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Praxis Filosófica

Print version ISSN 0120-4688On-line version ISSN 2389-9387

Prax. filos.  no.49 Cali July/Dec. 2019

https://doi.org/10.25100/pfilosofica.v0i49.8066 

Artículo de investigación

Conserver, ou mettre le monde en ordre: un aspect de la réflexion antique en matière économique1

Mantener, o poner el mundo en orden: Un aspecto del pensamiento económico antiguo

1 Département de philosophie, Université de Porto Rico (États-Unis), San Juan, Porto Rico. ORCID : 0000-0001-8565-6698. E-mail : etienne.helmer@upr.edu


Résumé

On estime souvent que les Grecs avaient des phénomènes économiques une approche triviale et non scientifique. Ce point de vue est en partie motivé par ce que l’économiste et historien de la pensée économique J.A. Schumpeter et l’historien de la Grèce antique M.I. Finley considèrent être l’excessive préoccupation des penseurs grecs pour les « vaines » considérations domestiques de nature matérielle, au détriment de l’analyse scientifique des phénomènes économiques. Contre une telle interprétation, l’hypothèse présentée ici est que cette préoccupation répond au souci de la conservation des biens qui, avec leur acquisition et leur bon usage, est l’une des trois activités principales de l’art économique ou oikonomique. L’examen détaillé des deux opérations de conservation que sont le rangement et la gestion, en lien avec les divers aspects du Bien économique qui leur sont associés, permet de le montrer.

Mots-clés: acquérir; art économique; conserver; dépenser; logos oikonomikos

Abstract

It is often assumed that the Greeks had but a trivial and unscientific approach of the economic phenomena. This view is partly motivated by what the economist and historian of economic thought J.A. Schumpeter and the historian of ancient Greece M.I. Finley have considered the excessive preoccupation of ancient Greek thinkers for “pointless” domestic considerations on material issues, to the detriment of the scientific analysis of the economic phenomena. Against this interpretation, my claim is that the ancient Greek concern for these material aspects has to do with their concern for the conservation of the goods, an activity that, along with the acquisition and the proper use of the goods, is key to the ancient Greek economic art. My arguments are based on a close examination of the two operations that define this activity of conservation: the arrangement of the material belongings into the house and the polis, and the management of income and expenses.

Keywords: Acquisition; Conservation; Economic Art; Expense; logos oikonomikos

On tient souvent pour acquis que les Grecs avaient des phénomènes économiques une approche triviale et non scientifique. Partagé et diffusé principalement par l’économiste et historien de la pensée économique J.A. Schumpeter et l’historien de la Grèce antique M.I. Finley3, ce point de vue est en partie motivé par ce que ces deux auteurs considèrent être l’excessive préoccupation des penseurs grecs pour les « vaines » considérations domestiques de nature matérielle, au détriment de l’analyse scientifique des phénomènes économiques. Par exemple, les traités de Xénophon et du Pseudo-Aristote décrivent des listes d’objets devant figurer dans la maison, et donnent des indications ne relevant apparemment que du « bon sens » sur la meilleure façon de les ranger et de gérer le flux des dépenses et des revenus. Comment y voir autre chose que de simples recommandations pratiques, sans aucune portée théorique ? Si l’on ajoute qu’une « peur des biens matériels » semble avoir couru de l’Antiquité jusqu’à Adam Smith (Perrotta, 2004), et que maints philosophes antiques ont signalé leur préférence pour la pauvreté plutôt que pour la richesse (Desmond, 2006), on voit mal quel statut théorique et quel sens économique accorder à ces passages tout occupés de questions matérielles.

On peut toutefois se demander si, au lieu d’être triviales, ces préoccupations récurrentes du logos oikonomikos - ce discours sur les questions économiques présent notamment dans les traités d’économie domestique de Xénophon et plus tard du Ps. Aristote et de Philodème de Gadara, ainsi que dans certains passages des grands textes politiques comme la République et les Lois de Platon ou les Politiques d’Aristote4 - ne seraient pas plutôt essentielles à la pensée et à la pratique économiques en Grèce. Il serait surprenant, en effet, que ces listes d’objets et ces réflexions sur le rangement soient accessoires alors qu’elles figurent dans des textes qui, loin de se réduire à de simples manuels techniques, engagent des questions conceptuelles d’envergure. L’hypothèse présentée ici est que ces passages répondent au souci de la conservation des biens qui, avec leur acquisition et leur bon usage, est l’une des trois opérations principales de l’art économique ou oikonomique. Tous les auteurs classiques, dans des développements d’inégale importance, évoquent cette opération en employant les verbes phulattein ou sôzein et les mots de même famille. Ainsi, Philodème annonce le contenu de son ouvrage en indiquant qu’il examinera « l’attitude à adopter en matière d’acquisition et de conservation des biens » (περί χρημάτων κτήσεως τε καί φυλακῆς, Écon Ph . XII, 8-9 ; 23-24, p. 604 ; Col. XXVIII, 3-4, p. 616)5. Selon le Ps. Aristote, l’oikonomos ou intendant doit être capable d’acquérir et « de conserver (φυλάττειν) » (Ps. Aristote, Écon., I, 6, 1344b22-25). Aristote, et chez Xénophon, Ischomaque, attribuent cette fonction aux femmes (τοῦ σώσοντος ταῦτα, Ps. Aristote, Écon. VII, 21 ; φυλάττειν VII, 25 ; φυλάττειν Aristote, Pol. 1267b24-25), et font de l’acquisition la fonction masculine. Quant à Platon, il l’évoque dans le Politique, en faisant allusion à cette catégorie d’objets que sont les récipients, destinés à « la sauvegarde de ce qui a été produit » (ἀλλ᾽ ἕνεκα τοῦ δημιουργηθέντος σωτηρίας, Polit. 287e4-5).

Mais comment conserver, et est-il possible de donner un sens à cette opération au-delà de sa fonction utilitaire immédiate ? Concernant la manière de conserver, nos auteurs se livrent à deux ordres de considérations, qu’ils développent inégalement : les premières portent sur l’organisation architecturale et, plus largement, sur l’organisation de l’espace, domestique ou civique, en vue du rangement des choses en leur lieu propre, à quoi s’ajoutent parfois des considérations médicales ou diététiques quand il s’agit de la conservation de ces biens humains que sont les esclaves ; les secondes concernent les opérations relatives à la gestion des biens, soit la détermination ou le calcul du juste rapport entre dépenses et acquisitions. Quant au sens de l’opération de conservation, elle relève de la réflexion de ces philosophes sur les différentes facettes du Bien dans son versant économique. La définition de ce Bien lié à la conservation va de la simple utilité et efficacité matérielle des choses, à l’harmonie esthétique et morale d’une multiplicité d’objets rassemblés en une unité cohérente - oikos ou polis - qui constitue dès lors un « cosmos », un ordre rationnel, intelligible pour l’esprit et offert à une activité pratique mobilisant l’excellence éthique des agents et non leur simple besoin ou leur intérêt immédiat. En somme, de même que l’oikos est un ensemble composé d’hommes distincts en statut, en âge et en genre, dont il s’agit de penser la cohérence fonctionnelle dans le tout unique de la maison (ce dont Aristote, dans ses Politiques, offre sans doute l’exemple le plus net lorsqu’il identifie les relations - despotique, maritale et paternelle - qui forment l’oikos), de même les considérations liées à la conservation des choses sont directement liées à la capacité de ses administrateurs de faire de l’institution économique tout entière, oikos ou polis, un cosmos sur le plan matériel. L’examen détaillé des deux opérations de conservation que sont le rangement et la gestion, en lien avec les divers aspects du Bien économique qui leur sont associés, permet de s’en convaincre.

