SciELO - Scientific Electronic Library Online

 
 issue49EditorialGiovanni Pico’s Aristotelism and the Harmonization of Plato and Aristotle author indexsubject indexarticles search
Home Pagealphabetic serial listing  

Services on Demand

Journal

Article

Indicators

Related links

  • On index processCited by Google
  • Have no similar articlesSimilars in SciELO
  • On index processSimilars in Google

Share


Praxis Filosófica

Print version ISSN 0120-4688On-line version ISSN 2389-9387

Prax. filos.  no.49 Cali July/Dec. 2019

https://doi.org/10.25100/pfilosofica.v0i49.7951 

Artículo de investigación

Naissance de l’anthropologie philosophique: le moment sophistique

Nacimiento de la antropología filosófica: el momento sofístico

1Université de Paris VIII, Paris, France. ORCID : 0000-0002-4491-7895 E-mail: cany.bruno@gmail.com


Resumé

Ce qui généralement n’est pas perçu par les philosophes, du fait même du dénigrement originaire de la sophistique par la philosophie, c’est que la sophistique n’est pas simplement une parole, mais qu’elle est aussi une pensée, et que cette pensée est critique. Qu’elle ne se contente pas de proposer une figure de l’homme (anthropologie), mais encore qu’elle développe une réflexion sur les catégories de cette représentation (anthropologie philosophique). L’homme de la sophistique ne se contente pas d’être un être éthico-politique, il est aussi un penseur critique. En prenant en compte cette valoration, nous nous attacherons à montrer la spécificité de la plupart des grands représentants de ce mouvement.

Mots-clés: Sophistes; anthropologie philosophique; nature; culture, logos

Abstract

What is generally not perceived by philosophers, because of the original denigration of sophistry by philosophy, is that sophistry is not merely a word, but also a thought, and that this thought is critical. That it does not only propose a figure of man (anthropology), but also that it develops a reflection on the categories of this representation (philosophical anthropology). The man of sophistry is not content with being an ethico-political being, he is also a critical thinker. Taking into account this validity, we will endeavor to show the specificity of most of the great representatives of this movement.

Keywords: Sophists; Philosophical Anthropology; Nature; Culture; Logos

I.Introduction

L’intérêt de la philosophie pour la sophistique réside dans l’œuvre platonicienne elle-même : nombre de dialogues opposent à Socrate un ou plusieurs Sophistes, et même prennent pour titre le nom du sophiste principal interlocuteur. Pourtant Platon la condamne : il oppose la sophistique (art du faux) et la dialectique (art du vrai). La tradition philosophique a repris aveuglément ce jugement, jusqu’à Hegel non inclus. Depuis quelques décennies, toutefois, les Sophistes font l’objet d’un regain d’intérêt philosophique salutaire. Nous voudrions donc, aujourd’hui, articuler cet intérêt nouveau pour la sophistique à la renaissance des études platoniciennes.

Il faut rappeler dès à présent qu’il n’y a pas une sophistique - que le mouvement de pensée sophistique ne constitue pas une école -, mais qu’il y en a autant que de Sophistes. Que « sophistique », même écrit au singulier, s’entend toujours au pluriel. Aussi bien, parler d’ « anthropologie sophistique » est une facilité de langage. Facilité autorisée par le peu de choses, comme en toute question présocratique, qui nous sont parvenues sur la représentation que les Sophistes se font de l’homme et de leurs réflexions quant à cette représentation, et par la nécessité d’en faire la synthèse conceptuelle.

On le sait, l’apport des penseurs présocratiques est d’ordre empirique. Mais là où les Physiciens cherchent les règles de fonctionnement de la nature, les Sophistes, eux, s’occupent essentiellement des règles éthiques et de l’efficacité politique de la parole publique.

Dans leur refus de toute métaphysique, aussi bien que dans leur cantonnement à l’étude de l’homme éthico-politique, on voit combien la première sophistique et la philosophie naissante de Socrate sont proches, et donc combien, pour Platon, il est un enjeu majeur et urgent de les distinguer. D’où ce combat permanent du Socrate de Platon : la philosophie naissante s’élabore en Contre-Sophistique.

Or, au lieu de détourner catégoriquement les philosophes, la sophistique, du fait même qu’elle est ce contre quoi la philosophie a pu naître, aurait dû au contraire être l’un de leurs premiers intérêts dans l’étude de la philosophie naissante. Car si les Sophistes sont combattus avec tant d’acharnement et de permanence dans l’œuvre platonicienne c’est que dans ce combat se joue quelque chose d’essentiel pour la philosophie elle-même, quelque chose d’instituant. Tel est donc l’intérêt négatif de la Sophistique pour la philosophie, qui devrait guider toute étude portant sur les liens entre philosophie et sophistique.

On sait par Platon que, pour Socrate, le point névralgique de sa dispute avec les Sophistes était cette éthique que tous deux prétendaient enseigner. On sait également que, l’une comme l’autre, la sophistique et la dialectique utilisent la rhétorique. Que ce sont des arts de la parole publique.

Les études platoniciennes actuelles, qui ont profondément renouvelé ces vingt dernières années la réception de l’œuvre de Platon en revalorisant la pensée poético-mythologique face à la pensée scientifico-mathématique, ces études n’ont pas encore achevé le rééquilibrage de la dualité fondamentale de la pensée platonicienne : d’un côté le vrai modélisé mathématiquement et le vraisemblable modélisé mythologiquement ; de l’autre côté la recherche d’une vérité scientifique portée par une parole poétique, car la pensée platonicienne n’est jamais systématique, où l’on voit la primauté scientifique revendiquée être disputée par la primauté poétique effective en un cercle herméneutique parfait.

Quant aux études sophistiques actuelles, elles sont sorties du cadre éthico-politique, dans lequel on cantonnait la lecture des Sophistes depuis l’Antiquité, en même temps qu’elles sortaient du préjugé que la rhétorique était par nature néfaste en en faisant reconnaître la valeur positive (l’efficacité communicationnelle et performative) et en l’articulant à la spéculation métaphysique (combat contre l’éléatisme) : le refus que la vérité soit réductible à une (Protagoras) va de pair avec le refus que le vrai monde soit l’arrière-monde (Gorgias).

Ainsi, de même que Gorgias a cessé d’être réduit à sa rhétorique, et qu’on reconnaît aujourd’hui l’immense métaphysicien qu’il fut, de même les recherches des Sophistes sur le langage (la rhétorique de Gorgias, la synonymique de Prodicos…) ne sont plus réduites à de simples opérateurs de l’éloquence antique et sont intégrées à une véritable réflexion “philosophique” sur le langage.

Ainsi donc, la tradition éthico-politique éclairée par la redécouverte pragmatique devrait nous mettre sur la voie de l’anthropologie implicite de Socrate, car, si Socrate fonde la philosophie en posant la question « Qu’est-ce que… ? », il ne faut pas oublier que son objet est l’homme. Or personne ne semble s’émouvoir du fait que l’anthropologie philosophique instituée par cette question reste un cadre vide, jamais élaboré par Socrate. Que la question socratique ne possède pas sa réponse. D’autant que cette réponse est toute proche. En effet, l’anthropologie socratique est implicite car elle se trouve chez ses adversaires privilégiés, où l’on peut la reconnaître sans difficulté. L’homme socratique n’est conceptuellement pas différent de l’homme sophistique, il est un être de langage à finalité éthico-politique - tel est donc l’intérêt positif de la Sophistique pour la philosophie naissante.

Que la question de l’homme ait été fondée par les Sophistes, c’est là chose admise. M. Untersteiner la pose dans son avant-propos : « Ce problème […] doit être plus précisément défini comme celui de l’interprétation des Khrêmata, des pragmata, des onta, “expériences”2 de ce que l’homme éprouve en tant qu’individu, en tant qu’être social, en tant que penseur. » (Untersteiner, 1993, pp. 13-14) Autrement dit, « l’homme sophistique » fonde l’humanisme européen.

C’est donc sur deux axes que cette anthropologie sophistique se déploie principalement :

En premier lieu, celui de l’aretê (l’Excellence), qui est proprement le stade anthropologique, et qui s’élabore selon plusieurs problématiques : a) la dualité phusis / nomos, qui permet à l’homme de se penser conflictuellement nature et culture; b) la dualité être individuel / être collectif, qui lui permet d’élaborer à la fois une éthique de l’individu naissant et une politique de l’homme collectif ; c) la dualité pratique / théorique, qui lui permet de passer de l’affirmation de l’opportunité, dans le kairos de Protagoras, à l’adhésion, qu’offre le choix selon Prodicos. Sans oublier que l’Excellence introduit à la culture agonistique (la figure éducative du Deux), et travaille à l’élaboration de la dikê (justice) et de la liberté. Enfin, que la question de son enseignement se pose : l’aretê s’enseigne-t-elle ? Les sophistes, on le sait, pensaient que oui.

