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Praxis Filosófica

Print version ISSN 0120-4688On-line version ISSN 2389-9387

Prax. filos.  no.52 Cali Jan./June 2021  Epub Apr 13, 2021

https://doi.org/10.25100/pfilosofica.v0i52.10792 

Artículo de investigación

Le sujet chez Foucault: du corps-pouvoir à la vie-gouvernement

The Subject in Foucault's Work: From the Body-Power to Life-Government

1 Universidade Federal de São Carlos, São Carlos, Brasil. E-mail: stivalmonica@gmail.com


Résumé

Cet article vise à situer les notions de sujet, de corps et de vie chez Foucault à partir du passage d’un cadre conceptuel basé sur les notions de corps-pouvoir à un centré sur celles de vie-gouvernement. Mon hypothèse est que ce mouvement caractérise le développement de ses recherches entre les années 1970 et les années 1980. Le problème central est la difficulté de penser le statut ontologique des rapports de pouvoir (au sens physique) sans attribuer au corps une sorte de qualité ontologique du même type (comme dans tous les formes de vitalisme), ce qui conduit Foucault à privilégier la thèmatique de la vie à celle du corps dans le développement de sa « question du sujet ».

Mots-clés: sujet; corps; pouvoir; vie; gouvernement

Abstract

This article aims to situate the notions of subject, body and life in Foucault from the transition from a conceptual framework based on notions of body-power to one centered on those of life-government. My hypothesis is that this movement characterizes the development of his research between the 1970s and the 1980s. The central problem is the difficulty of thinking about the ontological status of power relations (in the physical sense) without attributing to the body a sort of ontological quality of the same type (as in all forms of vitalism), which leads Foucault to favor the theme of life over that of the body in the development of his "question of the subject".

Keywords: Subject; Body; Power; Life; Government

Durant les années 1970, Foucault développe ses analyses à partir d’un questionnement général autour du lien entre corps et pouvoir. Il le synthétise ainsi dans son cours de 1973 : « ce qu’il y a d’essentiel dans tout pouvoir, c’est que son point d’application, c’est toujours, en dernière instance, le corps. Tout pouvoir est physique, et il y a entre le corps et le pouvoir politique un branchement direct » (Foucault, 2003, p. 15). Cependant, dans son cours de 1980, il affirme que la notion de gouvernement « paraît être beaucoup plus opératoire que la notion de pouvoir » (Foucault, 2012, p. 13). Mon hypothèse est que cette inflexion conceptuelle du pouvoir au gouvernement est accompagnée d’une inflexion allant du corps vers la vie. Une telle inflexion est considérée ici comme la toile de fond d’une trajectoire conceptuelle qui déplace la question de savoir ce qu’est un corps hors du domaine de la « question du sujet ».

L’option conceptuelle qui fait de « gouvernement » une notion plus opératoire que celle de « pouvoir » semble résulter du fait qu’on considère possible le fait de « structurer le champ d’action éventuel des autres » (Foucault, 2001a, p. 1056), ce qui fait ressortir l’activité de constitution de soi et des autres. Ce raffinement conceptuel implique de repenser la question du corps et de son « branchement » avec le pouvoir et avec le gouvernement. En ce sens, la notion de sujet a également besoin d’être remise en cause, et peut-être est-ce à cause de cette notion qu’un tel déplacement paraît nécessaire à Foucault.

Ce serait, semble-t-il, l’action que la notion de pouvoir ne permettrait pas de penser. L’action est comprise comme un mouvement d’effectuation qui résulte, en quelque sorte, du « sujet », soit comme intervention indirecte dans l’action de l’autre - « action sur l’environnement2» - soit comme intervention directe sur soi - autosubjectivation3. La notion de pouvoir que Foucault met en scène dans les années 1970 implique une structure de relations qui éloigne ce sens de l’action en tant que signe d’une agence, pour mobiliser un terme cher à l’anthropologie. On ne peut pas trouver dans le modèle du pouvoir comme rapport de forces les conditions d’agencement, de création ou d’imagination, capable de rendre effectif un mode d’être particulier, un mode d’être autre, une vie autre, une contre-rationalité.

