fécondité. Cette idée a permisau mouvement des études subalternes de distinguer les subalternesde leur représentation par l’impérialisme; et ainsi de mettre en évi-dence les points aveugles du discours impérialiste86. Mais pour cefaire, le mouvement des études subalternes a dû passer sous silencel’hétérogénéité des subalternes. En d’autres termes, celles-ci/ceux-cise sont vus assigner une essence. Or, Spivak souhaite les sortir decette substantialisation de leur identité.

Le second front touche à la question des référents théoriques. À ceniveau, Spivak remet en cause «l’idée reçue» selon laquelle Foucaulttraiterait de l’histoire réelle, de la politique réelle et des problèmessociaux réels, alors que Derrida serait inaccessible, ésotérique et«textualiste». La philosophe indienne veut montrer que Derrida estmoins dangereux que Foucault ; car l’auteur de l’Histoire de la folie àl’âge classique privilégie le «sujet de l’oppression» et s’arroge, dansle même temps, le privilège de se présenter comme celui qui permetaux opprimés de parler pour eux-mêmes87. Selon notre auteur, lepoint commun entre Foucault et Deleuze est le suivant : pour l’unet l’autre, «les opprimées peuvent parler et connaître la situationqui est la leur». Or, c’est justement ce qui, selon Spivak, est en question88. Pour la philosophe, l’idée d’une alliance internationaledes travailleurs et des travailleuses de tous les pays n’est que lereliquat d’une prétendue orthodoxie marxiste ou, pire, un élémentde la stratégie de conservation de la domination du premier-mondesur le tiers-monde ; et ce, à travers la subordination des intérêts dessubalternes à ceux des travailleurs et des travailleuses privilégiéesd’Occident89.

Prolongeant sa réflexion, Spivak rappelle l’histoire de lastabilisation et de la codification de la Loi hindoue en examinant untexte qu’elle qualifie d’infâme: «Notes sur l’Éducation indienne»90. Ce texte fut écrit en 1835 par un historien et parlementaire, nommémagistrat supérieur auprès du conseil de Bengal: Macaulay. Cethomme chargé de l’enseignement britannique En Inde écrivait ences termes:

Nous devons à présent tout faire pour former une classe qui pourra servird’intermédiaire vis-à-vis des millions d’Indiens que nous gouvernons ; une classe de personnes, indiennes de couleur et de sang, mais anglaisede goût, d’opinions, de morale et d’intellect. À cette classe nous pourronslaisser le soin de raffiner les dialectes vernaculaires du pays, de lesenrichir par des termes scientifiques empruntés à la nomenclature occidentale, et en faire petit à petit des véhicules aptes à la transmissionde la connaissance à cette énorme population91.

3.2 Femmes et paroles publiques

D’autre types d’approches92 ont progressivement donné uneversion de l’histoire dans laquelle les Brahmanes apparaissaientanimés des mêmes intentions que les codificateurs britanniques. Un universitaire comme Shastri, érudit en Sanscrit, et brillantreprésentant de l’élite indigène dans la production coloniale futchargé d’écrire plusieurs chapitres de l’histoire du Bengale, un projetdu gouverneur du Bengale en 1916. Dans «Can the subaltern Speak?» G. C. Spivak Voit à travers la femme du Tiers-monde la véritablefigure de la subalternité dans l’histoire coloniale. Représentée par lepatriarcat local, par le colonisateur, mais également par le féminismeoccidental, la «femme du Tiers-monde» ne peut parler par elle-même. Cela ne signifie pas qu’elle soit incapable de verbaliser sonexistence. Car de fait, elle a parlé93. Mais cela signifie qu’elle n’a pasl’espace pour s’exprimer. «Invisible parmi les invisibles, subalterneparmi les subalternes, la «femme du Tiers-Monde» n’existe qu’àtravers le discours de ceux qui la représentent et ne peut donc pasatteindre le statut d’une subjectivité pleine et autonome»94. Ainsi, ce célèbre texte de Spivak révèle-t-il que les conditions historiqueset structurelles de la représentation politiques ne garantissent pasque les intérêts particuliers de groupes subalternes seront reconnuset leur voix entendue95.

Intellectuelle de renom, à la croisée des chemins entredéconstruction, féminisme, marxisme et théories postcoloniales, Spivak veut redonner la parole aux oubliées de l’histoire ensoulignant les obstacles à leur expression. À l’occasion d’un entretienpour Philosophie Magazine, notre auteure précise alors:

Dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, je donne un exempleparadigmatique de cette impasse culturelle. Il s’agit de l’histoire d’unejeune Indienne qui s’est pendue en 1926. Sa famille, ses proches, ont expliqué ce suicide par le fait qu’elle devait avoir une relationamoureuse illégitime. J’ai fait ma propre enquête et découvert que cettepersonne était en fait impliquée corps et âme dans la lutte armée pourl’indépendance de l’Inde. Et la véritable raison de son suicide, ce n’étaitpas, comme tout le monde l’a cru, une forme de suicide correspondantà l’idéologie du sati - un rituel indien suivant lequel une veuve devaitaccompagner son mari dans la mort en se jetant dans les flammes deson bûcher funéraire -, mais parce qu’elle avait échoué à assassiner unresponsable politique ! La «morale» de cette histoire, c’est que le suicidede cette Indienne n’était en aucune mesure identifiable pour ce qu’ilétait, c’est-à-dire comme un geste radical de révolte et un message deprotestation politique. Cette subalterne «parlait» pourtant - elle avaitlaissé une lettre à sa sœur pour faire en sorte que les raisons de sa mortne soient pas ambiguës -, mais nous n’étions pas capables d’achevercet acte de parole, de le traduire, car personne ne pouvait l’entendre. Et c’est pourquoi je réponds par la négative à la question que je posedans le titre : non, les subalternes, dans la mesure même où ils sont enposition de subalternité, ne peuvent pas parler. Et ceux qui prétendentles entendre ne font en fait que parler à leur place96.