En deuxième lieu, celui du logos (la parole publique), qui est plus spécifiquement le stade de l’anthropologie philosophique et qui s’organise selon deux sciences :

A/ La rectitude du style, ou Rhétorique, qui est la science de la bonne maîtrise de ses effets. Car l’horizon sophistique est toujours pragmatique : si je parle, c’est pour être entendu et compris. Ici, la pragmatique est conforme à l’éthique, c’est-à-dire à la recherche de l’Excellence.

C’est à Gorgias que revient de réélaborer l’art de la parole publique, sous le nom de « Rhétorique ». Dans son esquisse d’une « rhétorique picturale » du discours sophistique, G. Romeyer-Dherbey (2002a, pp. VI-IX) note que le travail sur la langue est coextensif à l’immanentisme et au refus de l’idéalisme, et que, bien plus qu’une simple codification, comme ce à quoi on voudrait souvent la voir réduite, la rhétorique est avant tout création et expérimentation. Il en donne pour preuve deux exemples qu’Aristote (Rhétorique, III, 3 et 10) emprunte à Lycophron : α) Le mot-valise (diploos onoma: « mot composé »), tout d’abord, vise à l’idéal d’une prose picturale qui s’appréhenderait d’un seul coup d’œil, comme un logos-tableau. La poétique de ce mot composé s’oppose donc à la discursivité du logos: il rejette la copule, qui relie entre les mots, et ouvre à la logique prédicative de l’ontique. β) Les formules ambiguës, d’autre part, qui mettent en place une rhétorique du double sens. Ainsi, Skirôn sinis anêr, puisque sinis soit désigne un brigand alors célèbre, soit signifie « dévastateur, ravageur », peut se lire, suivant que l’on fait des skirôn ou de sinis un nom propre, soit « Skirôn, homme ravageur », soit « Sinis, homme tempête ».

Dans l’un et l’autre cas, ce n’est pas la dimension référentielle du langage qui est attaquée - le logos donne toujours son sens au cosmos -, mais c’est son positionnement qui est modifié : la dénotation (ce qu’il en est du monde) est remplacée par la connotation (ce qui apparaît / est perçu du monde). A la perspective hiératique de l’invisible ontique est substituée la surface fluente du visible apparaître.

B/ La rectitude des mots, ou Synonymique, qui est la science qui permet l’adéquation, car il n’y a pas de conformité possible au réel dans le discours qui dit n’importe quoi. Le mot, ici, c’est aussi bien le nom que le verbe ; et la synonymique opère, non par essentialisation (que le mot soit conforme à la nature de la chose), mais par distinction (selon une technique déjà présente chez Homère, où chaque prédicat d’un sujet est toujours donné en miroir de son opposé dans un autre sujet. Ainsi (j’invente), Ulysse est-il aussi petit qu’Achille est grand, aussi râblé qu’Hector est élancé et, enfin, aussi puissant qu’un sanglier…

La pensée sophistique relève de la pensée visuelle archaïque. La pensée s’y pense comme vision : elle voit ce que l’œil ne peut voir et, via la parole publique, elle l’offre au regard mental de tous. Elle est donc productrice d’images ; et la mémoire, cet art de se souvenir (ou d’oublier) et de classer les pensées-connaissances, est un art visuel.

Si la pensée empirique est chez elle au sein de la pensée de la vision, c’est non seulement parce qu’elle est un voir et un faire voir ce qu’elle voit, mais encore, du fait même qu’elle voit, elle est un toucher à distance, et, du fait qu’elle fait voir, elle est un toucher à distance partagé par tous. C’est donc par la « vision partagée » que la pensée, ici, s’universalise ; et c’est ce « toucher à distance » qui offre sa concrétude à l’objet pensé et à la pensée l’adéquation sans laquelle il n’y a pas de vérité possible.

Platon, dans la République (454 a) et dans le Théétète (164 c-d), dit explicitement qu’il existe une résistance de la sophistique à l’abstraction conceptuelle. Ce que Protagoras confirme, lui qui n’a cure de cette logique - alors naissante - qui offre à la pensée sa vérité formelle. A ses yeux, seule compte l’adéquation : il n’y a besoin, à la vérité de la pensée, que de voir ce qui est dit - c’est-à-dire de lui offrir une concrétude commune et une adéquation partagée.

En renouant avec la pensée visuelle, les Sophistes renouent également avec la théorie selon laquelle la parole est image. Mais ils adaptent la vieille parole-vision de la théologie homérique à la politique démocratique athénienne, faisant de l’exercice de la parole-vision dans l’espace public, réservé chez Homère à ces professionnels que sont les aèdes, l’affaire de tous, c’est-à-dire de chaque citoyen.

Le problème de la pensée visuelle, pour nous, c’est la réflexivité. C’est l’aporie que nul ne peut résoudre, car nul ne peut se voir voir. Mais les Sophistes ne voyaient là aucune difficulté, pour eux la mémoire est cette pensée visuelle qui regarde (en se souvenant) cette autre pensée visuelle (qu’est le souvenir). Si la vision ne peut se voir, du moins peut-elle voir les images, ses propres productions.

A la suite d’Héraclite, qui a initié le retour de la pensée ionienne sur elle-même, cette pensée réflexive primitive fait, à présent, un arrêt prolongé sur l’homme. Et l’image que l’homme grec a de lui-même est alors scrutée avec acuité. La filiation d’Héraclite à Protagoras est reconnue depuis l’Antiquité. Elle porte sur : a) la pensée réflexive du stade visuel, ainsi que nous venons de le voir ; b) la pensée duelle (cet autre trait spécifique - avec la vision - de la pensée archaïque) qui, d’Homère à Aristote, déploie l’une après l’autre l’ensemble de ses potentialités ; c) la pensée du sujet qui, du temple d’Apollon à Delphes jusqu’à Socrate, ouvre l’accès à l’individu.

Nous avons pris l’habitude de distinguer, avec Nietzsche, faisant suite à la pensée héroïque de l’apparaître anthropomorphique des dieux, la pensée tragique. Elle englobe Héraclite, les poètes dramatiques et les penseurs sophistiques, et elle a pour objet la naissance douloureuse de l’homme européen sous le nom d’individu.

Bien que ne possédant ni la dramatisation des œuvres poétiques, ni le pessimisme de l’œuvre philosophique, mais du fait même qu’ils dégagent l’individu de ses déterminations religieuses et scientifiques, il est possible de faire une lecture tragique des Sophistes ; mais une lecture étonnamment joyeuse, du fait que ces derniers proposent, dégagées de tout pathos, des solutions à l’aporie tragique. Untersteiner a fortement souligné le rapport entre les « Doubles dits » protagoréens et la tragédie eschyléenne, où l’homme est pris dans un discours à double détente, qui ouvre aussi bien au libre arbitre qu’à la prédominance du destin.

On vérifie, ici, que le dialogue entre la pensée “scientifique” et la pensée “artistique” se poursuit : de même qu’il existe un lien entre la Physique et la Poésie lyrique, via Xénophane, avec la découverte de l’universalisation du singulier, de la sensation pour les poètes et de la pensée pour les philosophes (cf.Cany, 2008, pp. 37-40), de même le lien qui existe entre Sophistique et Poésie tragique, c’est la découverte de la liberté politique.

L’homme grec a donc découvert, avec Archiloque et Sappho, la singularité dans ce qu’elle a de relatif et d’universel. A présent, avec la poésie d’Eschyle, ce même homme découvre la contradiction insurmontable et, avec elle, l’universelle singularité devient tragique. Puis, presque aussitôt, avec les Sophistes, il trouve la solution : la liberté doit être cantonnée aux affaires humaines.

Enfin, comme toute parole est pensée, la sophistique est aussi la science des « doubles dits » (dissoi logoi). La pensée grecque, nous l’avons dit, est une pensée du Deux. Une pensée de cette dualité qui refuse aussi bien l’Un que le Multiple (cf.Cany, 2001, pp. 232-235). Son histoire est celle des différentes modalités qu’elle a connues : Homère, nous venons de le voir, utilise les oppositions comme opérateur de pensée ; Hésiode leur offre la symbolisation figurée des deux Eris ; Héraclite leur fait atteindre, au sein de la synthèse dialectique, l’Harmonie contre-tendue ; Platon reprendra la dialectique, mais dans sa forme éléatique, en vue d’obtenir l’un par le retrait de l’autre… Entre ces deux conceptions de la dialectique archaïque, Protagoras affirmera la dualité irréductible.

Platon nomme la science de Protagoras « antilogie », et souvent il en fait un synonyme d’ « éristique » (cf.Brisson, 1997, pp. 107-108). Mais cela c’est, bien entendu, pour mieux l’opposer négativement à la dialectique, car dans la technique protagoréenne des « doubles dits », il y a ce refus catégorique de toute synthèse, cette revendication du dualisme et du différend.

Ainsi, ce qui généralement n’est pas perçu par les philosophes, du fait même du dénigrement originaire de la sophistique par la philosophie, c’est que la sophistique n’est pas simplement une parole, mais qu’elle est aussi une pensée, et que cette pensée est critique. Qu’elle ne se contente pas de proposer une figure de l’homme (anthropologie), mais encore qu’elle développe une réflexion sur les catégories de cette représentation (anthropologie philosophique).