L’effectuation, d’un point de vue moderne, n’est pas nécessairement pensée comme production théologique de la réalité (Wirklichkeit), mais souvent comme un genre particulier de production anthropologique du réel. Il s’agit d’un principe « créateur » ou « synthétique », pour lequel il faut repenser la production de ce qui existe effectivement dans le monde (phénoménal donc). « Exister in effectu c’est être le produit d’une activité » (De Libera, 2015, p. 55), Voilà, semble-t-il, le sens moderne et séculaire de l’energeia ou actus que l’établissement de la figure de l’homme (moderne par excellence, selon Foucault (Foucault, 2005, chap. IX)) semble exiger sans pour autant suffire à lui servir de fondement. Mais la négativité ontologique de la subjectivité ou, dans une autre lignée, le vitalisme (rhizomatique et non pas négatif), mises en avant par diverses philosophies et rejetées par Foucault avec véhémence, ne sont-elles pas des notions qui auraient pour fonction ou effet de servir de socle à n’importe quel sens du vital ? Ce champ de la négativité ne serait-il pas le domaine que Foucault cherche à éviter au maximum, celui du désir ? Plutôt que de souligner un manque - mais en gardant à l’esprit l’ontologie manquée4 de Foucault -, je propose de penser ce que ce refus implique, en m’intéressant particulièrement à la question de savoir ce qu’est un corps.

Foucault cherche à montrer, dans le premier tome de son Histoire de la sexualité, contre « l’hypothèse répressive », que le pouvoir est productif, c’est-à-dire que les relations de pouvoir-savoir produisent quelque chose, et ne font pas que simplement réprimer ce qui ferait déjà partie du sujet. Ainsi, il devient central de discuter du sens de la productivité au niveau du désir - ou, plutôt, quelle dimension est en jeu, une fois que la critique de l’anthropologisme moderne a conduit au refus de toute négativité ontologique, y compris corporelle. La critique radicale de l’anthropologisme moderne par Foucault, particulièrement dans Les mots et les choses (1966), est qu’il ne laisse pas de place à un contenu, mouvement ou forme qui soit de l’ordre d’un stimulus, d’une pulsion, d’une ouverture, d’un manque ou d’un instinct propre du corps (de « l’homme »/l’humain, pour l’anthropocentrisme moderne). C’est pourquoi il lui était difficile d’accepter le concept de « désir ».

Deleuze explique ainsi la distance qui existe entre sa propre conception du désir et le sens qu’il ne peut pas ne pas avoir pour Foucault : « La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit, avec beaucoup de gentillesse et d’affection, à peu près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous l’employez autrement, je ne peux pas m’empêcher de penser ou de vivre que désir = manque, ou que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j’appelle “plaisir”, c’est peut-être ce que vous appelez “désir” ; mais de toute façon j’ai besoin d’un autre mot que désir » (Deleuze, 1994, n. 325).

Cette discussion est l’une des conséquences de la difficulté qu’éprouve Foucault dans sa manière particulière de faire usage de la « volonté de pouvoir », dans une équation pouvoir-corps qui s’éloigne absolument de tout vitalisme, de toute référence physique à cette notion de force ou d’énergie qui a pourtant permis la formulation nietzschéenne de cette expression. Ce sens demeure dans l’usage deleuzien, mais Foucault ne peut pas l’accepter dès lors que l’anthropologisme, ainsi qu’il le nomme, a été pour lui la force centripète des équivoques modernes.

Ainsi, l’outil qui rend possible sa critique de l’hypothèse répressive ne permet pas, paradoxalement, à la volonté de délaisser le champ conceptuel dont Foucault cherchait à s’écarter. Ce n’est ainsi pas un hasard si Foucault assumera plus tard qu’ « [h]onnêtement, ce problème [de la volonté] n’est pas suffisamment mis au jour dans mes ouvrages et je l’ai à peine évoqué dans La Volonté de savoir, sous la forme de la stratégie du point de vue du pouvoir d’État » (Foucault, 2001a, p. 615). Il me semble que cela provient du fait que la « volonté » exprime encore une dimension dont l’activité ou dont l’impulsion vers le mouvement (action) ne peut se trouver fondée dans une philosophie anti-anthropologiste et anti-vitaliste. L’outil « généalogique » que Foucault reprend de Nietzsche n’implique pas d’apporter cet autre élément de cette philosophie, de sorte que, comme le montre Ribeiro, « le corps est un terme détaché de l’activation foucaldienne de la généalogie une fois qu’elle apparaîtra comme le résultat pour lequel l’histoire se réalise », pour autant, la généalogie est désormais « destituée de la dimension instinctuelle originairement présente chez Nietzsche5».