I. Ranger

I.1. De l’utilité des biens dans l’oikos

La conservation des biens humains et matériels procède principalement par l’agencement de l’espace économique, en vue de deux objectifs principaux. Le premier est de s’assurer de l’utilité des biens ainsi agencés ou rangés, c’est-à-dire de garantir qu’ils soient utilisables, donc utiles, au moment où il faut s’en servir. Xénophon et le Ps. Aristote le montrent bien. En effet, dans l’Économique (III, 2-4) du premier, Socrate et Critobule signalent leur préoccupation à ce sujet en opposant ceux qui, pour les avoir jetés en désordre (τοῖς μὲν ὅπου ἔτυχεν ἕκαστον καταβέβληται, Écon., III, 3), ne savent pas si leurs outils sont utilisables, à ceux qui ont leurs ustensiles « toujours prêts » (εὐθὺς ἕτοιμα, Écon., III, 2) parce qu’ils sont « à leur place » (τοῖς δὲ ἐν χώρᾳ ἕκαστα τεταγμένα κεῖται, Écon., III, 3) ; ce dont Socrate et Critobule concluent que le souci de l’ordre fait partie des « affaires économiques » (τῶν οἰκονομικῶν, Écon., III, 3), c’est-à-dire de l’art économique.

Déjà présente chez Hésiode à propos des céréales (Travaux et Jours, v. 597-608), cette importance économique accordée au rangement est élargie à trois catégories d’objets de l’oikos - les fruits ou les vêtements, les personnes et l’outillage - dans le passage suivant du Ps. Aristote :

Dans une maison, il faut prendre en compte les possessions (τὰ κτήματα) qu’elle abrite, ainsi que leur santé et leur bien-être (καὶ πρὸς ὑγίειαν καὶ πρὸς εὐημερίαν αὐτῶν). Pour les biens, je veux dire qu’il faut se demander par exemple quel type de bâtiment convient à la conservation 1) des fruits ou des vêtements, distinguer encore, pour les fruits, celui qui convient aux fruits secs ou aux fruits charnus ; et ainsi de suite 2) pour les autres biens, qu’ils soient doués d’une âme ou inanimés, les serviles comme les libres, les femmes comme les hommes, les étrangers comme les citadins. Pour favoriser le bien-être et la santé (καὶ πρὸς εὐημερίαν δὲ καὶ πρὸς ὑγίειαν), la maison doit être bien aérée en été, bien ensoleillée en hiver. Tel sera le cas d’une maison abritée du Nord et assez étendue en longueur. […] 3) Pour que l’outillage soit prêt à l’emploi, la règle lacédémonienne : il faut en effet que chaque chose soit à sa place ; étant ainsi toujours prête, on ne la cherchera pas (πρὸς εὐχρηστίαν δὲ σκευῶν τὸ Λακωνικόν: χρὴ γὰρ ἓν ἕκαστον ἐν τῇ αὑτοῦ χώρᾳ κεῖσθαι: οὕτω γὰρ ἂν ἕτοιμον ὂν οὐ ζητοῖτο, Écon. 1345b1-2 ; trad. Wartelle modifiée).

Partant de la définition - commune dans notre corpus - que les biens de l’oikos sont à la fois les choses (outils et denrées) et tous êtres humains indépendamment de leur statut6, le Ps. Aristote ramène ici le souci de leur préservation à une condition commune, celle de l’organisation spatiale de l’oikos, qui engage aussi bien son implantation architecturale que son organisation intérieure. L’humidité comme la chaleur ou le froid excessifs peuvent abimer les denrées ou les vêtements, nuire à la santé des esclaves et des libres, avec pour risque que tous ces biens deviennent inopérants. De même, le désordre des outils, c’est-à-dire le fait qu’ils ne soient pas rangés à une place fixe, les rend inutilisables, ou du moins menace leur utilité, faute de pouvoir les localiser au moment de s’en servir.

Le Ps. Aristote fournit peu de détails, on le voit, mais ce passage suffit à comprendre que la conservation de l’oikos dans son ensemble implique celle de ses parties, et suppose de le ranger, de le mettre en ordre. Apparaît aussi déjà dans ces timides évocations architecturales l’idée, très marquée chez Xénophon et Platon, que l’art économique bien conduit implique non pas seulement de mettre en ordre un espace économique donné mais, on va le voir, d’envisager ledit espace en tant qu’ordre, en tant que cosmos.

I.2. Ordre : beauté et intelligibilité chez Xénophon, justice et vérité chez Platon

Le second objectif visé par l’agencement matériel de l’espace économique - oikos ou espace public de la cité - dans le cadre général de la conservation des biens, est de le configurer en un certain ordre, de manière à lui donner un sens et d’en donner un également aux activités économiques qu’il accueille. Xénophon et Platon sont les deux auteurs les plus significatifs sur ce point : le premier fait de la beauté de l’espace domestique correctement rangé le signe de son administration réussie ; le second voit dans la disposition ordonnée des marchandises sur la place du marché l’inscription de la vérité et de la justice dans la pierre de la cité droite des Lois. Examinons ces deux points.

L’ordre joue un rôle primordial pour la bonne administration domestique dans l’Économique de Xénophon. Ce que l’entretien de Socrate et Critobule rapporté plus haut présentait de façon très générale concernant l’importance d’assigner une place déterminée à chaque outil, donne lieu à un très ample développement dans la discussion ultérieure entre Socrate et Ischomaque. Dans deux longues sections en effet (Écon. VIII, 1-23 et IX, 1-10), ce dernier explique qu’il a vanté à son épouse les mérites du rangement (τάξις), pour ce qu’il procure de beauté et d’utilité aux hommes (ἔστι δ᾽ οὐδὲν οὕτως, ὦ γύναι, οὔτ᾽ εὔχρηστον οὔτε καλὸν ἀνθρώποις ὡς τάξις, Écon., VIII, 3). Pour ce faire, il a pris pour modèle l’ordre d’une armée (VIII, 4-7), d’une trière (Écon., VIII, 8), et d’un cultivateur récoltant diverses céréales (VIII, 9), avant de développer plus longuement l’exemple du navire phénicien : ses gréements et ses marchandises sont si bien disposés et le second du capitaine « savait si bien […] l’emplacement de chaque objet que, même absent, il pouvait dire leur place et leur nombre aussi bien qu’un homme qui connaît ses lettres pourrait dire combien il y a de lettres dans le nom de Socrate et quelle est la place de chacune » (Écon., VIII, 14-15).