A l’occasion d’un texte intitulé «Féminisme français dans uncadre international» (1981), la philosophe indienne soulignait quel’universitaire féministe doit apprendre à apprendre des femmesindiennes illettrées, «apprendre à leur parler, à soupçonner qu’il nes’agit pas simplement de corriger leur accès à la scène politique etsexuelle par notre théorie supérieure ou notre compassion éclairée»97. Cette remarque nous invite à prendre au sérieux non seulementl’existence mais aussi la pensée des «subalternes»

3.3 Avec et au-delà de Spivak

Au terme de cette réflexion, sans doute convient-il de nuancercette idée qui consiste à penser que les subalternes ne peuvent pasparler98, ou être entendus dans l’espace public. Dans Condition del’homme moderne, Hannah Arendt rappelle la situation de ceuxqui, dans l’Antiquité grecque se trouvaient en dehors de la polis,en l’occurrence, les barbares, les esclaves mais aussi les femmes.En soulignant, comme Aristote, que ceux-ci étaient aneu logou, ilne s’agissait pas d’affirmer qu’ils/elles se trouvaient littéralement«privés de la parole» mais plutôt exclus «d’un mode de vivre danslequel le langage et le langage seul avait réellement un sens, d’uneexistence dans lequelle les citoyens avaient tous pour premier soucila conversation»99. La question des « sans parole » dans la Grèceantique rejoint donc celle des femmes indiennes de modes te conditionet plus largement des individus en situation de pauvreté, partout àtravers le monde.

Faut-il suivre, cependant, tout le raisonnement de Spivak? Ilsemble, pour notre part, souhaitable de le nuancer, voire de l’amandernotamment parce que, dans certaines situations, les subalternesne souhaitent pas que leurs actions soient vues ou entendues. Eneffet, une certaine performance publique se voit plutôt imposéeà un nombre considérable de gens en situation de dominationsociale: l’ouvrier face à son employeur, l’esclave devant son maître, l’intouchable au regard du brahmane, ou le membre d’une culture asservi vis-à-vis de la culture dominante etc. À ce niveau, JamesC. Scott parle de «texte public» pour décrire l’interaction entre lessubordonnés et ceux qui les dominent. En revanche, il existe aussi un«texte caché»100 compris, cette fois, comme la manifestation de micro-résistances volontairement invisibilisées. Ce texte, compris presqueen un sens derridien, renvoie, ici, aux discours, aux pratiques, auxgestes qui se déploient dans les coulisses, à l’abri du regard despuissants. En d’autres termes, il s’agit là d’un risque calculé. Ainsi, ce qui parfois prend l’apparence d’une obéissance inconditionnellepeut cacher, volontairement, des formes de résistance active. En cesens, les couples passif/actif, ou visible/invisible, nécessitent, euxaussi, d’être déconstruits.

Le texte caché n’est pas que rumination et grognement en coulisse, précise alors James C. Scott ; il donne lieu à une série de stratagèmesdiscrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation. Chez les esclaves,par exemple, ces stratagèmes ont traditionnellement inclu le chapardage,le maraudage, l’ignorance feinte, le travail bâclé ou feint, le tirage auflanc, le troc et la production souterraine, le sabotage des récoltes oudes machines, voire des bêtes, les incendies volontaires, la fuite, etc.Chez les paysans, le braconnage, l’occupation illégale des terres, leglanage non autorisé, le versement de loyers en nature inférieurs au dû,le défrichement de champs clandestins et le manquement aux impôtsseigneuriaux ont constitué des stratagèmes courants101.

L’apparente passivité de certains groupes subalternes cache parfois- volontairement et stratégiquement - des «lignes souples»102 (Deleuze)propres à les faire circuler autour des «lignes dures» du pouvoir. Au-cune visibilité ne semble souhaitable, alors, à ce niveau, bien que cesdiscours ou pratiques se révèlent fondamentaux pour la valorisationde l’image de soi et l’affirmation de la dignité des subalternes.

Sur un autre plan, au sein de situations où la parole devraitpouvoir émerger sans risque extrême - comme la mort, la torture… se pose aussi la question du positionnement des acteurs sociaux, ou politiques, soucieux de manifester de la solidarité avec lessubalternes. L’ethos requit, ici, demande, alors, en premier lieu, demettre en œuvre une herméneutique du social capable d’interpréteret de comprendre la sémiose103 des différentes formes de praxismise en œuvres par les plus défavorisés. Il requiert, également, unsouci constant de réciprocité capable de valoriser les compétencesdes individus en situation de subalternité. Une telle préoccupationrenvoie, alors, non pas à une parole de substitution (parler à la placedes personnes concernées parce qu’elles ne seraient pas entendues), mais à ce que nous proposons d’appeler une parole adjuvante.