Que serait un corps sans négativité ou opacité qui le situerait dans des relations de pouvoir-savoir ? Les déterminations qui permettent de situer les corps dans des relations complexes de pouvoir - ou de gouvernement -, capables de constituer une multiplicité de sujets dont le corps est une somme des marques de l’histoire, sont pensées par Foucault dans des termes d’assujettissement et de subjectivation. Il faut remarquer dès maintenant que l’assujettissement et la subjectivation sont pensés comme des processus logiquement successifs qui se suivent dans le mouvement de constitution de la subjectivité. Il s’agit d’un pli capable de faire passer du processus positif d’assujettissement à la production interne de la subjectivité - et nait alors, pour le corps assujetti, la possibilité de l’action ; ainsi naît l’agence.

Ce cadre conceptuel autour de la question du sujet apparaît en 1978, quand il s’agit pour Foucault de discuter de la « constitution typique du sujet occidental moderne » (Foucault, 2004, p. 188). L’assujettissement est produit « par tout un réseau de servitudes, qui implique la servitude générale de tout le monde à l’égard de tout le monde et, en même temps, l’exclusion du moi, l’exclusion de l’ego, l’exclusion de l’égoïsme comme forme centrale, nucléaire de l’individu » (Foucault, 2004b, p. 187). À son tour, la subjectivation est « une individualisation qui ne va pas s’acquérir par le rapport à une vérité reconnue, [mais] qui, au contraire, va s’acquérir par la production d’une vérité intérieure, secrète et cachée » (Foucault, 2004b, p. 187). La question reste de savoir comment la production d’une vérité intérieure est possible quand ce réseau de servitudes délimite le plan discursif dans lequel s’établit un régime de vérité et donc une rationalité spécifique, ou encore le sujet lui-même. D’ailleurs, une fois encore : quelle sorte de matière amorphe est le corps pour recevoir les marques de l’histoire dans un processus d’assujettissement et, par conséquent, de subjectivation ?

Le processus de constitution du sujet en subjectivité - si on peut distinguer ainsi le moment de la production d’un corps marqué (assujettissement) du moment d’une certaine activité et conscience de soi (subjectivation) - renouvelle le pli qui ne peut pas être fondé et qui est devenu nécessaire dès que le corps vide est le topos de n’importe quel processus de constitution du sujet. Apparemment, le prix pour éviter le risque d’un double empirique-transcendantal se paye dans l’extériorité absolue de n’importe quel processus d’effectuation par lequel un corps devient un corps parmi d’autres corps en relation, en s’individuant comme effet d’intersections aléatoires de relations multiples et déterminantes. Pour réfuter l’idée d’un pouvoir qui viendrait s’imposer de manière absolue aux corps ou d’un pouvoir qui réprimerait un désir, des pulsions ou une certaine liberté/ouverture qui, disons, était « déjà là », Foucault a eu besoin, peu à peu, de penser cette constitution première des corps comme une servitude constitutive (assujettissement) pour pouvoir alors penser les processus positifs d’exercice du pouvoir, d’action, d’(auto)subjectivation, les processus de gouvernement. Le gouvernement de soi est toujours postérieur aux marques qui font du corps un sujet, car l’auto-subjectivation est toujours postérieure à l’assujettissement originel.

On peut dire que la critique de Foucault de l’anthropologisme moderne, dans les années 1960, l’amène à mobiliser, en 1970 et 1976, le cadre conceptuel corps-pouvoir à partir de l’outil « volonté de pouvoir » (« hypothèse Nietzsche »). Dans ses cours de 1978 et 1979, toutefois, on voit s’opérer une inflexion considérable, ce qui fait surgir avec clarté en 1980 le nouveau cadre conceptuel vie-gouvernement. Mon propos consiste à étudier l’évolution de la question du sujet qui traverse ces deux moments et envisager comment Foucault privilégie la notion de corps ou celle de vie, ce qui permet de repérer la difficulté qui entoure sa conception de corps.