L’homme de la sophistique ne se contente pas d’être un être éthico-politique, il est aussi un penseur critique.

Etant donné, d’une part, qu’il n’y a pas de pensées sans penseurs, et que, d’autre part, les sophistes ne font pas école, il est pertinent de présenter les sophistes concernés par l’anthropologie philosophique séparément. D’établir un Portrait de groupe, donc. Non sans avoir rappeler au préalable, parmi ce qui unit les sophistes, les éléments communs en rapport avec l’anthropologie sophistique.

Nous ne chercherons pas ici l’exhaustivité, mais les lignes de forces selon notre perspective anthropologique. Ces lignes de force, en même temps qu’elles dégagent les fondements de leurs célébrités, nous permettent de repenser ces premiers éducateurs en tant que penseurs poétiques, c’est-à-dire en tant que philosophes-artistes.

II.Traits communs

Tous sont des éducateurs itinérants. Non-athéniens (pour la plupart), leur trajectoire passe par Athènes, le foyer intellectuel et culturel d’alors. Comme tous les Maîtres de vérité, d’Homère à Platon, leur parole est publique (donc, l’affaire de tous), mais ils ont fait scandale en faisant payer leurs leçons (donc l’affaire des plus riches seulement) et, pour certains, en devenant immensément riches avec le fruit de ces leçons. On dit que Gorgias eut sa statue en or massif à Delphes.

Tous enseignent la vertu/excellence, individuelle et collective, qu’ils disputent à Socrate.

Tous sont des Maîtres du logos, cette « parole » qui est à la fois instrument (objet d’une tekhnê qui s’enseigne) et objet d’étude (objet de science : la Rhétorique de Gorgias, la Synonymique de Prodicos, etc.). Avec eux, le logos est compris dans sa plénitude : parole et pensée (raison). Il n’y a pas de pensée sans parole ni de parole sans pensée.

La pensée sophistique relève de la pensée visuelle : le sophiste, comme avant lui toute la tradition de penseurs depuis Homère, voit et fait voir. Ici, penser c’est « voir » et parler c’est « faire voir ». Rhétorique picturale. Anti-idéaliste.

Elle relève aussi de la pensée duelle, qui refuse l’Un comme le Multiple. Sur cette question également les Sophistes s’inscrivent dans une longue tradition qui remonte à Homère et qui a vu, suivant les types de discours et les écoles, le Deux se décliner différemment. Les grandes étapes. Son mode sophistique : les dissoi logoi (que Protagoras présente comme une nouvelle façon de penser) qui s’opposent à la dialectique.

III.L’homme-mesure

L’anthropologie sophistique de Protagoras (cf. Poirier, 1988; Romeyer-Dherbey, 2002b, pp. 7-31 ; Bonazzi cité par Pradeau, 2009, pp. 45-50 ; Untersteiner, 1993, pp. 15-139), contenue dans le mythe du Protagoras de Platon, nous apprend que l’homme est « sophistês » en tant qu’il se maîtrise et maîtrise le monde. Cette maîtrise s’opère par l’invention et l’artifice, qui relèvent de la technique, et par l’accord et la convention, qui relèvent de la politique. Cette anthropologie est donc non biologique et strictement culturelle : l’homme, qui n’a aucune faculté positive du point de vue de l’utilité, est néanmoins possesseur du logos (parole/pensée) (321 b-c). Ensuite, conséquemment au don de la dikê, cet homme dont la nature est la culture, a pour culture la politique, (322 b-d). Ce passage des « techniques utiles à la vie » (321 d) à la « technique politique » (322 b) engage le logos sans lequel elles ne pourraient être, ni se développer, ni se transmettre. L’anthropologie protagoréenne est indiscutablement appuyée sur une philosophie du langage.

Ainsi, premièrement, l’homme est-il oubli de la nature et rejet de la surnature. Il est oubli de la nature, car l’homme n’est rien. Il est le laissé pour compte de la nature qui ne lui attribue aucune qualité. Degré zéro de l’animalité, il est un vivant dépourvu des moyens d’assurer sa subsistance. Il est défaillance fondamentale de la nature.

Pourtant l’homme survit. Absolument inattendue, cette survie est rigoureusement contre nature. Comment pareil renversement est-il possible ? C’est ici qu’apparaît le thème du renversement des forces dans sa modalité sophistique du « faible l’emportant sur le fort », qui est le terme de la condition effective du développement de l’humanité et l’explication de son acquisition et de sa maîtrise des outils.

Le modèle premier de l’outil est le levier, par quoi le léger soulève le lourd. Ainsi la technique subvertit-elle l’ordre de la nature. C’est donc par elle que l’homme se substitue à la nature défaillante et, avec la technique politique, crée l’ordre qui lui convient. Cela étant, la technique est un acquis et un fait culturel : elle s’apprend ; et, s’il veut rester en vie, l’homme doit à son tour la transmettre. D’où la nécessité de l’enseignement, conçu comme la tâche première de l’homme, puisque c’est lui qui rend possible l’humanité.

Mais cet homme oublié de la nature n’est pas pour autant un être de la surnature.

Il fait peu de doute que l’ontique protagoréenne contenait principalement, sinon exclusivement, une réfutation de l’étant éléatique. Réfutation qui est la condition sine qua non de la vision duelle du monde. En effet, Protagoras ne peut que s’opposer à l’ontique parménidienne, qui sacrifie le multiple et tombe dans le malheur de la généralité, par laquelle le discours devient vide. C’est pourquoi il refuse la distinction hiérarchisante entre l’opinion et la vérité, et réhabilite la doxa: le discours de l’opinion - en tant qu’il est pluriel - correspond parfaitement à la réalité toujours changeante.

Ni physicien - par son refus de la nature -, ni métaphysicien - par son rejet de l’étant (et, nous allons le voir, par sa distance vis-à-vis du divin) -, Protagoras recherche une “ontique négative”, où l’étant est l’accord verbal lui-même entre les hommes.

Deuxièmement, l’homme ne sait rien des dieux. L’agnosticisme épistémologique du fragment B iv (« Des dieux, je ne sais pas ni s’ils sont ni s’ils ne sont pas, ni non plus quelle est leur forme. ») conduit a :

D’une part, un athéisme existentiel - car si ne pas dire oui n’est pas logiquement équivalent à dire non, il n’en demeure pas moins que ce n’est pas fondamentalement différent existentiellement parlant ; car, en ne disant pas oui à l’existence des dieux, on ne dit peut-être pas formellement non, mais on en suspend à tout le moins l’existence. Ainsi, dans les deux cas l’existence est refusée aux dieux. Et que ce refus soit de nature différente importe peu, car les dieux grecs ne sont pas de pures abstractions. Ce sont même, au contraire, de purs existants (et plus précisément même des vivants (Vernant, 1989, pp. 17-19)). Et leur retirer l’existence, c’est les priver de la possibilité pour eux d’être. Enfin, si les dieux n’existent pas, que ce soit formellement ou hypothétiquement, alors il n’y a pas de sentiment religieux possible.

D’autre part, un athéisme institutionnel. J.-L. Poirier postule que l’athéisme est inhérent à la pensée de Protagoras ; et que l’agnosticisme épistémologique de notre fragment, articulé sur les institutions religieuses (par lesquelles le respect est plus important que le sentiment religieux), ouvre à un athéisme institutionnel ayant des conséquences sur la conception des sociétés humaines.

La religion - quelle qu’elle soit - ne peut pas ne pas souscrire inconditionnellement à l’existence des dieux. (Que pourrait être, en effet, la religion d’un dieu qui n’existerait pas ?) Elle rejette donc l’athéisme, et l’agnosticisme dans un ailleurs où leur différence est indistincte. Or dans une société où la religion et l’Etat ne sont pas séparés, l’agnosticisme épistémologique ouvre à un athéisme institutionnel, qui lui-même engage à une dissolution du fondement théologique du politique, et donc à une destruction des critères permettant de juger de la valeur des différentes organisations sociales.

Enfin, si, bien qu’il ouvre de fait à un athéisme existentiel et institutionnel, nous maintenons le jugement d’ « agnosticisme épistémologique » c’est, ainsi que le note Poirier, parce que l’athéisme ne participe pas du relativisme, si fondamental à la pensée de Protagoras, mais également parce que l’agnosticisme de notre fragment articule le relativisme du fragment B vi-a à la mesure du fragment B i.

L’agnosticisme et le relativisme ouvrent donc à une philosophie des valeurs : Rien n’est par nature, tout est par convention, disions-nous. Or, une valeur ne tire pas sa valeur du fait qu’elle soit vraie, mais de ce qu’elle est voulue. Ainsi, rien n’a de valeur en soi, car c’est toujours nous qui attribuons une valeur aux choses. Par exemple, ce qui fonde le droit, ce n’est pas la nature, mais le fait qu’une société humaine l’accepte pour elle-même. Le droit est le fondement de la justice, ce second don des dieux selon le mythe du Protagoras. Laquelle est une technique spécifique et la condition de l’effectivité du groupe.