Cette parole manifeste une capacité à tenir un équilibre entre ladénonciation de situations iniques et la valorisation des potentialitésou des pratiques émancipatrices mises en œuvres par les plusdéfavorisés. Plus précisément, nous entendons donc par paroleadjuvante, l’effort discursif pour rendre audible, dans l’espace public, ce qui se manifeste comme porteur de joie, de dynamisme ou decréation ; et ce, malgré les situations d’injustice ou d’oppression. Cetteparole est alors le contrepoint du discours dénonciatif uniquementcentré sur le système socio-économique ou sur l’oppresseur. Laparole adjuvante valorise ce qui, malgré l’oppression et la souffrancesociale, se pose comme richesse humaine, ou comme l’expressiond’un «déjà-là» d’une résistance. Elle ne repart plus du manque, oudu mal-être, mais du conatus, de la puissance d’exister qui s’exprimedans les expériences de partage, de solidarité, de joie, d’ouvertureà la beauté autant qu’à la lutte pour la dignité. La parole adjuvanterenvoie à une philosophie du désir pensé comme puissance d’êtreau sein de la fragilité. Si la parole centrée sur la dénonciation dessituations injustes demeure un pôle essentiel, elle se maintient, cependant, dans une modalité du «contre». Or ce «contre», lorsqu’ilse transforme en totalité fermée sur elle-même risque de devenir uneparole totalitaire comme le manifeste, aujourd’hui, certains discours extrémistes peu soucieux du bien commun. Il semble donc utile dedévelopper, également, une parole qui valorise le «pour». Dans sonpouvoir de nomination, La parole habitée par le souci de valoriserles plus défavorisés donne à entendre que malgré des situationsd’oppression l’on peut voir se manifester une puissance d’un autregenre que celle de l’oppresseur ou du système de Pouvoir. Cettepuissance que la parole adjuvante fait surgir de la nuit se tient dansle creux des expériences de partage et d’attention mutuelle que lessubalternes expérimentent104.

Entendre, alors, avant toute chose, La parole des opprimés ou desexclus demande nécessairement de promouvoir une éthique et unepolitique de l’écoute basées sur un postulat simple: celles et ceux quise révèlent les plus abîmés par les logiques d’exclusion, d’oppression, ou d’indifférence (invisibilité sociale105) sont dépositaires de savoirsexpérientiels précieux pour l’ensemble de la société. Et, ces savoirs, qu’il convient de promouvoir, ne renvoient pas seulement à la questionde la redistribution discursive propre à une justice épistémologique: à cette démarche soucieuse de valoriser les connaissances Et despratiques des «oubliés» de nos sociétés. Ils viennent, aussi, rappelerque les subalternes enrichissent l’ensemble du corps sociétal endéplaçant le regard sur les fondamentaux de l’existence: le statutontologique de l’interdépendance humaine, l’impérieuse nécessitéde l’entre-aide, la vulnérabilité partagée et transformée en force, l’attention mutuelle, la finitude humaine comme questionnementpermanent sur le sens du vivre-ensemble.

La promotion de ce que nous proposons d’appeler une épistémèdes marges, en d’autres termes, la mise en valeur des savoirs portéspar les plus démunis de nos sociétés devrait, cependant, ne passe restreindre à la mise en place d’espaces de parole propres àdévelopper des récits ou témoignages de situations vécues. Elledemande aussi de valoriser des espaces de production argumentatifs dans lesquels les «oubliés» se trouvent invités à rendre compte, auregard de la raison, de la société qu’elles/ils voudraient voir émerger. Une telle orientation de la politique discursive proposée ici, renvoieau postulat évoqué plus haut et rejoint, en ce sens, la convictiondu philosophe français Jacques Rancière: partir de l’égalité et descapacités. Il ne s’agit donc plus de se centrer sur le manque desavoir ou de compréhension, mais sur ce que des individus supposésignorants sont déjà capables d’actualiser. Une telle démarche nousinvite alors à questionner le «partage du sensible» (Rancière), end’autres termes, la distribution de la parole, du temps et de l’espaceau sein de nos sociétés.

Dans tout pays, en effet, se manifestent des choses que l’on peut voir, ou ne pas voir, des choses qu’on entend et d’autres qu’on n’entend pas, ou bien encore que l’on saisit comme du bruit et d’autres, au contraire, comme du discours. Or, tout cela relève d’une question éminemment politique. Pourquoi? Parce que pendant très longtemps dans les sociétés occidentales, et encore aujourd’hui dans de nombreuses régions du monde, les catégories exclues de la vie commune (les ouvriers, les femmes, les pauvres, les personnes en situations de handicap), l’ont été sous prétexte que, visiblement, elles n’en faisaient pas partie106. Penser à partir des marges, des exclus, des minoritaires, contribue alors à déplacer le regard vers une plus grande humanisation de nos sociétés.

Ainsi, travailler à partir des «marges», des exclus, des minoritaires, Comme je le propose, d’ailleurs, dans Le temps des oubliés107, consisteà sortir de la métaphysique de la «mythologie blanche» (Derrida)qui rassemble et réfléchit la culture de l’Occident; une mythologiedéveloppée par un sujet masculin, blanc, de situation sociale aisée,qui prend son logos pour la raison universelle108. Une telle penséenécessite le recours à une théorie critique qui réalise un diagnostic despathologies sociales, et donc une critique des situations d’aliénationdes conditions de la «vie bonne»109 tout en ouvrant également à lanécessité d’une transformation sociale de la réalité; ce que nousproposons d’appeler une «ontologie du possible»

Plus stimulante, nous semble, en effet, une démarche qui consisteà penser le domaine éthique et politique à partir du point de vue desvictimes de l’ordre établi et de la réalité concrète de notre époque; en l’occurrence, celle d’un système-monde110qui se veut universelmais exclut de nombreux groupes et individus de l’humanité111. Pource faire, un travail de mise à distance des tendances ou attitudesandrocentriques et ethnocentriques s’avère bénéfique, nécessairevoire salutaire.