Tout d’abord, je propose de réintégrer la position de Foucault dans une certaine histoire philosophique dont le projet peut être rapproché d’une critique des philosophies du sujet. Je pense que ce premier travail aidera à éclaircir le problème en jeu, surtout parce qu’il permet de retrouver, chez Nietzsche, l’origine de la critique de la question du sujet. Pour Nietzsche, le pouvoir comme le corps (ou la vie) sont constitués comme des relations de force, ce qui est une équivalence donnée par une conception bien propre - et polémique - de force, d’instinct/impulsion, de volonté. Toutefois, quand Foucault dit que tout pouvoir est physique, qu’il y a entre le corps et le pouvoir politique un branchement direct, il mobilise le sens de pouvoir comme jeu de forces6 sans pourtant reconnaître un jeu de forces sur le plan du corps physiologique/psychologique comme l’a fait Nietzsche.

J’essaierai, alors, souligner le mouvement d’inflexion qui m’importe, celui qui va du corps-pouvoir à la vie-gouvernement, sans m’abstenir d’entrer dans la polémique concernant la question de la biopolitique. Après tout, il est vrai que cette discussion est exactement au cœur du tournant conceptuel que je souhaite relever dans le parcours philosophique de Foucault. C’est bien à partir de cette discussion que l’anatomo-politique qui situerait le corps physique par rapport au pouvoir, y compris comme biopouvoir, sort de scène en faveur d’une esthétique de l’existence, d’une investigation sur les différentes manières à travers lesquelles la vie se configure dans des relations non plus de pouvoir, mais de gouvernement. Et les relations de gouvernement, de soi et des autres, ne sont pas des relations de force : le « gouvernement » n’est pas du tout physique, il ne décrit pas des relations qui ont un branchement direct avec le corps.

I. Subjectum x subjectus - l’invention du sujet cartésien

Que Descartes soit l’axe centripète autour duquel tourne en général la discussion contemporaine sur la notion de sujet est, dans une certaine mesure, une conséquence de la lecture que Kant fait de la formulation du cogito et, par conséquent, de la lecture que Heidegger présente de l’ego cartésien. C’est du moins la thèse que cherchent à établir divers commentaires de la « philosophie du sujet » (ainsi qu’elle se nomme) et sa critique, comme en témoigne, par exemple, l’interprétation d’Étienne Balibar. Dans le cas où l’on souhaite délimiter la question du sujet en suivant l’archéologie d’Alain de Libera, la fortune du terme renverrait le lecteur au XIIIème siècle. Quoi qu’il en soit, cette archéologie accorde une place particulière à la position du sujet cartésien tel que Kant l’a défini, au point qu’on puisse dire que : « le sujet cartésien, c’est en réalité le sujet kanto-cartésien7». Il serait aussi possible de reconnaître chez les Grecs, ainsi que le fait Foucault, le sens du terme « sujet », bien qu’il ne s’agisse pas d’une référence littérale. Pour Foucault, c’est un sens obscurci de « sujet » qu’on peut extraire du mode d’être ancien (dans ses différentes manières d’expression concrète) et qui est radicalement différent du mode d’être « sujet » qui découle du « moment cartésien ».

Ainsi, on commence par ce « moment cartésien » comme naissance du sujet moderne ou, du moins, comme moment d’inflexion décisif dans la longue question du sujet. Pour Foucault, le « moment cartésien » « a joué de deux façons en requalifiant philosophiquement le gnôthi seauton (connais-toi toi-même) et en disqualifiant au contraire l’epimeleia heautou (souci de soi) » (Foucault, 2001, p. 15). Cette disqualification et requalification de la question du sujet trouve alors chez Descartes (ou dans ce moment général de la pensée, de manière plus ample) son expression majeure : l’évidence de l’être (de l’homme) comme conséquence logique de l’existence de la pensée. « De plus, en plaçant l’évidence de l’existence propre du sujet au principe même de l’accès à l’être, c’était bien cette connaissance de soi-même (non plus sous la forme de l’épreuve de l’évidence mais sous la forme de l’indubitabilité de mon existence comme sujet) qui faisait du “connais-toi toi-même” un accès fondamental à la vérité » (Foucault, 2001, p. 16). Mais, est-ce effectivement « mon existence comme sujet » qui se joue dans le moment cartésien ? Du sujet plastique de la spiritualité au sujet fixe de la philosophie, de l’amplitude des déterminations éthico-morales de soi dans la relation à la vérité à l’espace restreint d’action sur soi dans une relation épistémologique avec une vérité incertaine et qui s’échappe, l’histoire de la question du sujet trouverait, selon Foucault, une inflexion radicale dans le moment où le cogito marque la possibilité d’une philosophie comme investigation des conditions et des limites de la connaissance - conditions et limites qui deviendront par la suite celles de toute expérience possible.