Transposant à l’oikos le modèle du navire phénicien, Ischomaque indique à sa femme que « tous les objets offrent un plus bel aspect lorsqu’ils sont mis en ordre (κατὰ κόσμον κείμενα). C’est un chœur que forment tous ces ustensiles, et l’espace qu’ils entourent est beau à voir quand il est ainsi bien dégagé » (Écon., VIII, 20). Il lui indique alors où ranger les divers articles et objets, en fonction de l’architecture de la maison « dont les pièces sont construites et conçues pour cette fin précisément de contenir le plus avantageusement possible (ὡς συμφορώτατα) ce que l’on doit y mettre » (Écon., IX, 2). On retrouve certes là, comme chez le Ps. Aristote plus haut, le souci de la conservation matérielle des diverses denrées, avec des considérations architecturales très semblables et une visée utilitaire évidente : Ischomaque a fait visiter à sa femme « les pièces, bien arrangées, où l’on se tient, fraîches en été, chaudes en hiver […]. Toute la maison donne au midi : […] l’hiver elle profite du soleil, l’été de l’ombre » (Écon., IX, 4). Mais cette préoccupation utilitaire s’accompagne ici de deux autres dimensions : la beauté née de l’ordre ; et, comme la métaphore des lettres du nom de Socrate l’a suggéré, l’intelligibilité que cette mise en ordre confère à la multiplicité matérielle qui constitue l’oikos. En effet, après la visite de la maison, Ischomaque range avec sa femme les divers objets « par espèces » (κατὰ φυλὰς διεκρίνομεν, Écon., IX, 6), dans le but d’assigner à chacune le lieu domestique qui lui convient. Ce rangement, qui est aussi une classification, procède par le croisement de plusieurs critères. Le critère fixe et premier de la fonction de ces objets (instruments des sacrifices, parures, couvertures, chaussures, armes, outils du travail de la laine, ustensiles pour la fabrication du pain, pour la cuisine, pour le bain, Écon., IX, 6-7) se combine, selon les nécessités, avec les critères suivants:

- le critère du genre ou du sexe des usagers. Appliqué aux vêtements, aux couvertures et aux parures, ce second critère introduit, concernant ces dernières, une ramification supplémentaire dans la classification : les parures sont seulement de fête pour les femmes, alors qu’elles sont et de fête et de guerre pour les hommes (Écon., IX, 6) ;

- le critère de la fréquence d’usage, entre ce qui sert tous les jours et ce qui sert dans les occasions festives. Sur ce critère se greffe alors celui de la différence hiérarchique dans le personnel servile, entre les esclaves ordinaires, qui n’auront accès qu’aux ustensiles du quotidien, et leur intendante, qui seule aura accès aux objets de fête (Écon., IX, 7 et 9) ;

- le critère du temps ou de la temporalité qu’on peut appeler « économique », qui consiste à disposer les biens « en mettant à part (χωρὶς δὲ καὶ) ce que l’on dépense mois par mois, et en séparant (δίχα δὲ καὶ) ce que l’on a calculé pour une année, pour qu’il nous échappe moins (ἧττον λανθάνει) comment les provisions iront jusqu’au bout » (Écon., IX, 8)7.

Ce passage, qui se présente comme une sorte de dialectique platonicienne appliquée au sensible, montre comment la bonne administration domestique se traduit dans l’agencement spatial et architectural de l’oikos, comment elle en fait un cosmos porteur d’une signification morale au sens large. Sur la base de principes hétérogènes à l’oikonomia pour les uns (comme la division des tâches entre genres, ou la division entre libres et serviles), qui lui sont propres pour les autres (comme la division de l’espace et des fonctions domestiques), la multiplicité des choses et des êtres ainsi agencée en une unité cohérente constitue un ordre tout à la fois social, technique et moral, rendu dès lors visible, lisible et intelligible pour tous ses agents. L’administration domestique, on le voit, ne se limite pas à la gestion du nécessaire : elle inscrit dans l’espace une sorte de grammaire du quotidien, une langue matérielle commune à tous les membres de l’oikos.

Cette langue « matérielle » a pourtant tout d’une langue « maternelle ». Entendons par là que, tel qu’Ischomaque le présente, l’ordre appelé par le souci de la conservation des biens de l’oikos ainsi que de l’oikos lui-même en tant qu’unité matérielle et humaine, doit beaucoup à l’idéologie politique et économique de son temps, à la « langue » économique et politique qui a cours dans la cité : les principes organisateurs de cet oikos reflètent en effet en partie l’idée dominante qu’on se faisait à l’époque d’une maison bien administrée. Il faut se tourner vers Platon pour entendre une langue un peu plus étrangère sur le même sujet. Dans le cadre du déplacement qu’il fait subir au logos oikonomikos, de l’oikos vers la polis, ses réflexions sur l’organisation de la place du marché dans les Lois doivent elles aussi être mises au compte d’une préoccupation analogue concernant l’importance du rangement pour la conservation : mais elles concernent cette fois non pas tant les biens eux-mêmes que les rapports de justice et de vérité entre les membres de la cité, et elles s’inscrivent dans le cadre plus général d’une réorganisation spatiale de la cité tout entière8.

Pour comprendre la préoccupation de Platon pour l’ordre spatial de la place du marché, rappelons que la cité juste des Lois que l’Athénien et ses interlocuteurs se proposent de fonder en paroles repose sur la stricte séparation des fonctions politiques et des fonctions économiques - même si les citoyens, sans y travailler directement eux-mêmes, doivent veiller à la bonne marche de leur exploitation agricole ou, pour reprendre le terme de l’Athénien, de leur « lot » (κλῆρος)9. Cette séparation s’accompagne d’un geste de relégation fonctionnelle, géographique et morale du commerce, dont la pratique est vigoureusement prohibée pour les citoyens, parce qu’en risquant de susciter en eux l’appât du gain, elle risque d’être source de divisions et de conflits dans la cité. Le commerce sera donc l’affaire des esclaves et des étrangers. Dans les lois qui régissent l’installation des marchés au sein de l’espace civique, cette relégation du commerce se traduit à deux niveaux.

Premièrement, la cité est organisée de telle sorte que les citoyens et les esclaves qui leur servent d’intendants agricoles et domestiques ne soient jamais en contact avec la vente de détail et ceux qui la pratiquent, que ce soit pour vendre ou pour acheter. L’espace commercial de cette polis est en effet fondé sur la séparation entre ce que les intendants qui administrent les lots vendent en gros aux étrangers, et ce que les étrangers vendent ensuite au détail aux artisans et à leurs esclaves, à quoi semblent correspondre respectivement deux sortes de places du marché. Il y a d’abord celles qui se situent dans chacun des douze villages qui composent la cité (Lois, VIII, 848d). C’est là que, sous la surveillance des agoranomes chargés de surveiller ce qui touche à la « modération et à la démesure » (σωφροσύνης τε καὶ ὕβρεως, 849a), les intendants vendent aux étrangers la part de la récolte qui leur est réservée, ainsi que d’autres produits. La vente au détail de ces produits étant interdite sur cette place (849c), les étrangers devront se rendre sur le second type de place du marché - leur emplacement exact n’est pas précisé (s’agit-il d’une partie de l’agora ou d’un lieu qui lui est extérieur, éventuellement situé aux frontières de la cité ?) - pour se livrer à ces transactions de détail avec les artisans de la cité et leurs esclaves. Animé d’un souci similaire d’organisation de l’espace civique, Aristote propose lui aussi d’établir deux agoras dans sa cité « idéale » : l’une, dite « libre », comme cela se pratique en Thessalie, sera destinée à l’éducation morale et politique des jeunes gens sous la conduite des magistrats de la cité. Elle doit « rester vierge de toute marchandise, et ni artisan, ni paysan ni personne de ce genre ne doit y pénétrer s’il n’a pas été convoqué par les magistrats ». L’autre, « l’agora des marchandises, doit être différente de celle-ci et séparée (χωρίς) » (Pol. 1331a30-b4). Contrairement à ce qui se pratiquait à Athènes et dans un grand nombre de cités grecques où l’agora concentrait tous les types d’activités10, la séparation des espaces fonctionnels semble, pour Platon comme pour son élève, être indispensable à l’organisation de la communauté politique.