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1Cf. F. Poché, Edward W. Said, L’humaniste radical. Aux sources de la pensée postcoloniale (Paris: Cerf, 2013).

2Spivak naît à Calcutta, le 24 Février 1942, l’année de la grande «famine», où près de trois millions de personnes mourront de faim et cinq ans avant l’indépendance de l’Inde. Un peu avant cette période, en effet, des troubles éclatent dans différentes régions. Le Bengale, qui se trouve à portée des troupes japonaises, est coupé du reste de l’Inde. À cette époque, Gandhi constate que l’Europe se déchire et entrevoit alors, une opportunité historique pour sortir de la dépendance des Britanniques. En 1947, l’ex-Empire britannique se scinde en deux États: la République indienne et la République islamique du Pakistan. Cette partition causera la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes. Les travaux de Spivak drainent toute l’expérience de la migration post-coloniale de l’Inde vers les Etats- Unis. Notre auteur se présente elle-même comme une intellectuelle post-coloniale prise entre les idéaux socialistes du mouvement d’indépendance national et l’héritage du système d’éducation coloniale. De par sa formation, on peut percevoir la théoricienne de la littérature, en effet, comme l’héritière d’une politique d’éducation coloniale mise en place en Inde par l’Empire britannique depuis le XIXème siècle. Il faut noter que la politique d’éducation encourageait, alors, la formation des classes moyennes indiennes afin qu’elles intègrent les valeurs de la culture britannique. Selon Spivak, l’enseignement de la littérature anglaise dans l’Inde coloniale fournit un chemin insidieux, mais efficace, pour la «mission civilisatrice» de l’impérialisme; d’où son souci de développer des recherches montrant cette fonction idéologique de la littérature anglaise dans le contexte colonial. Dans «Trois textes de femmes et critique de l’Impérialisme» (1985), Spivak souligne l’impossibilité de lire la littérature britannique du XIXème siècle sans se rappeler que l’impérialisme, compris comme la «mission sociale», était une part de la représentation culturelle de l’Angleterre pour les Anglais. Notre auteure quitte l’Inde pour les Etats-Unis en 1959. Par la suite, une bourse d’étude lui permettra d’étudier au Royaume Uni, avant de retourner aux USA pour, cette fois, enseigner à l’Université de Iowa. Dans le même temps, elle travaille sur le poète irlandais W.B. Yeats (1865-1939), sous la direction du critique littéraire, Paul de Man (1919-1983) à l’Université de Cornell, dans l’Etat de New York. Ce dernier est l’un des plus éminents et rigoureux avocats de la déconstruction en Amérique du Nord, dans les années 1960 et 1970. De Man pratique la lectura en montrant le caractère non stable ou transparent de la signification du texte littéraire ainsi que sa dimension radicalement indéterminée et par conséquent toujours ouverte à d’autres questions. La critique déconstructrice de Paul de Man influencera la lecture que fera Spivak des archives coloniales britanniques et de l’historiographie officielle indienne. Cf. N. Lazarus, dir., Penser le postcolonial. Une introduction critique (Paris: Amsterdam, 2006). Marie-Claude Smouts, dir., La situation postcoloniale(Paris: Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2007). Pour «Daupradi» cf. F. Matheron, A. Corsani, C. Degoutin, G. Zapperi, «Narrations postcoloniales», Association Multitudes 29, Vol. 2 (2007): 18.

3Ou, une philosophe de l’éthique.

4Cf. G. C. Spivak, «Translator’s Preface», in J. Derrida, Of grammatology, trans. Gayatri Chakravorty Spivak (Baltimore: The Johns Hopkins University Press Baltimore and London, 1997), IX-LXXXVII.

5Cf. G. C. Spivak, A critique of Postcolonial Reason. Toward a history of the vanishing Présent (Cambridge: Havard University Press, 2003).

6Cf. G. C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics (London: Routledge, 2006), 209-211.

7Cf. G. Hoare et N. Sperber, Introduction à Antonio Gramsci (Paris: La Découverte, 2013).

8L’essentialisme, dans son sens le plus général, peut être associé à l’idée que la langue a une signification déterminée et immuable. Cette acceptation est opposée à la reconnaissance que les mots prennent leur sens à travers leur usage et sont associés à des rapports de pouvoir. Pour Spivak, l’essentialisme est un piège, une catégorie enracinée dans le substantiel et l’universel. Pourtant, face à des circonstances matérielles, la philosophe admet la nécessité d’adopter ce qu’elle nomme un «essentialisme stratégique»; et ce, afin de pouvoir engager des luttes politiques.

9«Il faut encore une fois revenir à la définition de Gramsci selon laquelle le terme de subalterne décrit une position sans identité, souligne pour sa part, Spivak. On n’est pas subalterne parce qu’on le ressent ! On ne peut donc dire «Je suis un subalterne» sans trahir la notion même de subalterne. Cette récupération identitaire de la notion de subalterne est vraiment dommage. Cela reste néanmoins un concept extrêmement utile pour penser l’histoire de l’oppression, de la domination, de l’exploitation, de l’exclusion». G. C. Spivak, «On n’est pas subalterne parce qu’on le ressent», Magazine philosophique, 48 (2011): 59-63.

10Cf. F. Poché, Edward W. Said, L’humaniste radical. Aux sources de la pensée postcoloniale.