Quel est le sens de ce « sujet » qui entre en jeu dans la détermination des limites et des conditions de l’expérience et de l’accès à la vérité ? Selon Balibar, « [le] fait est qu’on aurait du mal à trouver la moindre référence au “sujet” comme subjectum dans les Méditations, et qu’en général la thèse qui poserait l’ego ou le “je pense/je suis” (ou le “je suis une chose qui pense”) comme sujet, soit au sens de l’hypokeimenon, soit au sens du futur Subjekt (opposé à l’Objekt ou à la Gegenständlichkeit), ne figure nulle part chez Descartes » (Balibar, 2011a, p. 36). Si la notion de subjectum/hypokeimenon apparaît dans le texte cartésien, il ne s’agirait que d’une stratégie argumentative face à certaines objections, ce que soutient ainsi « à la manière scholastique sa thèse réaliste (toute substance est le sujet réel de ses propres accidents) » (Balibar, 2011a, p. 37). Il s’agit d’une substance, de res, et non pas de sujet ; ou encore, une substance est sujet (subjectum) dans le sens où elle est substance principale. C’est à travers elle que la relation corps-âme, Dieu-monde, etc., peut être pensée, de sorte que Balibar souligne qu’il s’agit alors d’un « concept relationnel » permettant toute relation causale entre des substances distinctes telles que la pensée et l’étendue. De ce fait, la substance n’est pas un concept univoque dont la fonction structurelle se situerait dans la possibilité de « nommer tour à tour chacun des pôles d’une topique où je me situe à la fois comme cause et comme effet (ou comme une cause qui n’est elle-même qu’un effet) » (Balibar, 2011a, p. 37). Sans nier la position primordiale du « je pense », on peut remarquer qu’il existe un sens beaucoup plus fluide du cogito moderne. Dans le cas du ego cogito, il ne s’agit pas d’un terme fixe en relation gnoséologique avec la « vérité », mais d’un terme fluide dans un système de substances entretenant des rapports de causalité, système où il n’y aurait de terme privilégié que dans une relation déterminée - il en va tout à fait autrement de la position copernicienne d’un sujet compris comme représentation accompagnant n’importe quelle représentation, c’est-à-dire par rapport auquel seulement il peut exister un monde8.

Mais alors, pourquoi une telle insistance à se référer à Descartes pour critiquer à plusieurs reprises la substantialité de l’ego comme référence matérielle équivoquement requise pour attester de l’existence de la pensée ? Oui, il y a la « chose pensante ». Toutefois, en suivant l’interprétation de Balibar, c’est un cas spécifique de substance comme lien de substances. « Mais il est inessentiel de rattacher cette substance [la “chose pensante”] à la représentation d’un subjectum, et en tout cas impossible de nommer l’ego cogito du nom (propre) de subjectum» (Balibar, 2011b, p. 38). Cela signifie que le problème de la réalité implique la chose pensante comme substance, dans le sens où elle serait cette sorte d’élément commun, diffus et présent dans toute relation causale comme manifestation ontologique de Dieu, et non pas en tant que subjectum.