Mais, deuxièmement, tandis qu’Aristote s’arrête à la séparation sommaire de deux agoras - « passer son temps à traiter maintenant de tels sujets avec précision (ἀκριβολογουμένους) ne mène à rien » écrit-il (Pol. 1331b18) -, Platon pousse plus loin son analyse de l’espace commercial. À ce souci de la séparation des fonctions économiques et politiques dans l’espace de la cité tout entière s’ajoute en effet chez lui un souci de transparence sur le lieu même de l’activité commerciale, à savoir la place du marché, sous la forme d’une exacte disposition des produits qui y sont proposés à la vente, comme en témoignent les lignes suivantes :

Quant à tous les autres articles et tous les autres ustensiles dont chaque individu a besoin, on les vendra au marché commun, en les apportant chacun à l’emplacement (φέροντας εἰς τὸν τόπον ἕκαστον) voulu par les gardiens des lois et les intendants de la place publique qui, aidés par les intendants de la ville, auront marqué les endroits qui conviennent et délimité des emplacements pour chaque article à vendre (τεκμηράμενοι ἕδρας πρεπούσας, ὅρους θῶνται τῶν ὠνίων). (Lois, VIII, 849e ; trad. Brisson et Pradeau modifiée11)

Une recommandation similaire apparaît dans un passage du Livre XI selon lequel « tout échange qui se fait par achat ou par vente entre une personne et une autre se fera par livraison à la place assignée pour chaque article (ἐν χώρᾳ τῇ τεταγμένῃ) sur la place du marché » (915d). Le fait d’assigner un lieu aux objets des transactions garantit une sorte de transparence dont la fonction est de lutter contre l’escroquerie, ce qui n’est pas étranger aux enjeux éthiques et politiques de confiance, de vérité et de justice que Platon place dans le commerce12. Là encore, l’espace économique - pensé ici au niveau de la cité - est conçu comme un ordre ou un cosmos dont le sens, dépassant les seuls enjeux pratiques ou utilitaires, est pleinement moral13. Cependant, à la différence de ce qu’on a observé chez Xénophon, l’intelligibilité de cet ordre chez Platon et les enjeux pratiques qui en découlent ne proviennent pas de la simple projection spatiale de préjugés idéologiques hérités de l’Athènes du Ve siècle, mais de la réflexion philosophique des interlocuteurs et de l’auteur des Lois.

II. Gérer

II.1. Le souci de l’équilibre et de la préservation du « capital »

La conservation de l’institution économique ne procède pas uniquement du rangement et de la mise en ordre de l’espace économique, domestique ou civique : elle procède aussi de la gestion ou du calcul du juste rapport entre les acquisitions et les dépenses. On entend ici par « gestion » ou « calcul » - terme qui ne figure pas dans les passages envisagés - non pas un décompte mathématique des entrées et des sorties, mais le fait de les comparer et d’agir en conséquence sur la base d’une évaluation qualitative - éthique ou politique - des besoins humains. Le caractère problématique de cette évaluation renvoie aux controverses, explicites ou tacites, concernant la question de savoir si la dépense mais plus encore l’acquisition des biens doit être limitée ou non - question dont traitent aussi bien Aristote lorsqu’il distingue une chrématistique naturelle d’une chrématistique non-naturelle (Pol. 1256a1-1258b9), que Platon, lorsqu’il fixe des limites à la richesse des lots dans la cité des Lois(V, 744c-745b) et à l’extension de la cité dans la République(IV, 423b-c), ou encore Xénophon lorsqu’il fait dire à Socrate puis à Ischomaque que la finalité de l’art économique est la croissance de l’oikos (respectivement Econ., VI, 4 ; VII, 16). Autrement dit, la définition de la bonne gestion engage toujours une certaine idée du Bien économique dans sa dimension éthique ou politique, et s’accompagne parfois de considérations techniques et matérielles sur la façon de rendre opératoire une telle gestion à l’occasion de l’acquisition et de la dépense.

Tous les auteurs concernés partent du principe que dépenses et acquisitions doivent être équilibrées, ce que dit à sa façon la métaphore courante des jarres percées et des jarres en bon état (Xénophon, Écon., VII, 40 ; Ps. Aristote, Écon., I, 6, 1344b23-25)14. La clé de voûte d’un tel équilibre est de ne pas entamer l’oikos, perçu comme fonds ou capital. Mais comment acquérir et dépenser, sans sombrer dans ce travers ? Exception faite peut-être d’Aristippe de Cyrène, qui aurait calqué le mouvement de ses luxueuses dépenses sur la succession indéfinie des plaisirs impliquée par sa conception du présent comme succession d’instants (DL, II, 66 ; 69 ; 75-77 ; et 81)15, la solution passe par la nécessaire imposition d’une limite dans le rapport entre acquisitions et dépenses. Mais sur ce point, nos auteurs se séparent, selon qu’ils imposent une limite aux dépenses ou à l’acquisition, et qu’ils font porter le poids de la conservation à l’un ou l’autre de ces deux gestes. Un premier mode de gestion laisse entendre que l’acquisition doit l’emporter, et que les dépenses doivent être limitées. Un second, plus paradoxal, montre comment la dépense (toujours limitée) est toutefois plus propice que l’acquisition à assurer la conservation, par crainte du danger que représenterait une accumulation sans limite motivée par des appétits insatiables.

II.2. La conservation par l’acquisition

Un premier modèle de gestion consiste à faire porter le poids de la conservation sur l’acquisition, en limitant les dépenses. Il s’agit de se préserver de la tendance tyrannique à la dépense sans limite, telle que Platon en brosse le portrait : les appétits insatiables qui ont pris les commandes de l’âme du tyran, simple particulier ou politique, le conduisent, pour les satisfaire, à dissiper tous ses biens et éventuellement ceux de ses proches ou de sa cité (Rép. IX, 573d-574d ; 577e), en allant jusqu’à entamer son capital en « faisant des emprunts et en opérant des retraits sur le fonds (littéralement : “en dépouillant l’ousia”) (καὶ μετὰ τοῦτο δὴ δανεισμοὶ καὶ τῆς οὐσίας παραιρέσεις) » (Rép. IX, 573e). Le tyran ne (se) conserve pas, il (se) détruit - il est perpétuellement « dans le besoin » et « vraiment pauvre » (πενιχρὰν, Rép. IX, 578a ; πένης τῇ ἀληθείᾳ, Rép. IX, 579e)16.