11Cf. G C. Spivak, A critique of Postcolonial Reason, 113-197.

12«Dans ce dernier cas, l’idée de ‘position’ implique une problématique de la formation de la subjectivité du chercheur à l’intérieur des disciplines académiques. L’auteur consacrera à ce sujet, une collection d’essais intitulés Outside in the Teaching machine, publié en 1993». M. B. Basto, «Les théories postcoloniales dans les études littéraires pour quoi faire?. Le cas des littératures lusophones», consultada en enero 17, 2016, http://www.crimic.paris-sorbonne.fr/actes/basto.pdf.

13Cf. J. Derrida, «Abraham, l’autre», in Judéités. Questions pour Jacques Derrida (Paris: Galilée, 2003), 11-42.

14J. Derrida, «La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique», en Marges de la philosophie (Paris: Minuit, 1972), 254.

15R. J.C. Young, White Mythologies. Writing History and the West (London: Routledge, 1990). Second edition, 2004.

16S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak (London: Routledge, 2005), 29.

17Sous un autre angle, on lira avec intérêt l’analyse de C. Ducoq, Libération et progressisme (Paris: Cerf, 1987).

18R. Young, Postcolonialism. A very short introduction (Oxford: Oxford University Press, 2003).

19H. K. Bhabha est l’un des protagonistes de la recherche postcoloniale contemporaine. Cet intellectuel indien développe une théorie qui passe par le détour d’Edward W. Said, mais aussi les écrits de Jacques Lacan et ceux de Michel Foucault. Ses travaux croisent de nombreuses disciplines comme les sciences sociales, humaines, la littérature, l’anthropologie, la psychanalyse, la sociologie et la philosophie. Bhabha a dirigé un collectif, Nation and narration, commenté Frantz Fanon et publié un ouvrage remarqué: The location of Culture traduit en français : Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, trad. fr. Françoise Bouillot (Paris: Payot, 2007).

20J. Derrida, De la grammatologie (Paris: Minuit, 1967), 157.

21J. Derrida, De la grammatologie, 161.

22Rappelons, du reste, que lorsque Claude Lévi-Strauss fut élu à l’École Pratique des Hautes Études, la chaire, dont il était le titulaire, s’intitulait «Religions des peuples non civilisés». Cependant, l’anthropologue français modifia ce titre à la suite de discussions avec des auditeurs. En effet, un jour où il parlait des coutumes d’une population africaine, un auditeur se leva et dit : «J’appartiens à cette société et je ne suis pas d’accord avec votre interprétation». Deux ou trois incidents de ce genre le poussèrent, alors, à changer le nom de la chaire en «Religion des peuples sans écriture». Il semblait difficile, en effet, dire que des gens qui venaient discuter avec lui en Sorbonne étaient non civilisés. Cf. C. Lévi-Strauss/ Didier Eribon, De près et de loin (Paris: Odile Jacob, 1988), 82.

23S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 39.

24G. Borradori, «La déconstruction du concept de terrorisme chez Jacques Derrida», dans Le «concept» du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, trad. fr. S. Gleize (Paris: Galilée, 2004), 198.

25G. Borradori, «La déconstruction du concept de terrorisme chez Jacques Derrida», 198.

26G. Borradori, «La déconstruction du concept de terrorisme chez Jacques Derrida», 199.

27Cf. J. Butler, G. C. Spivak, L’Etat global, trad. Françoise Bouillot (Paris: Payot, 2007).

28S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 5.

29Il convient, ici, de ne pas entendre «nationalisme» en un sens péjoratif puisque le mot renvoie, dans ce contexte, au processus d’indépendance.

30Ce terme renvoie au principe de non-violence par la désobéissance civile. Plus précisément, comme le souligne Etienne Balibar, le terme satyagraha, traduit littéralement par «force de la vérité», est substitué, par Gandhi, à la notion de «résistance passive» à partir des premières expériences pour les droits civiques des Indiens en Afrique du Sud, «dont il fait ensuite à la fois le nom de chaque campagne de désobéissance civile, et le concept générique d’une forme de lutte prolongée, légale et illégale, destinée à remplacer les révoltes et les actes terroristes par une mobilisation prolongée de la masse du peuple contre la domination coloniale». E. Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique (Paris: Galilée, 2010), 318.

31Pour prolonger, cf. S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 15.

32Dans un article intitulé «La mise au travail de la déconstruction», Spivak effectue une lecture de Derrida et élabore, dans le même temps, une position éthique et politique de son propre travail. L’intellectuelle indienne commence, ainsi, par les principales influences de la philosophie européenne sur les premiers travaux de Derrida. Puis elle montre l’évolution progressive de la réflexion du philosophe à partir des limites conceptuelles du discours philosophiques occidental vers une insistance sur les questions éthique et politique. G C. Spivak, «The Setting to Work of Deconstruction», A critique of Postcolonial Reason, 423 et suivantes.

33C.C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, trad. Françoise Bouillot (Paris: Payot, 2009), 389.

34S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 48.

35Ces historiens se nomment : S. Amin, D. Arnold, P. Chatterjee, D. Hardiman, R. Guha et P. Pandey.

36S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 53.

37Article repris dans G. C. Spivak, En d’autres mondes, en d’autres mots. Essai de politique culturelle, 421-466.

38S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 55.