Relations ou rapports de causalité, donc. Relations de détermination, d’effectuation. L’individu nait tout d’abord comme « sujet » dans une relation fondamentale d’assujettissement, de sorte qu’ « il est possible et même nécessaire de se demander en quel sens l’individu humain, composé d’âme, de corps, et de leur unité, est par excellence le “sujet” ou l’assujetti (subjectus) d’une souveraineté divine » (Balibar, 2011b, p. 38). En ce qui concerne l’être en jeu dans le cogito cartésien, on peut dire qu’il existe un processus d’assujettissement fondamental qui est capable de le localiser dans « l’entre » d’une causalité déterminante et une liberté qui la contredit. La contradiction sujet-liberté (subjectus-liberté) existe donc, dans le modèle cartésien, en fonction du statut du « sujet » ou substance pensante : non pas chose, subjectum, distincte d’un principe de liberté (âme) qui lui est extérieure, mais substance, subjectus, dont la liberté se produit comme une sorte de « contradiction constitutive » (« interne »), en identifiant assujettissement et liberté, ou encore comme une sorte d’allégorie, une forme particulière de la souveraineté divine dans la souveraineté particulière de l’homme sur la nature ou du « sujet » sur ses passions. Il y aurait, selon Balibar, une solution à cette question chez Descartes sous une forme « mystique » qui réintroduirait la liberté dans la même mesure où il y aurait assujettissement, ou sous une forme qui doublerait la souveraineté divine dans l’individu.

Quelle est alors la différence entre subjectum et subjectus? Ce dernier est aussi subdictus, ce qui recouvre le sens double de sujet (sujeito et súdito)9, d’assujettissement par rapport à une autorité souveraine. L’ego ne serait donc pas, chez Descartes, le signe d’une substantialité particulière, spécifique, une substance fondamentalement réflexive qui soit condition originaire de toute objectivité. Le cogito cartésien est « sujet » en tant que quelque chose assujettie dans un réseau de causalités qui l’inclut : la causalité divine. « En d’autres termes une seule et même opération historico-philosophique découvre le sujet dans la substance du cogito cartésien, et dénonce la substance dans le sujet (comme illusion transcendantale), installant ainsi Descartes dans cette situation de “transition” (en avance et en retard sur le temps de l’histoire, conçue comme histoire de l’avènement du sujet), que les philosophies des XIXe et XXe siècles ne cesseront de commenter » (Balibar, 2011b, p. 40).

Cette découverte-dénonciation qui caractérise le « moment cartésien » relève de l’interprétation kantienne de la question du sujet chez Descartes, augmentée de la solution fournie par Kant - semble-t-il, une interprétation suivie par Heidegger et par Foucault, bien que la solution kantienne soit pour eux l’objet d’une critique. D’où vient la confusion qui fait du sujectus cartésien un subjectum? Selon Balibar, il s’agit de la projection d’une catégorie transcendantale du sujet sur le texte de Descartes. « Mieux : cette projection, avec la distorsion qu’elle comporte (retranchant et ajoutant simultanément quelque chose au cogito), est bel et bien constitutive de l’“invention” du sujet transcendantal, qui est inséparablement une sortie et une interprétation du cartésianisme » (Balibar, 2011b, p. 39).

Cela, parce que, dans la philosophie de Kant, le sujet (Subjekt) acquiert une certaine unité (transcendantale) face à différentes déterminations - logique, empirique, rationnelle, pratique - dans la mesure où il s’agit d’une représentation réflexive, au sens d’une substance qui peut se représenter elle-même comme accompagnant n’importe quelle représentation (aperception). Une fois posée l’interprétation kantienne du cogito qui découle du problème de l’accès (logique) aux substances en général, à l’ontologie selon les catégories de l’être, la solution (transcendantale) apparaît comme une unité catégorielle logique de représentation de tout ce qui est (non pas en soi, évidemment, mais selon le mode d’apparition, phénoménologiquement). Avec Kant, « désormais les catégories, c’est-à-dire les modalités les plus générales selon lesquelles sont ‘attribués’ les prédicats des choses par l’activité du jugement, ne seront plus des genres de l’être, mais des règles internes à la pensée, non des catégories de l’être mais des catégories du sujet, constitutives de l’objet (et en ce sens, de l’expérience en général : “transcendantales”) » (Balibar, 2011a, p. 73).