La philosophie des valeurs résout donc la question posée par la diversité des sociétés et répond à la nécessité de l’éducation comme transmission des valeurs d’une communauté.

IV.Troisièmement, l’homme est mesure de toute chose

En tant qu’ « oublié de la nature », l’homme de la sophistique protagoréenne refuse la réduction de l’homme à la phusis, et donc rejette tout enfermement dans le déterminisme empirique. D’autre part, en tant qu’il ne sait rien des dieux (et si l’homme ne sait rien des dieux, c’est parce qu’ils n’appartiennent pas aux mêmes sphères du cosmos), l’homme sophistique rejette la réduction de l’homme au theos, et donc refuse de se plier au déterminisme transcendantal. Ce double refus ouvre le cadre formel à un homme nouveau : libéré de tout déterminisme, il est seul face à lui-même et au monde.

Notons que : α) la « chose » dont l’homme est la mesure n’est pas le mot pragmata, mais le mot chrêma, « la chose dont on se sert, la chose utile » ; β) l’ « homme » (anthropos) est l’homme individuel-universel, non par indifférenciation archaïque, mais selon la sagesse herméneutique : le moment de la particularité, bien que réel, demeure un moment négatif, qui nous plonge - selon le Théétète, 161 d - dans le relativisme sceptique du « à chacun sa vérité » ; le moment de l’universalisation, lui, est positif, mais il nous fait basculer dans l’objectivité scientifique dont la généralité vide a déjà été rejetée. Ainsi comprenons-nous « l’homme individuel-collectif » comme un concept porteur d’une « double thèse ».

Si les choses ne sont ni par phusis, ni par theos, mais par convention, alors l’homme est bien la mesure toujours changeante, selon le lieu et le temps, c’est-à-dire en fonction de ses attentes. C’est pourquoi, si l’empirique dépend de nous et si le transcendantal - qui est pure spéculation - nous échappe, alors l’homme nouveau affirme le primat de l’éthico-politique (pratique) sur le théologique (théorique et abstrait).

En conséquence de quoi, l’homme est artifice : il est l’unité référentielle de toutes choses par convention (c.-à-d. accord entre les hommes) : Rien n’a de valeur en soi, rappelions-nous, c’est nous qui attribuons une valeur aux choses. Mais si les choses ne sont ni par phusis, ni par theos, mais par convention, alors l’homme est leur mesure changeante (c.-à-d. jamais identique à elle-même).

Enfin, quatrièmement, l’homme est être de langage.

C’est au sein du langage que l’homme formule la valeur qu’il attribue à la chose, et qu’il la partage par convention. Ainsi, dégagé des dieux et de la nature, ayant sa mesure en lui-même et possédant l’outil de cette mesure, l’homme se suffit à lui-même pour penser. Et sa philosophie est donc une philosophie du langage.

Etre de convention et de parole, l’homme protagoréen est profondément politique, c’est-à-dire démocrate, car elle seule parmi les structures étatiques, accepte en son sein la contradiction. Etre démocrate cela signifie donc être acteur par la parole au Tribunal et à l’Assemblée. D’où la reconnaissance du rôle majeur que joue le langage dans les affaires humaines selon l’attention portée au critère de la justesse (orthotês) : a) dans la grammaire (A xxvii - A xxix), qui est ce qui, en effet, régit la langue afin d’en faire le langage de tous, ses règles universalisant l’emploi des signes. Elle est donc ce pourquoi la parole prend force ; b) dans la rhétorique, qui ne relève pas d’un intérêt épistémologique et taxinomique, mais d’un intérêt pragmatique : la rhétorique de Protagoras est infiniment moins ouvragée que celle de Gorgias, moins guindée également, mais elle est infiniment plus efficace ; c) dans l’argumentation, qui est ce par quoi le logos, de parole se dédouble en raisonnement: ainsi des Dissoi logoi et de la thèse qui affirme qu’il est impossible de contredire (Euthydème 286 b-c).

La méthode des doubles dits: Protagoras scinde la contradiction en deux discours cohérents mais exclusifs. Ainsi, là où la dialectique héraclitéenne unifie les termes de la contradiction (interne à toute réalité) par suppression du verbe être et là où la dialectique socrato-platonicienne exclu l’un des deux termes par l’autre. Ayant découvert l’existence de ces logoi antithétiques à l’intérieur de toute réalité, Protagoras transforme en méthode de discussion leur confrontation, car les Dissoi logoi n’ont pas de dynamisme hors de la discussion contradictoire, dans une démonstration ils bloqueraient tout développement possible.

Cette efficacité est selon Protagoras une force véritable. La force du faible. La force de cet animal sans qualité. Cette force du discours réside dans le consensus qu’elle provoque. D’où la distinction « discours fort » / « discours faible » et le thème du renversement des forces (La force du faible).

Le « discours fort » (keittôn logos) c’est le discours partagé. Ainsi le discours est-il partagé par le plus grand nombre, et plus il est fort. A l’inverse, le « discours faible » (hètton logos) est le discours impartagé; à peine est-il un discours d’ailleurs, puisque dire, c’est communiquer, et que toute communication suppose quelque chose de commun.

Ainsi la vérité résulte-t-elle de son partage : le partage de la vérité. Comprenons que le meilleur discours n’est pas le discours vrai selon la logique (vrai absolu), mais le discours vrai selon l’adéquation (vrai relatif). Ou, autrement dit, qu’il n’y a pas de vrai absolu (logique), mais seulement le vrai relatif (adéquation). Ce vrai est donc pluriel (pas moins qu’il n’y a de perceptions différentes). Le meilleur sera celui qui non seulement correspond à une perception (adéquation), selon la thèse de l’utile, mais aussi selon la thèse du discours fort, le meilleur sera celui qui se fait le mieux partagé.

Ainsi également la force du faible est-elle la capacité du faible (physiquement) à faire partager son discours (son opinion), c’est-à-dire à être fort sur le plan de la vérité (en tant que partage). D’où la nécessité de la maîtrise des arts de la parole dans ses applications judiciaire et politique.

V.L’homme universel et cosmopolite

Homme de l’excellence technique, tel est l’homme selon Hippias (cf. Romeyer-Dherbey, 2002c, pp. 75-90; Poirier, 1988, pp. 1551-1555; Pradeau, 2009, pp. 35-38 ; Untersteiner, 1993, pp. 99-145). Son idéal est l’idéal polymathique (ou encyclopédique), lequel s’appuie sur deux excellences pratiques. Tout d’abord, la mnémotechnique se pense science de la refondation (Hippias majeur). Elle est la clef de tous les savoirs et savoir-faire car elle « est ce pourquoi, d’une certaine manière, si je suis habile, je sais déjà tout faire » (Poirier). Elle est une pensée visuelle qui pense métaphoriquement l’articulation du concret et de l’abstrait en utilisant la ressemblance entre une idée abstraite et sa souche (ou son illustration concrète). Ensuite, l’habileté suprême permet même de résoudre les problèmes théoriques. L’habileté, « c’est la qualité qui permet de rivaliser avec les professionnels, de réussir là où manquent les règles et les outils, bref, de réinventer l’histoire des techniques et l’histoire du travail : c’est ce qui permet de réussir sans savoir-faire » (Poirier). L’habileté est un outil universel auquel aucun problème ne résiste. C’est pourquoi, « tout artisan, pour lui, est un autodidacte ».

Or ces deux excellences offrent à l’homme l’autarcie : « tout savoir » c’est se suffire à soi-même. C’est pourquoi il ne se cantonne pas à l’art noble de la rhétorique, mais s’initie aux métiers manuels - affirmant, de ce fait, le lien entre théorique et pratique. Cette autarcie est donc celle de l’homme universel, c’est-à-dire de l’homme rompu à toutes les techniques.

C’est autour du couple phusis / nomos que se noue et s’organise la discussion sophistique sur la place de l’homme dans le monde. Cette discussion permet à chaque sophiste d’élaborer une « conception du monde » et une « conception de l’homme (dans le monde) » qui sert de fondement à leur discussion sur l’aretê et à son enseignement. Hippias fait partie, avec Antiphon, des héros de la phusis. Pour lui, le nomos représente la tradition, l’archaïsme et le particularisme ; tandis que la phusis est définie par sa totalité.

La Phusis c’est la « totalité plurielle du divers », c’est-à-dire des choses, pragmata (Dissoi logoi, VIII, §1). Il est ici plus proche d’Héraclite que ne l’est Protagoras. Concevoir la nature comme totalité tout en la tenant pour composée de choses distinctes exige que l’on porte attention à l’unité qui les unit. C’est pourquoi il s’oppose à la dialectique socratique - selon lui dissolvante parce qu’exclusivement analytique. Séparatrice, la dialectique est une méthode manichéenne qui scinde et divise, et qui est incapable d’ « examiner les choses dans leur totalité » (Hippias majeur, 301b). C’est pourquoi également il oppose à la dialectique son idéal d’une connaissance attentive à la concaténation universelle. [+ Les recherches mathématiques.]