39Dans la nouvelle de Devi, Draupadi a pris la tête d’une révolte durant la période des luttes d’un groupe révolutionnaire, les Naxalites, pour la réforme agraire, dans les années 1960. Or, un certain Senanayak, officier de l’armée du gouvernement du Bengal, commande l’arrestation de cette femme. Draupadi est alors dénudée, torturée, violée et laissé attachée dehors. Puis, on la ramène à la tente où elle était. On la jette sur la paille. Son vêtement est jeté sur son corps. Enfin, le garde pousse le pichet d’eau vert elle. Mais la jeune femme se lève, verse l’eau par terre et déchire son vêtement. Devant le comportement étrange, le garde pense qu’elle est devenue folle et court chercher des ordres. Senanayak surpris sort et voit Draupadi nue, «se diriger vers lui dans la pleine lumière du soleil, la tête haute». Elle est couverte de sang, blessée. Mais elle lui tient tête, déclare qu’elle ne le laissera pas la rhabiller et lui dit : «Que peux-tu faire de plus?». Il est dit alors que Senanaya a peur de se tenir face à une cible désarmée, terriblement peur Selon Spivak, la nouvelle de Mahasweta Devi défit les prétentions à la vérité du discours historique des élites à propos de l’histoire de l’indépendance national; et ce, du point de vue des femmes subalternes Dans sa préface à Draupadi, Spivak rappelle ce que dit l’auteur en présentant sa nouvelle: «La vie n’est pas mathématique et l’être humain n’est pas au service exclusif de la politique. Je veux un changement dans le système politique actuel et je ne crois pas aux pures politiques de partir» M. Devi, cité par G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 89. G.C. Spivak, En d’autres monde, En d’autres mots. Essais de politique culturelle, 321, cf. également : p. 347.

40G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 395.

41«Depuis Sati-Savitri-Sita jusqu’à Nirupa Roy et Chad Osmani». G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 396.

42G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 398.

43G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 401.

44G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 405.

45G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 405.

46G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 405.

47Pour «Daupradi» cf. F. Matheron, A. Corsani, C. Degoutin, G. Zapperi, «Narrations postcoloniales», 18.

48P. Ricoeur, Temps et récit, Tome I (Paris: Seuil, 1983), 123.

49G C. Spivak, In Other Worlds, Essays in cultural politics, 426-427.

50S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 125.

51Selon Spivak, la lecture que fait Devi de son histoire en tant qu’allégorie d’un troublant nationalism ignore la position de classe inférieure d’une femme subalterne comme Jashoda.

52S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 2005.

53L.M. Chauvet, Symbole et sacrement. Une relecture sacramentelle de l’expérience chrétienne (Paris: Cerf, 1987), 150.

54J. Derrida, De la grammatologie, 24.

55L.M. Chauvet, Symbole et sacrement. Une relecture sacramentelle de l’expérience chrétienne, 151.

56J. Derrida, Points de suspension. Entretiens (Paris: Galilée, 1992), 89.

57F. Nault, Derrida et la théologie, Dire Dieu après la reconstruction (Paris: Cerf, 2000), 86.

58Stephen Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 2005.

59J. Lacroix, Panorama de la philosophie française contemporaine (Paris: puf, 1968), 242.

60G. C. Spivak, «Les subalternes peuvent-ils parler?», L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales (Paris: Karthala/Amasterdam: Sephis, 1999), 173-174. Pour une traduction plus récente de la dernière version du texte. Cf. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler?, trad. Jérôme Vidal (Paris: Amsterdam, 2009).

61J-L Amselle, L’occident Décroché. Enquête sur les postcolonialismes (Paris: Stock, 2008), 143-144.

62J. Derrida, Limited Inc., trad. Elisabeth Weber (Paris: Galilée, 1990), 252.

63«D’autre part, dire de l’histoire, du monde et de la réalité qu’ils apparaissent toujours dans une expérience, c’est dire également autre chose. C’est exprimer qu’ils apparaissent dans un movement d’interprétation qui les contextualise, selon un réseau de différences et donc de renvois à (de) l’autre, c’est rappeler que l’altérité est irréductible. Ainsi, la différance est-elle une référence et réciproquement», J. Derrida, Limited Inc., 253. Dès lors qu’il accueille la référence comme différence et qu’il inscrit la différance dans la présence, ce concept de texte ou de contexte n’oppose plus l’écriture à l’effacement. Le texte n’est pas une présence. Derrida nous dit que la finité (le caractère fini) d’un contexte n’est jamais assurée ni simple. Il y a une ouverture indéfinie de tout contexte, une non-totalisation essentielle. Enfin, ce qu’il peut y avoir de force ou de violence irreductible dans la tentative de «fixer le contexte des énoncés» peut aussi communiquer avec une certaine «faiblesse», voire avec une non-violence essentielle. «Pour Derrida, c’est dans ce rapport difficile à penser, fort instable et dangereux, que se prennent les responsabilités, les responsabilités politiques en particulier. Cela peut paraître surprenant ou désagréable qu’à ceux pour qui les choses sont toujours claires, facilement déchiffrables, calculables et programmables: en un mot, si l’on voulait être polémique, aux irresponsables». J. Derrida, Limited Inc., 254.

64F. Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis (Paris: la Découverte, 2005), 214.

65Dans French Theory, François Cusset rappelle à ce sujet que la philosophe a donné un séminaire sur le concept d’endoctrinement à l’Université du Texas et ce au plus fort de la guerre des cultures, puis incité ses étudiants à en analyser les formes universitaires américaines, et pas seulement les formes soviétiques et islamistes plus évidentes. F. Cusset, French Theory, 216.