On peut dire que le cogito, chez Descartes, n’a pas, à proprement parler, la forme d’une réflexivité qui puisse faire de la constatation de l’existence de la pensée non seulement l’évidence de la réalité du « moi » (je suis), mais aussi d’un être requis par toute pensée en tant que moment de reconnaissance de ce même « moi » comme ce (substance) qui représente à soi-même comme ce en fonction de quoi ce qui est pensé peut l’être :

« Il [Kant] a attribué à Descartes une nominalisation de l’énoncé “cogito” ou “je pense” pour en faire le nom de l’opération autoréférentielle par laquelle la pensée se prend elle-même pour objet, dont la formule complète serait “Je suis pensant que je pense ce que je pense”. Et il a désigné le “quelque chose ” ou “l’être” qui se trouve ainsi à la fois visant et visé par la pensée comme un “sujet” (subjectum, qu’il transcrit Subjekt) au sens de la métaphysique classique, pôle ou support d’attribution de prédicats, quitte à suggérer par là à ses successeurs (Fichte, Hegel) que le seul sujet (hypokeimenon) pensable est celui qui se pense lui-même, et dont les prédicats sont les pensées » (Balibar, 2011a, p. 75).

En bref, à partir de la distinction soulignée par Balibar, on peut remarquer qu’une partie du sens des critiques aux philosophies du sujet a pour cible une idée produite par Kant (et aussi par Heidegger, dans ce que celui-ci a de plus kantien malgré lui). Après tout, la question de la philosophie du sujet peut être revisitée, d’après Balibar, d’un point de vue philologique ou énonciatif, en reprenant cette continuité du subjectus au subjectum (ce qui équivaut à l’opposition Untertan x Subjekt) résumée sous l’unique vocable de « sujet » en français, avec son double sens. « C’est peut-être faute d’avoir prêté attention à ce qu’indique une telle continuité que Heidegger a proposé une interprétation fictive de l’histoire de la métaphysique dans laquelle l’antériorité de la question du subjectus/Untertan est “oubliée” et recouverte par une projection rétrospective de la question du Subjekt comme subjectum» (Balibar, 2011b, p. 43).

Peut-on dire que Nietzsche, dans sa critique de l’ego cartésien, part de la même projection kantienne, c’est-à-dire de la compréhension que le subjectus en jeu dans la formulation du « je pense » est aussi subjectum? Il semble que la critique nietzschéenne porte sur la notion de subjectum - dans la droite ligne de l’interprétation ouverte par Kant - dans la mesure où ce terme situe la catégorie « sujet » dans la dimension des « significations logico-grammaticales et ontologico-transcendantales » tandis que le sens de subjectus/subdictus concerne les « significations juridiques, politiques et théologiques10». L’interprétation du « je » comme effet d’un syllogisme logique ou habitus grammatical11 suggèrerait que Nietzsche situe la question du sujet - et sa critique à la philosophie du sujet - sur ce plan. Cependant, l’analyse de Balibar de l’aphorisme 19 de Jenseits von Gut und Böse (JGB), en explicitant ce que la traduction française « ajoute » au texte, montre que le « je » doit être compris dans l’ambivalence du terme « sujet ». Cette ambivalence ouvre la voie à différentes interprétations, ce que Balibar situe dans la différence entre les traditions française et allemande, particulièrement dans l’interprétation que l’une et l’autre font de Nietzsche.

Balibar présente sa lecture à partir de Bataille et Heidegger, ce qui peut servir de base à la compréhension de la question du sujet chez Foucault, dont l’attention à ces auteurs est bien connue. Balibar interprète Heidegger en montrant que pour celui-ci se trouve, dans le mouvement du cogito, une substantialisation du « je » existentiel qui pense et qui, dans cette mesure, se différencie de Dieu et de « ça », le corps. Heidegger accuse Descartes de mettre en place cette substantialisation qui efface la distance entre le « je » et le « corps » en identifiant chez Descartes la réflexivité (cogito me cogitare) comme subjectivité ancrée dans le corps, ou comme corps, de sorte que Nietzsche serait donc resté cartésien. Si Nietzsche affirme que la désignation « je » est le résultat d’un habitus grammatical, sa « volonté de puissance » demeurerait, selon Heidegger, une manifestation de la métaphysique substantialiste de Descartes. En effet, « Heidegger entreprend de montrer qu’il [Nietzsche] “se tient sur le fond de la métaphysique établi par Descartes”, dans la mesure où, tout en substituant le “corps” à “l’âme” et à la “conscience” comme substance de la pensée, il identifierait plus que jamais celle-ci à la subjectivité, ou ferait de la définition de l’homme comme sujet le critère de la vérité » (Balibar, 2011a, p. 71).