Il s’intéresse aux Physiciens - comme tous les Sophistes -, et trouve chez Thalès l’idée que l’âme est le principe interne du mouvement par lequel toutes choses s’accrochent les unes aux autres.

Conséquemment, l’homme éthico-politique d’Hippias est conforme à sa physique, en tant qu’il est lui aussi le champ du conflit entre phusis et nomos. Contempteur du nomos, les lois positives, qui résultent de l’accord entre les hommes, manquent, selon lui, de stabilité et d’universalité. Pire, là où elles s’appliquent, elles se révèlent incapables de faire régner une véritable justice. Heureusement que par-delà ces dernières se trouve le droit naturel qui, lui, offre stabilité et universalité. C’est ainsi que la justice immanente réconcilie norme et effectivité.

La phusis d’Hippias n’est pas, comme pour Calliclès, le règne de la violence et des purs rapports de force, mais, au contraire, celui d’une norme morale universelle (semblable à celle de notre droit naturel) qui surmonte les particularismes du nomos. Chez Hippias, comme chez Antiphon, la philia est le nom du fondement de la parenté entre les hommes (= principe social). Cette amitié qui, depuis Homère, est traditionnellement le principe de l’égalité entre les meilleurs (aristoi), avec Hippias, offre à la démocratie un fondement naturel. C’est ainsi qu’avec Hippias, nature et éthique se trouvent réconciliées.

« Moi, dit l’homme du logos hippiasien, par la synthèse des plus importants et homogènes de tous les éléments, je ferai un discours neuf et multifaces » (B vi).

Non seulement la phusis n’est pas une (en quoi Hippias s’oppose à l’éléatisme), mais, « totalité plurielle du divers », les choses existent indépendamment de la connaissance que l’homme en prend et de l’expression linguistique qu’il en donne.

La pensée d’Hippias est résolument empirique et immanentiste - par quoi elle annonce celle d’Aristote. Empirique, elle donne à voir (et donc à toucher à distance) les choses dont elle parle. Immanentiste, elle refuse de penser les valeurs - par exemple la Beauté - hors des choses. Et si, dans Hippias majeur, il s’accroche à la jeune fille pour définir la beauté, c’est tout simplement que pour lui la beauté n’a aucune existence en elle-même, qu’elle est toujours une propriété d’une chose et non pas une pure abstraction.

Ainsi la phusis, comme pluralité, préexiste au logos, qui en révèle l’articulation en un Tout ouvert. Pour ce faire, il est nécessaire de penser que la connaissance vraie réside dans l’adéquation des mots aux choses (Dissoi logoi) et de penser que le discours (le logos parlant de la phusis), en tant qu’il est lui-même un tout pluriel, est à l’image de la phusis. Que le « tout-savoir » correspond au «cosmos-tout » - telle est la raison d’être de l’encyclopédisme.

Cette image est créatrice (comme chez Héraclite) et non pas simple copie (comme chez Platon). Mais là où, chez Héraclite, le logos révèle l’ordre du cosmos (cf. Conche, 1986), c’est-à-dire offre au monde son unité (« harmonie contre-tendue »), chez Hippias le logos ne réduit pas à l’un le tout, il en révèle au contraire la diversité irréductible.

Il ne se contente donc pas de réfuter l’idéalisme éléatique (que ce soit, comme Protagoras, en opposant les dissoi logoi à la dialectique, ou que ce soit, comme Gorgias, en élaborant une réfutation avec le principe de non-contradiction), il propose résolument un réalisme ontologique et un optimisme épistémologique.

L’opérateur qui rassemble (en un tout) sans unifier (réduire à l’un), c’est l’homoiôsis, la « similitude » (qu’il emprunte à Empédocle) : elle est à la fois une notion cosmologique, puisque la ressemblance joint les êtres et suture l’univers ; et une notion anthropologique, puisque l’adéquation articule les mots aux choses.

On retrouve d’ailleurs ce sens de la diversité - et du respect de la différence - dans sa conception de la « civilisation » (le mot n’est malheureusement pas de lui) comme ensemble de cultures aux fondements relatifs et de la démocratie comme ensemble d’individus rassemblés volontairement au sein d’une organisation politique qui les respecte individuellement.

Or, ce grand voyageur, non bouffi de cette supériorité si spécifiquement grecque, il rejette le clivage grec / barbare, et apprend même certaines langues. L’homme, selon Hippias, ne se contente pas d’être l’homme universel de la démocratie athénienne, il est encore - et bien davantage - l’homme cosmopolite. Le cosmopolitisme est un principe démocratique appliqué à un cadre qui excède celui de la polis pour s’approcher et rejoindre notre « village-monde ».

Nous sommes ainsi parvenus à l’image complexe de l’homme universel en tant qu’il est autarcique et interdépendant.

VI. Naissance de l’inconscient

Antiphon (cf.Romeyer-Dherbey, 2002d, pp. 91-111; Desclos, 2009, pp. 163-172); (Untersteiner, 1993, pp. 49-98) est le plus méconnu des quatre Sophistes qui nous occupe. Et pour cause, jusqu’à tout récemment on distinguait Antiphon de Rhamonte, orateur, logographe et homme politique, et Antiphon le sophiste, défenseur de l’égalité. Or, depuis qu’on les a rassemblés en un seul et même personnage, Antiphon apparaît comme l’un (sinon le) plus important des Sophistes. Aussi bien pour le nombre de ses fragments que par l’amplitude, la profondeur et l’unité de sa pensée. Enfin, s’il nous conduit lui aussi à l’universalité, ce n’est pas, comme les trois autres, par la voie de la démocratie.

Avant Prodicos, donc, la découverte de la prédominance de la psukhê sur le sôma et l’affirmation de la primauté de la phusis sur le nomos, nous conduisent au seuil d’une théorie de l’individu, considéré en tant qu’organisme constitué d’un complexe d’âme et de corps.

Comme tous les Sophistes, Antiphon était un « Maître de la parole ». Ses contemporains le surnommait « Nestor pour sa puissance de persuasion, ou bien « le cuisinier du discours », logomageiros, pour sa capacité à créer des néologismes.

La nomination, par l’adéquation qu’elle offre au mot avec la chose, est l’axe fort de sa refondation du langage.

En effet, il veut faire à l’endroit de celui-ci la même chose qu’à l’endroit de la nature : il veut détruire la convention pour libérer la nature. Car la langue conventionnelle est celle de tout le monde. Comme telle, elle est aussi performante dans l’efficacité communicationnelle qu’elle est incapable d’exprimer la singularité de chacun.

Comme la poésie moderne et contemporaine, la sophistique antiphonienne est une parole qui, au cœur d’une maîtrise absolue de la communication (art de la persuasion) sait faire apparaître l’expression singulière dont elle parle.

Anthropologiquement, l’homme sophistique s’appréhende à l’articulation du plan de la phusis et de celui de la polis, donc du nomos. Il est cet être écartelé entre la nature, qui représente le plan de la nécessité interne et de la vérité, et la loi, qui représente le plan de l’extériorité accidentelle et de la convention. Autrement dit, les prescriptions de la nature sont nécessaires, tandis que celles de la loi sont surajoutées. Plus encore, les lois formelles combattent et entravent les lois de la nature.

Ainsi, cet homme est-il écartelé entre la biologie et la politique, car il n’est pas question d »une autonomie de fait pour l’individu ; l’homme reste un être collectif. Mais Antiphon ne croit pas en la démocratie [sait-on pourquoi ?], c’est-à-dire en la responsabilité politique partagée par chacun (et non pas par tous). Il est un oligarque : il croit que la politique (comme la justice) est affaire de professionnel (comme Platon). Mais contrairement au Calliclès du Gorgias, Antiphon ne défend pas une supériorité ontologique des dirigeants sur ceux qu’ils dirigent.

Il reconnaît la diversité des modes de gouvernement et, pour chacun, des modalités différentes (Monarchie/Tyrannie, Oligarchie/…, Démocratie/ Démagogie). C’est pourquoi, même s’il répond à la nécessité d’être rassemblé, l’accord politique est laissé libre dans ses modalités : si je ne suis pas libre de vivre en collectivité (c’est une nécessité), je suis libre de choisir quel gouvernement je veux pour ma collectivité.

Mais, la pluralité même de la réponse politique prouve sa faiblesse, son imprécision, sa non pertinence… Elle conduit à rechercher du côté de la Nature, et de sa permanence, une stabilité que n’offre pas le monde de la culture.

Tout l’intérêt paradoxal de cette pensée est, pour nous, d’établir un lien entre la nature et la liberté : être libre c’est obéir aux nécessités de la phusis. Voilà qui trouve une solution aux approches des premiers tragiques sur la question de la liberté qui, toutes, se heurtaient au déterminisme théologico-physique.

Corollairement : s’opposer aux lois de la nature c’est souffrir. C’est d’ailleurs pourquoi les lois de la cité sont inutiles et nuisibles, car elles créent de la souffrance.