Limiter les dépenses pour ne pas entamer l’oikos signifie qu’elles devront se régler sur les revenus obtenus par l’exploitation de ses ressources, principalement agricoles. Certains témoignages indiquent à ce sujet une méthode singulière dont Périclès, dans un passage de Plutarque, offre l’exemple le plus clair :

Le patrimoine [de Périclès], ses propriétés légitimes ne dépérirent point par sa négligence ; mais les détails de cette administration ne le détournèrent jamais de ses occupations politiques. Il mit en ordre son économie domestique de la façon qui lui paraissait la plus simple et la plus exacte (συνέταξεν εἰς οἰκονομίαν ἣν ᾤετο ῥᾴστην καὶ ἀκριβεστάτην εἶναι) : c’était de faire vendre en masse toute sa récolte de l’année, et ensuite d’acheter au marché toutes les choses nécessaires, et de régler ainsi, sur son avoir, son intérieur et sa dépense de chaque jour (τοὺς γὰρ ἐπετείους καρποὺς ἃπαντας ἀθρόους ἐπίπρασκεν, εἶτα τῶν ἀναγκαίων ἕκαστον ἐξ ἀγορᾶς ὠνούμενος διῴκει τὸν βίον καὶ τὰ περὶ τὴν δίαιταν) ; habitude qui ne plaisait guère à ses fils devenus hommes, ni à leurs femmes, lesquelles trouvaient Périclès trop parcimonieux et qui blâmaient cette régularité de dépense journalière (τὴν ἐφήμερον ταύτην […] δαπάνην), ces relevés faits avec tant d’exactitude, l’absence de cette abondance qu’on devait s’attendre à voir dans une maison riche et opulente, enfin ce rapport de la dépense et de la recette procédant par calcul et mesure (ἀλλὰ παντὸς μὲν ἀναλώματος, παντὸς δὲ λήμματος δι᾽ ἀριθμοῦ καὶ μέτρου βαδίζοντος.). (Plut. Per. 16. 3-5 ; trad. Pierron légèrement modifiée)

Pour certains historiens, ce passage signale l’invention d’une «tekhnè oikonomikè attique », consistant à vendre ses surplus au marché et à vivre sur les revenus ainsi produits, le marché étant alors employé comme instrument pour préserver le capital de l’oikos en lui offrant un débouché productif17. Une idée analogue apparaît chez le Ps. Aristote et chez Xénophon. Selon le premier,

pour la conservation (πρὸς δὲ φυλακὴν) […] l’économie attique (ἡ Ἀττικὴ δὲ οἰκονομία) a aussi ses avantages : on achète en vendant (ἀποδιδόμενοι γὰρ ὠνοῦνται), et il n’y a donc pas lieu d’avoir un cellier (ἡ τοῦ ταμιείου θέσις) dans les plus petites maisons (ἐν ταῖς μικροτέραις οἰκονομίαις)18. (Econ. 1344b30-33 ; trad. Wartelle légèrement modifiée)

Rien n’est dit du détail de la procédure de cette « économie attique » : s’agit-il, comme chez Périclès, de vendre toute la récolte d’un coup, ou bien s’agit-il d’une vente progressive comme le laisse entendre la traduction de Wartelle : « à mesure qu’on vend, on achète », traduction sans doute motivée par la mention de l’absence de cellier, qui empêche les stocks, donc les achats, à grande échelle ? Quoi qu’il en soit, ce passage confirme le souci de préserver le capital en vivant sur les revenus de l’oikos obtenus par la vente de ses récoltes, et il souligne aussi la connexion directe entre les deux modalités de la « conservation », à savoir le mode de gestion de l’oikos et la question, évoquée plus haut, de son rangement ou, plus largement ici, de son organisation spatiale. Xénophon évoque lui aussi l’idée que les travaux agricoles doivent produire des gains « profitables à la dépense », c’est-à-dire destinés à couvrir les dépenses de l’oikos, permettant ainsi de ne pas toucher au capital :

Voilà qui ruine une maison beaucoup plus sûrement qu’une excessive ignorance : d’un côté, dépenser complètement ce qu’on tire des maisons, de l’autre des travaux qui ne sont pas profitables à la dépense (τὸ γὰρ τὰς μὲν δαπάνας χωρεῖν ἐντελεῖς ἐκ τῶν οἴκων, τὰ δὲ ἔργα μὴ τελεῖσθαι λυσιτελούντως πρὸς τὴν δαπάνην). Avec cela, il ne faut plus s’étonner si au lieu d’engranger des gains (περιουσίας), on tombe dans le besoin (ἔνδειαν). (Écon. XX, 21 ; trad. Chantraine modifiée)

Là encore, la dépense doit se régler sur l’acquisition constituée par ces gains. Ces derniers fixent ainsi aux dépenses leur limite, au-delà de laquelle le capital qu’est l’oikos serait entamé.

Cependant, ces passages ne se prêtent pas uniquement à une lecture historienne centrée sur les dimensions technique et institutionnelle des pratiques économiques : ils relèvent aussi d’une réflexion philosophique sur ce que signifie l’acquisition et les limites qu’il faut lui imposer dans ses rapports avec la dépense. Ainsi, le passage de Plutarque, quoique peu philosophique en lui-même, laisse percevoir les traces de questions soulevées à ce sujet dans le logos oikonomikos le plus classique. Deux points le signalent : d’une part, l’accent mis par Périclès sur l’acquisition du nécessaire, opposé au goût du superflu de ses proches - allusion très probable aux enjeux éthiques débattus par les philosophes au sujet de l’acquisition et de la dépense ; d’autre part, la définition d’une temporalité économique résultant de la conjonction, d’une part, de la vente annuelle de toute la récolte, qui définit la quantité de richesse disponible pour un an, et, d’autre part, de la dépense journalière, qui oblige à dépenser cette richesse avec calcul et parcimonie pour ne pas tomber dans le besoin avant la récolte suivante. Le temps ainsi ouvert n’est pas l’avenir indéfini du crédit productif, le futur illimité de l’investissement créateur : il est à la fois présent étendu mais clos dont l’année donne l’horizon, et présent actuel et renouvelé de chaque journée.

Dans l’Économique de Xénophon, l’acquisition, qui doit assurer la conservation, sert également de référence pour régler les dépenses. Toutefois, acquisition et dépense se prêtent dans cet ouvrage à deux visions concurrentes, selon qu’elles reposent ou non sur la maîtrise de ses appétits (enkrateia). Il y a d’abord la vision qu’en a Critobule, qui s’estime riche au sens où son avoir matériel est beaucoup plus grand que celui de Socrate (Écon., II, 3-4), et qui croit maîtriser ses passions (ἐγκρατῆ, Écon., II, 1). Toutefois, lui oppose Socrate, la pauvreté le menace sans qu’il le sache, car les hommes dits riches en ce sens doivent assumer des dépenses considérables (II, 4-7). Acquérir beaucoup serait alors, selon Critobule, le moyen de faire face à ces dépenses, et il attend de Socrate qu’il lui enseigne comment y parvenir s’il est vrai que ce dernier arrive à dégager un profit (περιουσίαν ποιεῖν, Écon., II, 10) à partir de ses modestes possessions. Acquisition illimitée, dépense sans fin : Critobule n’est pas loin du modèle tyrannique, que Socrate évoque discrètement (Écon., I, 15)19.