66F. Cusset, French Theory, 216.

67Ainsi qu’avec la tradition marxiste. Cf.W. Montag, «“Les Subalternes peuvent-illes parler?” et autres questions transcendantales», Multitudes 26, Vol. 3 (2006): 133-141, consultada en enero 17, 2016, http://multitudes.samizdat.net/Les-Subalternes-peuvent-illes.

68G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler? 43.

69Si, dans le contexte de production coloniale, le subalterne n’a pas d’histoire et ne peut pas parler, la femme subalterne le peut encore moins.

70Notre auteur montre, par exemple, dans l’un de ses articles («The rani of Sirmur», 1985) comment une femme de «classe supérieure» a écrit dans et en-dehors des archives coloniales, vers 1840, lorsque l’Inde passa du contrôle de l’économie déréglementée de la Compagnie des Indes au régime colonialiste des britaniques. S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 60.

71Incluant les classes moyennes supérieures (comme le Rani de Sirmur), des agriculteurs, des mouvements paysans inorganisés, des groupes tribaux les sous-prolétaires urbains.

72J. Derrida, Donner la mort (Paris: Galilée, 1999), 27.

73Cf. F. Fistetti, Théories du multiculturalisme. Un parcours entre philosophie et sciences sociales, trad. Philippe Chanial et marilisa Preziosi (Paris, La Découverte, 2009), 66 et suivantes.

74Shiva est le troisième membre de la trinité hindoue avec Vishnu et Brahmâ. C’est le dieu qui détruit pour créer de nouveau.

75Texte appartenant à la littérature indienne.

76Indian red, Le sati, consultada en enero 17, 2016, http://pagesperso-orange.fr/indianred/sati.htm.

77J. Baechler, Les suicides (Paris: Calmann-Lévy, 1975), 517.

78La pativrata (pati: mari, vrat: voeux), est «l’épouse dévouée à son mari» dont les devoirs sont décrits dans le Mahâbhârata: «Les devoirs de la femme sont créés par le rite des noces quand, en présence du feu nuptial, elle devient l’associée de son Seigneur pour l’accomplissement de tous actes justes. Elle doit être belle et douce, considérer son époux comme son dieu, et le servir dans la fortune et l’infortune, la santé et la maladie, obéissant même s’il lui commande des actions contraires à la justice ou des actes qui peuvent la conduire à sa propre destruction. Elle doit, levée tôt, servir les dieux, entretenir toujours la propreté dans sa maison, soigner le feu sacré domestique, ne pas manger avant que les besoins des dieux, des hôtes et des serviteurs soient satisfaits, dévouée à son père et à sa mère, et au père et à la mère de son époux. La dévotion à son Seigneur est l’honneur de la femme. C’est son ciel éternel». Sati, Encyclopédie sur la mort. La mort et la mort voluntaire à traver les pays et les âges, consultada en enero 17, 2016, http://agora.qc.ca/thematiques/mort/dossiers/sati.

79G. de Graverol, Le rite de la Sati. La crémation des veuves en Inde, Mémoire rédigé en 1997, sous la direction de G. Heuze, consultada en enero 17, 2016, http://www.dhdi.free.fr/recherches/horizonsinterculturels/memoires/graverolmemoir.htm.

80De «dharma («ordre», «religion», «lois») renvoie à tout ce qui constitue l’hindouisme de manière spécifique: le rituel, la dogmatique, le droit, l’organisation sociale, etc.

81G. C. Spivak, «Les subalternes peuvent-ils parler?», L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, 173.

82G. de Graverol, Le rite de la Sati. 33.

83G. de Graverol, Le rite de la Sati. 33.

84Pour notre auteur, cette représentation coloniale est illustrée par un article daté de 1927: Suttee(seti) (Sati en hindi et sutte dans la transposition anglaise). Ce texte, fut écrit par un administrateur colonial, E. Thompson (1886-1946) à propos des veuves auto-immolées. Or, Thompson exacerbe cette pratique comme une identification absolue à l’intérieur d’une pratique de discours comme la bonne femme /épouse avec son auto-immolation sur le bûcher de son mari. Une telle déclaration répète le silence, la voix silencieuse des femmes Hindoues qui est déjà déplacée sur le bûché funéraire de son mari dans la tradition de la religion Hindoue décrite plus haut. S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 63.

85S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak, 64.

86W. Montag, «“Les Subalternes peuvent-illes parler?” et autres questions transcendantales».

87Spivak dit, plus précisément, que l’intellectuel du Premier-Monde se dissimule sous le masque du non-représentateur absent laissant les opprimés parler pour eux-mêmes. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler?, 63.

88«C’est comme si nous avions affaire à un simple dilemme: ou bien nous affirmons que les subalterns peuvent en effet parler - dans ce cas, selon le point de vue, nous avons restitué leur puissance d’agir [agency] aux subalternes, ou nous l’avons au contraire perdue dans les limbes de l’essentialisme-; ou bien nous affirmons avec Spivak que les subalternes ne peuvent pas parler - ce qui signifie, pour les un-es, que nous avons réduit les opprimé-es au silence ou, pour les autres, que nous refusons d’adhérer au mythe du sujet fondateur. Peu nombreux sont ceux ou celles qui ont pris le risque de mettre en question la question elle-même, d’en interroger le fonctionnement et les effets pratiques». W. Montag, «“Les Subalternes peuvent-illes parler?” et autres questions transcendantales».