Il est tout à fait probable que le Calliclès du Gorgias soit un portrait fictif à charge d’Antiphon - qui n’est d’ailleurs mentionné qu’une seule fois par Platon. Toutefois, contrairement au personnage littéraire, pour qui la phusis est exaltation des instincts, le penseur historique prône la concorde.

Comme l’amitié (philia ou philotês) chez Hippias, la concorde (homonoia) chez Antiphon est fondement naturel : la philia (« amitié », « amour », « concorde », etc.) est nécessaire à l’homme qui a besoin de l’autre pour la procréation (sans laquelle l’humanité s’arrête) et l’éducation (sans laquelle l’humanité perd les conditions de son être ensemble). Ainsi, le besoin de l’autre est autant naturel que culturel. Par là, l’individu est l’être universel. Et donc l’universalité de l’homme est le désir, car tous les hommes ont besoin de réaliser leurs désirs.

On voit, ici, que la philia est articulée à l’homonoia (aussi bien privée que publique, « étatique » comme panhellénique). Elle n’est pas l’amitié au sens où nous l’entendons (réciprocité de sentiments). Elle renvoie aux « relations de l’individu avec les membres de son groupe », d’une part, et au « comportement obligé d’un membre de la communauté à l’égard de l’ « hôte » étranger » (cf. Benveniste, 1969, pp. 340-341).

L’homme nouveau c’est donc l’individu, c’est-à-dire l’homme doué du libre arbitre (cf. infra, Prodicos). Cette révolution résulte de la reconceptualisation de l’homme démocratique (par Protagoras) : a) l’organisation politique est ce qui nous permet d’être ensemble ; b) nous possédons tous la faculté politique ; c) la structure qui répond aux attentes de cette faculté commune c’est la démocratie : elle correspond à la nature politique (= universel) de l’homme ; d) au-delà même, la faculté politique permet de penser une démocratie universalisée : que tous les gouvernements soient des démocraties.

C’est cette universalité politique (démocratie) qu’Antiphon refuse à l’homme. Pour lui, nous l’avons dit, l’universel, c’est la nature (et non pas la culture, fut-elle politique). La nécessité politique, certes existe, mais elle est moins fondamentale que la nécessité naturelle.

« Liberté politique », cela veut dire faire ce que je veux dans le respect d’autrui. « Liberté naturelle », cela veut dire respecter les nécessités de la phusis. [Phusis = violence chez Calliclès ; phusis = concorde chez Antiphon.]

La liberté nous conduit à l’art de réaliser ses désirs. Lequel a pour corollaire l’art « d’ôter le chagrin » (tekhnê alupias). Celui-ci ressemble déjà à une thérapeutique scientifique, il est à rapprocher de l’art « d’interpréter les rêves ».Cet art ancestral, on dit qu’Antiphon le possédait (réf. ?).

VII.La liberté articule le politique et le psychologique

Enfin, comme chez Hippias et Prodicos, l’individu universel trouve sa communauté par-delà la cité, par-delà même le panhellénisme, dans le cosmopolitisme. Toutefois, la concorde n’est pas simplement nécessité externe - accord des hommes entre eux -, elle est aussi nécessité interne - accord de l’homme avec lui-même. C’est donc cet individu universel, être de nature et de désir réalisé, qui permet d’articuler sa pensée politique et sa pensée psychologique.

L’art de réaliser ses désirs a pour corollaire l’ « art d’ôter le chagrin » (tekhnê alupias). Or celui-ci, qui ressemble déjà tant à une thérapeutique scientifique, est à rapprocher de l’ « art d’interpréter les rêves », puisqu’il était également onicrite.

Le plus remarquable, c’est à quel point sa conception de la psychologie est éminemment dynamique. En effet, Antiphon a parfaitement perçu la dimension psychosomatique de notre être : la prédominance de la pensée sur le corps affirme que la psukhê conduit le sôma soit vers la santé, soit vers la maladie (B ii; 21). Et il sait également que la maladie peut constituer un refuge (B lvii; 80), et conçoit en conséquence la sagesse comme une lutte contre un principe opposé (B lix; 82 - et aussi n. au frag. 89 p. 210). Enfin, une remarque sur les dangers de la satisfaction immédiate des désirs (B lviii; 81) anticipe la distinction entre principe de plaisir et principe de réalité.

La mantique ancienne se divisait en une mantique naturelle (pour laquelle l’effet est identique à la cause : un rêve heureux est présage d’un événement heureux) et une mantique “scientifique” (pour laquelle la cause et l’effet s’opposent : un rêve heureux est présage d’un événement malheureux, ou l’inverse). Dans ce cas, le rêve pose un réel problème d’interprétation et réclame une méthode d’interprétation fiable. D’où la nécessité d’une science de l’interprétation (B lxxix; 103 a, b). C’est à cette seconde catégorie que correspond l’herméneutique antiphonienne. Traditionnellement, la science de l’interprétation est don divin ; or, il n’y a rien de tel ici : l’herméneutique antiphonienne est résolument scientifique. Voir les exemples d’interprétation subtile donnés en B lxxx ; 104. Malheureusement, les exemples donnés sont si rudimentaires, qu’ils ne disent pas grand-chose de la subtilité d’Antiphon.

Enfin, il semble connaître ce que Freud nomme la distorsion et le travail du rêve. Ce qui est sûr, c’est qu’il distingue le contenu manifeste et le contenu latent.

Le plus frappant dans cette méthode - outre sa stupéfiante anticipation de la théorie freudienne - c’est, d’une part, sa visée naturaliste : l’interprétation n’est plus le fruit d’une inspiration divine, mais celui d’une conjecture de l’homme sage (A ix); et c’est, d’autre part, que cette méthode d’interprétation des rêves est liée à une thérapeutique des chagrins. Nous ne savons pas grand-chose de cet « art d’ôter les chagrins », mais nous savons toutefois qu’Antiphon se disait « capable de soigner, par la parole [les discours], ceux qui éprouvaient des chagrins » (A vi).

VIII.Naissance du libre arbitre

On retrouve chez Prodicos (cf.Poirier, 1988, pp. 1545-1547; Dorion, 2009, pp. 345-349 ; Romeyer-Dherbey, 2002e, pp. 57-66; Untersteiner, 1993, pp. 7-38) les principaux traits des Sophistes de son époque : il est ambassadeur itinérant, possède la réputation d’un goût prononcé pour l’argent et le luxe, pratique l’art des conférences publiques… Pourtant, il nous est parvenu de lui une réputation de grande sagesse et une image de physicien, de sophiste et de philosophe !

Bien qu’ironique à son endroit, le Socrate des dialogues platoniciens admire sa Synonymique et, à plusieurs reprises, confie avoir été son élève. Cette proximité de Prodicos et de Socrate est indiscutable. Malheureusement les données en possession sont d’une profonde ambiguïté. Nous ne pouvons entrer dans ce monde incertain, et nous attribuerons à Prodicos ce qui, parfois, ne l’est peut-être pas.

Mais ce par quoi il nous intéresse tout particulièrement c’est pour avoir élaborée positivement cette anthropologie qu’annonçait la pensée protagoréenne, et pour l’avoir élaborée dans l’ordre de la physique, de la sophistique et de la philosophie.

De son Sur la nature de l’homme, il ne nous est parvenu qu’un unique fragment sur les humeurs, (les « phlegmes », B iv). Même si sa discussion porte sur une de ces distinctions sémantiques qui ont fait la réputation du sophiste, ce fragment nous montre l’homme appréhendé physiologiquement. C’est d’ailleurs le seul cas, parmi les fragments qui nous sont parvenus, où la « justesse des mots » en appelle à l’étymologie, et où elle n’est pas appliquée au vocabulaire de la psychologie morale (Dorion, 2009, p. 533).

C’est pourquoi il est admis que cette anthropologie s’intégrait dans une conception de la nature - nous avons conservé la mention de son Sur la nature (B iii) -, elle-même, puisque nous savons qu’il était réputé être « Savant dans les choses célestes » (B v), intégrée à une conception cosmologique.

En accord avec sa physique, Prodicos a également développé une théologie utilitariste et empirique dont nous avons conservé quelques traces ambiguës.

L’Antiquité nous a conservé une interprétation tardive (aucun des fragments concernés ne remonte au-delà du Ier siècle avant J.-C.) qui attribue à Prodicos, sur la question de l’origine (et de la conception) des dieux, un athéisme strict. Par quoi, il radicaliserait l’agnosticisme épistémologique de Protagoras en même temps qu’il anticiperait la position d’Evhémère.

Sa thèse serait alors celle de la genèse humaine des dieux (B v). Il soutiendrait que les hommes ont naturellement tendance à élever au rang de dieux tout d’abord des choses qu’ils jugent utiles et nécessaire à leur survie - tel le pain en la personne de Déméter, le vin en celle de Dionysos, l’eau en celle de Poséidon, le feu en celle d’Héphaïstos… -, et ensuite ces hommes que la mémoire collective crédite d’inventions réputées utiles, qui contribuent à faciliter notre vie.