Autre modèle d’acquisition et de dépense : celui de Socrate, tout entier fondé sur l’enkrateia, le contrôle de ses appétits, dont rend compte la métaphore du combat pour la liberté (διαμάχεσθαι περὶ τῆς ἐλευθερίας, Écon., I, 23) qu’il invite son interlocuteur à mener contre les appétits asservissants (Écon., I, 16-23)20. Socrate acquiert beaucoup non parce qu’il accumule à l’excès, mais parce qu’il dépense peu, grâce à ce contrôle qu’il exerce sur lui-même - modèle en partie analogue à celui que propose Xénophon dans les Revenus, en signalant que les mesures honorifiques envers les négociants étrangers et des dispositions favorables à paix pourraient enrichir Athènes sans entraîner pour elle de dépenses (οὐδὲ προδαπανῆσαι, RevenusIII, 6 ; ἄνευ δαπάνης, RevenusV, 8). Dans l’Économique, Ischomaque lui aussi accorde à l’enkrateia une valeur centrale (Écon., VII, 27 ; IX, 11) mais il se distingue de Socrate en ce qu’il l’applique à l’administration de son oikos, alors que Socrate, s’il en est capable en raison de cette même enkrateia, se refuse pourtant à le faire21. Cet usage de l’enkrateia dans la sphère économique par Ischomaque, qui fait lui aussi porter le poids de la conservation à l’acquisition, ne se fait pas sans modification par rapport à son usage socratique : car tandis que Socrate se dit suffisamment riche et estime n’avoir pas besoin d’accroître sa maison (Écon., II, 2), Ischomaque au contraire vise la croissance de son oikos (Écon., VII, 16). La méthode ou gestion d’Ischomaque consiste en effet à faire porter l’enkrateia sur les dépenses, en les contrôlant et en les limitant, et à lui associer le souci de l’acquisition au sens de l’accumulation des biens, de sorte que le différentiel entre dépenses et acquisitions ne cesse d’augmenter. Son souci de contrôle des dépenses apparaît dans la recommandation qu’il fait à son épouse de « ne pas faire pour un mois la dépense prévue pour une année » (Écon., VII, 36), qu’étaye le dispositif, évoqué plus haut, de rangement et de visibilité des dépenses mensuelles et annuelles (Écon., IX, 8). Une temporalité économique annuelle similaire à celle de Périclès est ici perceptible, à cette différence près que le rythme des dépenses est ici mensuel, et non pas journalier. Quant au procédé d’acquisition au sens d’accumulation, Ischomaque l’a appris de son père : il consiste à acheter des terres abandonnées, à les travailler pour les rendre fertiles, et à les revendre à plus haut prix (Écon., XX, 22-26). La réplique de Socrate à la fin du passage - « tous aiment naturellement ce dont ils pensent tirer profit » (Écon., XX, 29) - laisse ouverte la question de savoir dans quelle mesure le souci de la croissance, à propos de laquelle Ischomaque n’évoque aucune limite quantitative, témoigne d’une véritable forme d’enkrateia, ou si la version qu’en propose Ischomaque est le mieux - ou le moins mal - qu’on puisse faire dès l’instant qu’on administre un oikos. Car tandis que Socrate fait preuve de maîtrise aussi bien dans la dépense que dans l’acquisition, Ischomaque n’en fait montre qu’à propos des dépenses. Néanmoins, l’usage sociale de sa richesse par Ischomaque - elle lui permet « d’honorer les dieux avec magnificence, d’aider ses amis s’ils ton besoin de quelque chose, de ne jamais laisser, dans la mesure de [s]es possibilités, [s]a cité manquer des ressources nécessaires à sa parure » (Écon., XI, 7) - peut être tenu pour un principe donnant sa mesure à son acquisition croissante, en la liant à des dépenses d’intérêt collectif.

Il est toutefois une autre façon de faire porter à l’acquisition tout le poids de la conservation, qui est celle qu’Aristote décrit au livre I des Politiques: dans la discussion consacrée aux deux formes de chrématistiques, il n’examine absolument pas la dépense, mais seulement l’acquisition, en la présentant comme la capacité de se procurer « les biens qu’il faut mettre en réserve et qui sont nécessaires à la vie » (θησαυρισμὸς χρημάτων πρὸς ζωὴν ἀναγκαίων, 1256b28-29) ». Le cœur du passage se concentre sur les limites dans lesquelles doit se maintenir l’acquisition, en tant que partie de l’art de l’administration économique. Il s’achève par la formulation du concept de « richesse selon la nature » (ὁ πλοῦτος ὁ κατὰ φύσιν, 1257b19-20) qu’Aristote définit comme instrumentale et, de ce fait, comme limitée22. Aristote réalise là un déplacement significatif : au couple classique de l’acquisition et de la dépense, il oppose celui de l’acquisition et de l’usage - le bon usage consistant avant tout en la capacité de ne voir dans la richesse qu’un moyen et non pas une fin. Comme si le fait de dépenser était non pas sans importance, mais totalement absorbé par la primauté accordée à l’idée de limite inhérente à la vraie richesse, ainsi qu’à l’usage de ce qui a été acquis, ce dont la dépense n’est qu’une modalité particulière.

II.3. La conservation par la dépense

Au modèle de gestion qui se concentre sur l’acquisition, Philodème de Gadara oppose dans son Économie l’idée plus paradoxale que c’est au contraire la dépense bien pensée qui assure la conservation de l’oikos, en ce qu’elle produit un gain consistant dans la consolidation d’un réseau d’amis avec qui pratiquer la philosophie et procurant la sécurité essentielle au bonheur de tout épicurien. Il ne s’agit en aucun cas de rendre légitime le modèle tyrannique, puisque les dépenses du philosophe épicurien sont réglées sur la discipline des désirs, qui leur impose une limitation - ce qu’exprime l’idée que “pour un philosophe, il existe une mesure de la richesse […]” (Écon. Ph . XII, 17-19)23. Il s’agit bien plutôt de prévenir la tendance à l’acquisition sans limite, d’une façon neuve par rapport au modèle évoqué dans la section antérieure. Pour ce faire, Philodème procède en trois étapes. Tout d’abord, il attaque l’opinion courante qui voit dans la dépense une perte au motif qu’elle suppose de se défaire d’un bien qu’on possède. Selon cette opinion, dépenser s’oppose à conserver. Contre cette idée, Philodème fait les remarques suivantes :

Si l’on n’est pas dans la disposition d’esprit qui amène à s’imaginer que, une fois ces biens dépensés (eav analôthêi tauta), on n’en trouvera pas d’autres, une grande facilité (rhaistônê) s’attache à l’économie24. (Écon. Ph . XV, 6-12, p. 606)

Ce serait trop stupide de ne pas conserver [l’oikos] dans la mesure où l’effort n’outrepasse pas ce qui est convenable, et où aucune des dépenses nécessaires n’est laissée de côté […]. (Écon. Ph . XVI, 21-30, p. 607. Trad. Delattre & Tsouna modifiée)

Faire les dépenses nécessaires - sans doute celles qu’implique l’entretien des domaines des riches propriétaires romains auxquels Philodème s’adresse (Asmis, 2004, pp. 151 et 175) - n’entame pas l’intégrité matérielle de l’oikos. Dans le cadre de la discipline des désirs invitant à “se couper du désir de ce qui n’est pas à désirer” (Écon. Ph . XXIV, 6-9, p. 613), ce qui a été dépensé sera facilement compensé, car cela représente peu.