89Spivak ne demande pas si les subalternes parlent effectivement, mais s’il leur est possible de le faire. Comme l’a montré le philosophe Montag dans un commentaire, la question de notre auteur porte sur le possible et, en tant que telle, fonctionne comme une question transcendantale semblable à la célèbre question de Kant: que puis-je connaître? Si la réponse consiste à dire que les subalternes sont incapables de parler, il faut en conclure que ce que nous considérions jusqu’ici comme la parole des subalternes n’est en réalité rien d’autre que l’apparence de cette parole. Ce type de questionnement transcendantal produit donc, nécessairement, une distinction entre apparence et réalité.

90Le titre exacte est le suivante: «Minute on Indiana education», consultada en enero 17, 2016, http://www.columbia.edu/itc/mealac/pritchett/00generallinks/macaulay/txt_minute_education_1835.html

91T.B. Macaulay, Speeches by Lord Macaulay: Whith His Minute on Indian Education, G.M. Young, dir. (Oxford: Oxford University Press, AMS Edition, 1979), 359, cité dans G. C. Spivak, Les subalterns peuvent-elles parler? 40.

92La fondation de l’Association asiatique du bengale (1784, l’Institut indien d’Oxford (1883) et le travail analytique et taxinomiques d’universitaires comme A. Macdonnel et A. Berriedale qui étaientà la fois administrateurs coloniaux et responsables de la question du Sanskrit.

93Cf. L’interview de Spivak publié dans Socialiste review 20, Vol. 3 (1990): 81-98.

94F. Matheron, A. Corsani, C. Degoutin, G. Zapperi, «Narrations postcoloniales», 2.

95Spivak souligne la complicité des intellectuels occidentaux dans le fait de faire taire les voix des groupes opprimés. Dans «Can the Subaltern Speak?», notre auteur invoque l’histoire d’une jeune femme indienne de la classe moyenne, Bhubaneswari Bhaduri, qui s’était suicidée dans l’appartement de son père au nord de Calcutta en 1926. Or, on découvrit que cette femme était membre d’un groupe impliqué dans la lutte armée pour l’indépendance indienne. Bhubaneswari avait été chargée d’un assassinat politique qu’elle n’était pas capable de faire et elle avait commis ce suicide afin d’éviter d’être capturées par les autorités coloniales britanniques. Cf. S. Morton, Gayatri Chakravorty Spivak.

96G. C. Spivak, «On n’est pas subalterne parce qu’on le ressent», 61.

97G C. Spivak, En d’autres monde, En d’autres mots. Essais de politique culturelle, 249.

98Spivak nuance d’ailleurs son propos lorsqu’on lui demande si le jeune tunisien, Mohamed Bouazizi, immolé le 17 décembre 2010, ne rappelle pas le suicide de la jeune indienne qu’elle évoque dans son entretien avec J. Chauveau, comme d’ailleurs dans son célèbre article. L’intellectuelle indienne, souligne, en effet, que l’acte de parole radical de cet homme a été «entendu» par une infrastructure politique préexistante. «Et celle-ci, du fait de sa capacité d’écoute, a été ensuite en mesure de lui faire écho, de le compléter et finalement de le prolonger à travers des actes révolutionnaires dont le rayon d’action a dépassé, tout en l’englobant, la seule catégorie de population que l’on peut definir par le terme subalterne». G. C. Spivak, «On n’est pas subalterne parce qu’on le ressent», 63.

99H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier (Paris: Calmann-Levy, 1983), 64-65.

100Cf. J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, trad. Olivier Ruchet (Paris: éd. Amsterdam, 2009).

101J J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, 204.

102G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2: Mille plateaux (Paris: Minuit, 1980).

103Ce terme renvoie, ici, à signification en fonction du contexte.

104F. Poché, Blessures intimes, blessures sociales. De la plainte à la solidarité (Paris: Cerf, 2008).

105G. le Blanc, L’invisibilitésociale (Paris: puf, 2009).

106J. Rancière, «Le partage du sensible» (Christine Palméri), ETC 59 (2002): 34.

107F. Poché, Le temps des oubliés. Refaire la démocratie (Lyon: Chronique Sociale, 2014).

108J. Derrida, Marges de la philosophie, 254.

109 Katia Genel, «Responsabilité morale et théorie sociale dans l’Ecole de Francfort. D’Adorno à Honneth », Raisons politiques 28, Vol. 4 (2007): 105.

110Cf I. Wallerstein, «La actualidad enfrentada al pasado», (Diálogos con Alfredo Gomez—Muller y Gabriel Rochkhill), La teoría crítica en Norteamérica. Política, ética y actualidad (Medellín: La Carreta Editores, 2008), 105-120.

111E. Dussel, L’Éthique de libération. À l’ère de la mondialisation et de l’exclusion, trad A. K. Lumembu (Paris: L’Harmattan, 2002).

*Doctor en filosofía por la Universidad París x-Nanterre, tiene un grado en filosofía por el Instituto Católico de París, un postgrado en Ciencias del lenguaje de la Sorbonne Nouvelle, así como la acreditación otorgada por la Universidad de Estrasburgo como supervisor de estudiantes de doctorado. Actualmente es profesor de filosofía contemporánea en la Université catholique de l’Ouest y la Université de Strasbourg, en Francia. Contacto: fred.poche@wanadoo.fr

Para citar este artículo: Poché, Fred. «La question postcoloniale au risque de la déconstruction. Spivak et la condition des femmes». Franciscanum 171, Vol. lxi (2019): 43-97.

Received: April 24, 2018; Accepted: June 25, 2018

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