Selon G. Romeyer-Dherbey (2002 e, p. 62), nous sommes là devant une esquisse de chronologie historique et la première philosophie de la mythologie de l’évolution de la conception du divin, avec un stade primitif (celui des dieux « matériels », c.-à-d. des déifications des choses utiles au progrès de l’humanité), et un stade second (celui des dieux « personnels », c.-à-d. des déifications des hommes qui ont contribués par leur invention et leur découverte au progrès de la civilisation).

Ajoutons que, dans un fragment non pris en compte par Diels et Untersteiner (le 30 b dans la numérotation de L.-R. Dorion), il est établit un lien direct entre l’explication de la genèse des dieux et la non reconnaissance de leur existence (Untersteiner, 1993, p. 535, n. 30).

Ainsi, après le renversement du stade du miroir, c’est-à-dire après que les hommes ont cessé de se penser à l’image des dieux (Homère) pour penser que ce sont les dieux qui sont à l’image des hommes (Xénophane), Prodicos serait celui qui opérerait un renversement de la conception utilitariste : contrairement à la croyance commune selon laquelle les dieux (notamment Déméter et Dionysos) sont causes de tout ce qui est profitable à l’homme, Prodicos affirmerait que les dieux sont l’effet de ce dont les hommes perçoivent la nécessité et l’utilité pour leur subsistance.

Le problème de cette conception, c’est qu’on ne trouve aucune trace d’un reproche quant à cet athéisme chez les auteurs des ve et ive siècles avant J.-C., qui nous ont pourtant laissé plusieurs témoignages sur le sophiste. Même Xénophon, toujours prompt à s’offusquer devant le manque de respect et d’obéissance dus aux dieux, lui voue une grande admiration et le loue pour sa sagesse. Leur silence est donc assourdissant.

Pour résoudre l’hiatus entre les fragments du ier siècle avant J.-C. au iie siècle après J.-C. et ceux des ve et ive siècles avant J.-C., il est une hypothèse qui postule que Prodicos aurait conçu des dieux inventeurs plutôt que des dieux inventés, et qu’il aurait même été, de tous les sophistes, le plus religieux (Pradeau, 2009, p. 119). Autrement dit, que la conceptualisation par lui de « dieux inventeurs » (Untersteiner dit « découvreurs »), utiles aux hommes, n’a aucunement induit dans son esprit les « dieux inventés ». Et donc que son utilitarisme réaffirme alors un empirisme traditionnel (celui de la tautégorie de la mythologie homérique) contre le transcendantalisme naissant de la pensée religieuse de son époque. Ainsi, si Prodicos a formulé une critique violente de la religion, c’est uniquement contre la religion nouvelle, celle du transcendantalisme naissant, en même temps qu’il élaborait une conception nouvelle de l’ancienne croyance.

Cette hypothèse est conforme à l’attitude intellectuelle fondamentale du sophiste inscrit dans la tradition de manière novatrice.

De toutes les révolutions initiées par les Sophistes, celle dont la postérité irradie jusqu’à nous, c’est la conception de l’éducation contenue dans le concept de Paideia. Le point essentiel, dit W. Jaeger, étant de savoir quel type d’éducation mène à l’aretê?

Prodicos participe à cette double révolution qu’est l’enseignement sophistique de la vertu. Sur cette question, il est même le contradicteur régulier et privilégié de Socrate.

Il est pourtant dans l’imagerie platonicienne un sophiste paradoxal. Austère, il refuse la séduction rhétorique. Sa voix même est si sourde qu’il est pénible de l’écouter : elle bourdonne, nous le Protagoras, et elle rend inintelligible ses paroles. Enfin, il élabore rien moins qu’une théorie de la vertu qui affirme que la vertu est l’objet d’une science ; que la science peut s’enseigner et que l’enseignement vise à la formation de l’homme.

On comprend, dès lors, que le Socrate de Platon ait trouvé en lui son principal interlocuteur. Mais, toute théorie impliquant une dimension transcendantale, la question, pour nous, se pose de savoir s’il n’est pas contradictoire d’accorder à la pensée éthique du sophiste ce que nous avons refusé à sa pensée théologique.

Son éthique nous est principalement connue par l’un des fragments les plus longs qui nous soient parvenus, tous sophistes confondus. C’est le passage que l’on trouve dans les Mémorables (II, 1) de Xénophon, et que l’on dénomme le plus souvent « Héraklès à la croisée des chemins ».

Dans cet apologue, qui pose le problème du choix sans le résoudre, nous voyons Héraklès faire face aux Doubles discours de la Vertu et du Vice (ou Dépravation). La gloire du héros sophistique ne résulte pas, comme pour le héros homérique et le héros civilisateur, de sa naissance ou de ses actions, mais, nous dit J.-L. Poirier (1988), p. 1054, de sa valeur, de sa vertu et de ses choix.

Le choix est donc au penseur de Céos ce que le kairos est à celui d’Abdère : le point d’inscription de la pensée dans l’action. Avec le kairos, Protagoras nous a initié à la dimension pratique, pragmatique et vitale de la décision. Prodicos, lui, nous initie à sa profondeur transcendantale : lieu unique de stabilité, le critère ne relève pas de l’opportunité mais de l’adhésion à des valeurs stables.

En faisant du choix le point de la discussion, Prodicos fait accéder la réflexion anthropologique au lieu aporétique de la naissance de l’individu, c’est-à-dire de l’humanisme moderne, qui se définit du lieu de son intériorité (par sa pensée) et non plus de son extériorité (par ses actions).

Ce qu’il faut bien voir, même si nous ne pouvons ici déployer la lecture thématique, c’est que la pensée mythologique est de type allégorique et que, par la représentation du mythème d’Héraklès à la croisée des chemins, elle articule le plan pratique et le plan théorique : l’éthique de la sagesse traditionnelle à l’éthique de la philosophie naissante. Nous retrouvons là, une fois encore, la “tradition-rénovation” si spécifique à la première sophistique.

Mais Prodicos n’est pas Socrate, malgré leur proximité sur ce point. Pour lui, la vertu s’enseigne en tant qu’elle est une connaissance théorique, mais elle s’expérimente en tant qu’elle est pratique. Son acquisition - longue et difficile - a conservé le vieux fonds d’austérité de la pensée hésiodique (Théogonie, 81 sq.) : sa valeur, qui est de nous conduire au bonheur, s’enracine dans l’effort et la peine.

Ainsi cette “tradition rénovée” de l’éthique s’opère-t-elle par l’allégorie, qui est elle-même une réélaboration de la pensée mythique.

On considère traditionnellement que Platon est le fondateur de cette manière allégorique de penser, alors qu’on voit ici que c’est très probablement une invention de la pensée visuelle, narrative et immanentiste des Sophistes. Platon aurait donc pu la leur emprunter, avant de l’adapter ; car ce qui lui est spécifique c’est de la cantonner au vraisemblable.

C’est pourquoi, que Platon nous ait conservé dans le Protagoras le « Mythe de l’origine techno-politique de l’homme », tandis que Xénophon nous conservait dans les Mémorables celui d’ « Héraklès à la croisée des chemins », est un point qui n’a probablement pas été suffisamment pris en compte et correctement interrogé jusqu’ici.

Ainsi, donc, avec ses dieux utiles - création si typiquement sophistique -, Prodicos prolonge Protagoras sur le plan de la pensée mythique : Abandonnés des dieux, chez l’un, les hommes ont survécu de façon inattendue grâce aux dieux, chez l’autre. Tandis que sur le plan de la pensée théorique il rompt avec lui : si la pensée reste visuelle et empirique, avec le choix, la pensée passe de l’extériorité du dispositif du kairos (en tant qu’ajustement à la circonstance) à l’intériorité du dispositif du choix (détermination morale).

Prodicos n’échappe pas aux recherches sur le langage; et dans la maîtrise de la « rectitude des termes », initiée par Protagoras, il s’était fait de la « division des synonymes » une spécialité.

Notre principale source sur la synonymique se trouve être les dialogues platoniciens, pour qui elle est une mécanique sans principe directeur, selon la formule de Dorion (2009), p. 347 : il lui reprochait de se perdre dans des distinctions infinies et inutiles. Cela dit, Platon comme Aristote, aussi bien que Socrate, empruntent à la synonymique sa logique de l’adéquation et le principe définitionnel de la nomination.

La synonymie est, elle aussi, un art ancestral - puisqu’on en trouve les premières traces dans les Chants cypriens -, dont Prodicos a proposé une refondation en en faisant à la fois une théorie linguistique et une doctrine philosophique qui réfute l’équation éléatique « chose = mot = pensée ».

D’un point de vue logique, le mot précisément définit, quant à son objet, par le travail de distinction, jette les bases de la non-contradiction propre au concept (Untersteiner, 1993, II, pp. 19-23), cet outil de la pensée abstraite : une chose = un mot = une signification. Ce qui permet l’obtention de cette double équation, c’est la disposition de l’âme qui utilise le langage.