Dans un second temps, Philodème contredit davantage encore le sens commun en montrant que la dépense qui prend la forme du partage de ses ressources avec les amis, n’entame pas non plus l’avoir de l’oikos. L’idée d’une mesure naturelle de la richesse conduit le sage épicurien qui administre correctement son domaine à “tout partager” (pantos metadotas) (Écon. Ph . XVIII, 6-7, p. 608), car on ne saurait rien perdre en partageant le peu requis par des désirs limités. Ceux qui croient que “les occasions de partage (metadoseis) avec des amis amputent (aphaireiseis) les revenus” sont, eux, dans l’erreur (Écon. Ph . XXIV, 41-46, p. 614). Ce point est décisif pour les pratiques, si centrales dans l’économie épicurienne, du partage et du don entre amis (Asmis, 2004, p. 139).

Enfin, Philodème va jusqu’à faire de la dépense l’occasion d’un gain en s’en prenant à l’opinion courante selon laquelle l’injustice et l’absence d’amis font croître les revenus (Écon. Ph . XXIV, p. 613-614). Pour ce faire, il montre d’abord que ces deux attitudes n’apportent rien de positif :

Si l’absence d’amis allège, croit-on (dokei), les dépenses (analômatôn kouphizein), elle produit des gens qui ne bénéficient d’aucune aide, qui sont méprisés par tout un chacun et à qui nul bienfait ne vaut de considération. De ces deux cas de figure (i.e. l’injustice et l’absence d’amis(, il ne découle ni un revenu (prosodos) qui vaille la peine qu’on en parle (axiologos) ni l’assurance (asphalês) de conserver ce dernier ; si bien qu’en faisant sienne l’amitié, c’est sur les deux tableaux qu’on gagnera. (Écon. Ph . XXIV, 19-29, p. 613)

Philodème dénonce là un mauvais calcul ordinaire : quand bien même l’injustice et l’absence d’amis déboucheraient sur un gain matériel, un solde positif, ce dernier ne “vaut pas la peine qu’on en parle”, peut-être parce qu’il est maigre le plus souvent, mais surtout parce qu’il est entaché de honte. En outre, il n’est accompagné d’aucune “sécurité”, probablement parce que l’injustice entraîne l’injustice sous la forme de la vengeance. Or la “sécurité” est un bien central de l’éthique épicurienne, qu’elle provienne du contexte politique, de la sagesse intérieure ou des relations d’amitiés établies par le partage de cette sagesse25: elle est la condition de possibilité de la maximisation du plaisir sous la forme du plaisir stable, celui qui est absence de douleur par absence de perturbation. Outre qu’elle n’apporte rien, cette double attitude entraine aussi une véritable perte : le manque d’humanité et de douceur “sont causes de nombreux dommages et produisent des gens à qui manque tout secours, au point de voir leur bien (tên ousian) complètement ravagé” (Écon. Ph . XXIV, 31-33, p. 613 ; trad. Delattre & Tsouna modifiée). C’est alors que se produit le renversement de la perte au gain, à partir de la méthode argumentative suivante : si une cause A entraine un effet B, le contraire de A entraine le contraire de B - soit dans les termes de Philodème dans ce passage : “les dispositions (diatheseis) contraires […] produisent les effets contraires”, la vertu produisant donc le contraire de ce que produit le vice (Écon. Ph . XXIV, 33-40, p. 613). Si donc le manque d’humanité et de douceur, ou la réticence à partager, produisent des maux, alors dépenser avec mesure, partager, faire preuve d’humanité et de douceur - toutes ces attitudes, loin d’entraîner une perte, doivent produire un gain. C’est ce que confirme l’épicurien Hermarque, cité par Philodème : les partages (metadoseis) envers les amis sont des marques de sollicitude impliquant des dépenses, mais ils s’avèrent “des acquisitions plus utiles (ktêseis lusitelesterai) que des terres, et des trésors plus sûrs (asphalestatoi) contre les atteintes du sort” (Écon. Ph . XXV, 1-4, p. 614). Conçue dans le cadre de la richesse naturelle et des finalités de l’éthique épicurienne, la dépense - ou le partage - n’est plus synonyme de perte mais de gain.

La position de Philodème a ceci d’original qu’elle s’oppose à deux principes de certains des penseurs évoqués plus haut, qui font dépendre la conservation de l’acquisition. Le premier est qu’il faut posséder beaucoup pour pouvoir dépenser pour ses amis, idée héritée de l’éthique d’Aristote pour qui la libéralité et la magnificence sont les vertus des riches26. Pour Philodème au contraire, “il faut dépenser (analiskein) en fonction de ses possessions, non se régler sur le fait que cela coûte cher ou pas” (Écon. Ph . XXV, 23-26, p. 614) car l’évaluation de la valeur matérielle de la dépense est relative à la richesse qu’on possède : on peut dépenser en possédant peu comme en possédant beaucoup. La dépense épicurienne est indifférente au niveau économique des individus. Toujours souhaitable, elle est aussi toujours possible, à tout moment.

La seconde idée que Philodème bat en brèche porte sur cette temporalité économique qui consistait à dresser un calendrier mensuel ou quotidien des dépenses à l’échelle d’une année. À ce modèle, Philodème oppose une modulation de l’épargne et des dépenses en fonction des situations, “étant donné qu’il est besoin en certaines occasions de dépenser beaucoup plus” et “au lieu de s’équiper ou d’épargner, de paramétrer (parametrein) [s.e. les dépenses et l’épargne] en fonction des situations et des dons (epiphorais) sources de plaisir” (Écon. Ph . XXV, 31-48, p. 614 ; trad. Delattre & Tsouna modifiée). À la mesure calendaire abstraite, fermée aux contingences et par là source d’insécurité pour ce qui est de la maximisation présente et future du plaisir, Philodème oppose la temporalité des circonstances et des rapports humains, qu’il intègre dans un art de la mesure ou du “paramétrage” des dépenses et de l’épargne, de manière à rendre le présent toujours sûr, c’est-à-dire toujours source de plaisir.

III. Conclusions

Ranger l’espace économique, et le gérer en équilibrant dépenses et acquisitions : il ne s’agit pas là - on espère l’avoir montré - de simples pratiques de bon sens, ni de l’émergence d’une rationalité économique qui serait seulement calculatrice ou utilitaire, ni même indexée uniquement sur une compétence civique en vertu de laquelle l’oikonomia relèverait de la politique27: elle est beaucoup complexe et globale en ce qu’elle engage le sens l’inscription totale de l’homme au monde, à la croisée de ses dimensions domestiques, politiques et cosmiques.

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1Cet article s’inscrit dans une recherche plus vaste sur la réflexion des philosophes grecs en matière d’économie. Elle est soutenue par un prix de la National Endowment for the Humanities (USA, 2017).