D’un point de vue pragmatique, la Synonymique, étant indispensable à l’orateur, devait probablement avoir une finalité rhétorique. D’une part, elle permettait à cet homo politicus qu’est l’homme sophiste d’acquérir les moyens de participer efficacement aux disputes de l’Assemblée et du Tribunal. D’autre part, le langage étant un outil pour l’homme, la Synonymique offre le savoir et la vérité. Et, avec eux, leur enseignement.

IX.Conclusion

Dans cette naissance de l’anthropologie philosophique grecque, qui va d’Homère à Platon (et Aristote), le moment sophistique est celui de l’apparition de l’individu. Par lui, l’homme individuel s’autonomise. Se détache de l’homme collectif qui l’emprisonnait.

Sur le plan de l’élaboration conceptuelle, dans une séquence qui va des Sophistes à Aristote, l’expérience démocratique permet cette double révolution politique qu’est le principe d’autonomie pour l’homme individuel et le principe d’autarcie pour la cité-Etat.

Pour accéder à l’autonomie, il faut à l’homme se libérer des déterminations théologiques et physiques. Suffisamment, du moins, pour libérer un petit espace où construire son projet. Cet espace : ce sera l’intériorité : notre Moi futur, cette instance qui synthétise les expériences et prend les décisions. Dès lors, l’homme n’est plus cet agissant qui, d’Homère à Sparte, offre ses actions au jugement des autres. L’homme cesse d’être un corps visible morcelé offert au jugement des autres pour devenir une âme invisible unifiée qui s’auto-juge.

Son projet : ce sera donc la construction de l’homme individuel et autonome, c’est-à-dire de l’indépendance du jugement et non l’indépendance matérielle. Pour cela, il faut que l’homme grec archaïque se libère des déterminismes extermes, théologiques et scientifiques, et devienne sa propre mesure (Protagoras), puis qu’il trouve dans la technique le principe de sa survie, et dans la politique les moyens de cette survie (Hippias).

Mais en trouvant son principe dans l’autonomie, l’homme individu, l’homo politicus, qui, jusque-là existait dans le déni de la pensée mythologique comme collection d’individualités (les héros), découvre que le dispositif démocratique excède l’organisation économico-politique de la cité-Etat, aussi bien que le rassemblement théologico-linguistique du panhellénisme pour tendre, par-delà le monde (grec) civilisé, à la globalisation du village monde.

Parallèlement à l’élaboration de ce projet politique, la découverte de son espace intérieur plonge l’homme grec (des Sophistes à Platon) dans une expérience psychique qui lui ouvre les portes de la révolution anthropologique.

Devenu sa propre mesure toujours changeante - avant de faire du moi le principe de son intériorité psychique -, l’homme découvre, avec Antiphon, le lien psychosomatique indéfectible ainsi que la prédominance de la psukhê sur le sôma. Et c’est du lieu de cet espace intérieur nouvellement conquis que l’homme, avec Prodicos, substitue au sens de l’opportunité (kairos) le principe du choix, sans lequel il n’y a pas de liberté (et donc d’individu), accompagné de ses moyens, sans lesquels je meurs. Dès lors, le principe de décision relève d’une théorie de la vertu, où l’homme établit des valeurs stables pour lui-même et pour les autres.

C’est alors que l’homme nouveau, conceptuellement parlant, doit quitter la pensée-vision pour pouvoir se penser. En effet, il ne se pense plus comme projection sous le regard des dieux, ou dans celui de la cité. Il ne se pense plus non plus à partir des images laissées par ses actions dans sa mémoire. Dorénavant, pour atteindre son centre de décision (prendre la décision de l’action) et de jugement (juger du résultat de l’action), la pensée doit se penser en tant que telle, comme pensée. La réflexivité de la conscience, n’étant plus médiatisée, devient opérante, produisant une théorie, c’est-à-dire un univers, accessible à la seule pensée abstraite.

Nous comprenons, à présent, la proximité de Prodicos et de Socrate : tous deux sont bien à la naissance de la théorie de la vertu. Mais là où Socrate affirme l’existence du monde des idées, Prodicos refuse catégoriquement que ce monde soit indépendant et premier.

Nous comprenons ainsi pourquoi l’anthropologie socratique est implicite et se cache chez les Sophistes. En effet, si elle n’est pas reprise par Socrate, c’est moins parce qu’elle se trouve chez les Sophistes (après tout, cela ne posait aucun problème de la reprendre sous une forme modifiée - Platon ne s’est jamais gêné pour le faire lorsque cela allait dans son sens), que parce que l’empirisme protagoréen n’est en aucune façon compatible avec l’idéalisme platonicien et parce qu’elle laisse ainsi l’espace libre pour une greffe idéaliste. Mais c’est là une autre histoire…

Références bibliographiques

Aristote. (1973). Réthorique. Paris, France: Les belles letres. [ Links ]

Benveniste, E. (1969). Le vocabulaire des institutions indo-européennes. Paris, France : Les Éditions de Minuit. [ Links ]

Brisson, L. (1997). Les sophistes. Dans M. Canto-Sperber (Dir.), Philosophie grecque (pp. 107-108). Paris, France : PUF. [ Links ]

Cany, B. (2001). Homère. Un anthropologie poétique de la vérité. Paris, France : L’Harmattan. [ Links ]

Cany, B. (2008). Le “poète-philosophe”, figure du scepticisme. Dans B. Cany, Fossiles de Mémoire : poésie et philosophie, de Homère à Jacques Roubaud (pp. 37-40). Paris, France : Hermann. [ Links ]

Conche, M. (1986). Héraclite (coll. Epiméthée). Paris, France : PUF. [ Links ]

Desclos, L. (2009). Notice. Dans J.-F. Pradeau (Dir.). Les Sophistes, Fragments et témoignages (T. 1) (pp. 163-172). Paris, France : GF Flammarion. [ Links ]

Dorion, L. A. (2009). Notice. Dans J.-F. Pradeau, (Dir.). Les Sophistes, Fragments et témoignages (T. 1) (pp. 345-349). Paris, France : GF Flammarion. [ Links ]

Hesíodo. (1928). Théogonie. Paris, France : Les Belles Lettres. [ Links ]

Platon. (1921). Hippias majeur. Paris, France: Les Belles Lettres. [ Links ]

Platon. (1923a). Théétète. Paris, France: Les Belles Lettres. [ Links ]

Platon. (1923b). Protagoras. Paris, France: Les Belles Lettres. [ Links ]

Platon. (1931a). La République. Paris, France: Les Belles Lettres. [ Links ]

Platon. (1931b). Euthydèm. Paris, France: Les Belles Lettres. [ Links ]

Poirier, J.-L. (1988). Notice. Dans J.-P. Dumont, (Dir.). Les Présocratiques (pp. 1524-1530). Paris, France : La Pléiade - Gallimard. [ Links ]

Pradeau, J. F. (Trad.). (2009). Les Sophistes, Fragments et témoignages (Vol. I - II). Paris, France : GF Flammarion. [ Links ]

Romeyer Dherbey, G. (2002a). Les Sophistes (coll. « Que sais-je ? »). Paris, France : PUF. [ Links ]

Romeyer Dherbey, G. (2002b). Protagoras. Dans G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes (coll. « Que sais-je ? ») (pp. 7-31). Paris, France : PUF. [ Links ]

Romeyer Dherbey, G. (2002c). Hippias. Dans G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes (coll. « Que sais-je ? ») (pp. 75-95). Paris, France : PUF. [ Links ]

Romeyer Dherbey, G. (2002d). Antiphon. Dans G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes (coll. « Que sais-je ? ») (pp. 91-111). Paris, France : PUF. [ Links ]

Romeyer Dherbey, G. (2002e). Prodicos. Dans G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes (coll. « Que sais-je ? ») (pp. 57-66). Paris, France : PUF. [ Links ]

Vernant, J.-P. (1989). L’individu, la mort, l’amour. Paris, France : Gallimard. [ Links ]

Untersteiner, M. (1993). Les Sophistes (A. Tordesillas, trad.). Nice, France : Vrin. [ Links ]

1Professeur au Département de Philosophie de l’Université de Paris VIII et directeur de ce même Département. Éditeur de Cahiers critiques de philosophie. A publié : Notes d’esthétiques transculturelles 1(en co-direction avec Jacques Poulain), L’Harmattan, Paris, 2014 et Recherches d’esthétiques transculturelles, perspectives transculturelles 2 (en co-direction avec Jacques Poulain), L’Harmattan, Paris, 2016 ; Lignes d’ombres, poésie sceptique, L’Harmattan, Paris, 2016 ; Homère. Un anthropologie poétique de la vérité, L’Harmattan, 200.

2Krêmata: « choses dont on a l’usage, possessions, biens » ; pragmata: « affaires publiques » ; « situation politique » ; « situation de l’Etat » ; onta: « choses (de la pensée) ».

Received: October 05, 2018; Accepted: December 10, 2018

Creative Commons License This is an open-access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License