2Professeur au Département de Philosophie de l’Université de Porto Rico (États-Unis), San Juan, Porto Rico. Doctorat de philosophie, Université Paris I Panthéon Sorbonne Sujet : Économie et politique chez Platon. Principales publications : Diogène le cynique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir » 2017 ; Richesse et pauvreté chez les philosophes de l’Antiquité (dir.), Paris, Vrin, coll. « Tradition de la pensée classique », 2016 ; Le Dernier des hommes. Figures du mendiant en Grèce ancienne, Paris, Le Félin, 2015 ; Diogène et les Cyniques ou la liberté dans la vie simple, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 2014 ; 2013 Épicure ou l’économie du Bonheur, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, 2013 ; La Part du bronze. Platon et l’économie, Paris, Vrin, coll. « Tradition de la pensée classique », 2010.

3Pour une analyse critique de cette interprétation moderne de la réflexion économique antique, voir Helmer (2016), pp. 185-186.

4Sur le logos oikonomikos, voir (Descat, 2010).

5Pour cette citation de Philodème et les suivantes, j’adopte la traduction (modifiée par endroits) de l’Économie (abrégé Écon Ph .) de Delattre & Tsouna, 2011. Le chiffre romain signale le numéro de la colonne, les chiffres arabes les numéros des lignes, dans l’édition Jensen 1906.

6« Les deux parties, premières et les plus importantes, sont l’homme et les possessions (ἄνθρωπός τε καὶ κτᾶσίς) », (Callicratidas, Sur le bonheur de l’oikos, Stob. 4.28.16 p. 682 He. (Mullach 2 p. 28) Thesleff, 1965 p. 104). Les fragments de Callicratidas sont cités d’après leur édition en grec dans Thesleff, 1965. Les références indiquées sont celles données par H. Thesleff, avec ajout du numéro de la page. « Les parties d’une maison, c’est l’homme et les possessions (μέρη δὲ οἰκίας ἄνθρωπός τε καὶ κτῆσίς ἐστιν) », (Ps. Aristote, Écon., I, 2, 1343a19). « Parmi les biens possédés, le plus important et le plus nécessaire est aussi le meilleur et le plus profitable pour l’administration domestique (οἰκονομικώτατον) : ce bien, c’est l’homme. C’est pourquoi il faut se procurer de bons esclaves », (Ps. Aristote, Écon., I, 5, 1344a23-25). « Une famille se compose d’esclaves et de gens libres. (Aristote, Pol., I, 3, 1253b5) ; « […] les biens acquis sont une partie de la maison ([…] ἡ κτῆσις μέρος τῆς οἰκίας ἐστὶ) », (Aristote, Pol., I, 4, 1253b24). « Un domaine nous a paru être l’ensemble des possessions (οἶκος […] κτῆσις ἡ σύμπασα) » (Xénophon, Écon., VI, 4).

7Cf. Platon, Lois, VIII, 849b-c. Quel sens donner aux expressions « χωρὶς δὲ καὶ » et « δίχα δὲ καὶ » ? Ischomaque veut-il dire qu’on réunit en un endroit la quantité de provisions requises pour un an, et qu’on répartit alors en tas séparés les quantités mensuelles ? Quoi qu’il en soit, la finalité poursuivie est claire : rendre visible dans l’espace l’évolution du rapport entre ce qui est déjà consommé et ce qui reste, bref, rendre visible la dimension éthique de l’activité oikonomique en ce qu’elle engage de contrôle des appétits. On y reviendra dans la seconde partie de cet article.

8Pour une étude détaillée de la place du marché dans les Lois et la République, voir Helmer 2017a et 2017b.

9Ce qui autorise à parler d’un « mérite économique » des citoyens des Lois: Helmer (2010), pp. 263-265.

10À savoir les activités « administratives, politiques, judiciaires, commerciales, sociales, culturelles et religieuses », (Camp II, 2003, p. 4). Sur la fonction commerciale de l’agora, voir Thompson (1993).

11Cette séparation des produits correspond à ce qui ce serait pratiqué au marché à Athènes : voir Harris (2002), pp. 74-75.

13Le grammairien Hésychios au Ve ou VIe siècle de notre ère, semble s’inspirer de cette idée dans sa définition du terme « bien-être » : « Bien-être : “prospérité”, dérivant de “être à l’aise” ; et “bonheur”, dérivant de “la maison est en bon ordre” » (<εὐεστώ>· εὐθηνία· ἀπὸ τοῦ <εὖ εἶναι>. καὶ εὐδαιμονία· ἀπὸ τοῦ εὖ <ἑστάναι> τὸν οἶκον). (Lexique D232 (B140) ; je souligne).

14Socrate applique la même métaphore à l’âme et à ses appétits dans le Gorgias493d-494a.

15Voir Teisserenc (2016). Exception très relative toutefois, puisque Aristippe aurait estimé aussi que la richesse n’est pas nécessaire au plaisir mais qu’elle lui est seulement utile : voir Lampe (2015), pp. 73-74.

16Voir aussi Xénophon (HiéronIV, 9) : « un tyran, avec beaucoup plus, se trouve avoir beaucoup moins qu’un particulier pour sa dépense. Les particuliers, en effet, peuvent restreindre leur dépense journalière comme ils l’entendent ; le tyran ne le peut pas. Car, comme ses dépenses les plus considérables et les plus nécessaires sont employées à la sûreté de sa vie, en rien retrancher, c’est se perdre ».

17Voir Chankowski-Sablé (2005), pp. 79-81 ; et Descat (1995), pp. 968-969.

18Outre son sens abstrait, oikonomia peut aussi être synonyme d’oikos: LSJ s.v. A.1.

19Voir l’étude détaillée de Critobule chez Noël (2015), en particulier §23-31.

20L’importance de l’enkrateia pour Socrate est explicitement mentionnée dans les Mémorables1.5.1, et 2.1.1.

21Sur la question de savoir si Socrate détient ou non la compétence de l’oikonomos, voir Dorion (2008), en particulier, pp. 269-273. Nous suivons son interprétation, qui la lui reconnaît.

22Pour la définition des deux formes de chrématistiques, voir Tabosa (2016).

23Voir également Écon Ph . XVI, 37-39, p. 607 : la bonne administration domestique “empêche de s’enrichir au-delà de toute mesure (mê pros hupermetron khrêmatismon)”. Cette idée est déjà présente chez Épicure lui-même - selon lui en effet, “la richesse selon la nature (ὁ τῆς φύσεως πλοῦτος) est à la fois limitée et facile à se procurer. Mais celle que l’on estime d’après les opinions sans fondement s’épuise dans l’absence de limites” (Maxime capitale (MC) XV ; trad. Morel 2011). Même idée dans Sentences Vaticanes 8 et 15.

24Rhaistônè signifie plutôt “facilité” que “soulagement” (Delattre & Tsouna, 2011, p. 606) ou que, en anglais, “indolence” (Tsouna, 2012, p. 41) : c’est en effet le critère de la facilité, indexé sur le calcul des plaisirs et des peines, qui importe pour convertir les épicuriens récalcitrants à l’idée que l’économie domestique est compatible avec l’éthique et qu’elle lui est même propice.

25Sur le concept de sécurité (asphaleia), voir MC, VI, VII, XIII, XIV, XXVIII et XL.

26 Eth. Nic. 1119b22-1122a16 pour la libéralité, et 1122a17-1125a35 pour la magnificence.

27Respectivement Descat (2010), p. 405et Pébarthe (2014), pp. 79-80.

Received: May 17, 2019; Accepted: June 04, 2019

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