D’un autre côté, Balibar montre que Bataille traduit la question du sujet dans les termes de subjectus/subdictus et la transpose sur le plan du problème juridique, politique et théologique de la souveraineté, donc, de l’assujettissement. Son hypothèse - que je suis ici - est que la philosophie française contemporaine opère une identification entre «le problème de la subjectivité et le problème de la sujétion», identification d’où Foucault semble lui aussi partir. C’est pourquoi la question du sujet, selon Foucault, se superpose à la question de l’homme dans la modernité (possibilité ouverte par Kant) : il s’agit pour lui de produire une critique de la condition supposée naturelle - homo natura - qui s’affirme dans la philosophie moderne sous la forme d’un anthropologisme. Faire la critique de l’anthropologisme revient ainsi à effectuer un pas en arrière dans le processus d’identification du subjectus (assujettissement face à la souveraineté) au subjectum (condition naturelle de l’homme). Après tout, l’hypothèse de Balibar quant à cette identification se fonde sur la « césure révolutionnaire » dont il trouve l’origine chez Rousseau : « il faudrait prendre en considération la césure révolutionnaire, dont l’effet n’est pas seulement d’opérer la “relève” du sujet (subjectus, subdictus) par le citoyen (titulaire des droits politiques), mais aussi d’engager un devenir sujet (subjectum) du citoyen, au sens d’une naturalisation de son humanité, qui inscrit toutes les différences anthropologiques (âge, sexe, culture, santé, capacités, moralité, etc.) dans un “caractère individuel” déterminant pour sa reconnaissance sociale, auquel il s’identifie (plus ou moins) au cours de l’éducation » (Balibar, 2011a, p. 79).

Il s’agit là d’une ambiguïté, une scission (double), par identification rétroactive du sujectus en tant que subjectum. Le subjectum se trouve être à la fois le point de départ dans la tradition allemande, telle qu'assurée par Kant, et la dimension naturelle de l’homme politique dans la formulation française, en exprimant la scission constitutive de l’homme moderne.

« L’humanisme, c’est ce qui a inventé tour à tour ces souverainetés assujetties que sont l’âme (souveraine sur le corps, soumise à Dieu), la conscience (souveraine dans l’ordre du jugement, soumise à l’ordre de la vérité), l’individu (souverain titulaire de ses droits, soumis aux lois de la nature ou aux règles de la société), la liberté fondamentale (intérieurement souveraine, extérieurement consentante et accordée à son destin). Bref, l’humanisme est tout ce par quoi en Occident on a barré le désir du pouvoir, interdit de vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de le prendre. Au cœur de l’humanisme, la théorie du sujet (avec le double sens du mot)12».

À contre-courant de l’identification requise par l’humanisme, donc, il s’agit pour Foucault de décrire le moment de cette objectification qu’est le passage du subjectus (de l’assujettissement) au subjectum (l’homme). Il cherche à montrer que l’identification ne résulte pas nécessairement du sujet pris au sens politique, comme chez Rousseau, mais se retrouve dans n’importe quel type de relation de souveraineté qu’un savoir puisse exercer. Comme le résume encore Balibar, « Mais il n’existe aucun pouvoir, que ce soit sur “soi” ou sur “les autres”, qui ne passe par la constitution d’un savoir, et à son tour celui-ci n’est pas une activité simplement théorique, c’est une pratique sociale, une production d’objectivité » (Balibar, 2011a, p. 83). Subjectivation et objectivation sont un seul et même processus, et les pratiques de confession montrent le signe d’une relation d’assujettissement et d’objectivation de soi par un discours de soi sur soi-même, dans une circularité « interne » d’assujettissement et de pouvoir souverain. Le sujet serait alors subjectus d’un savoir vrai sur lui-même et, dans cette mesure, objectifié par ce savoir comme subjectum, ontologisé à travers le discours-savoir dans son mode d’être.

« Si le sujet (subjectum, Subjekt, mais aussi subjectus) n’avait pas été mis en relation interne avec la sujétion personnelle, et donc avec le pouvoir politique, juridique, théologique dont il est l’effet et l’image inversée, nous ne saurions pas reconnaître dans la conjonction paradoxale de la vérité et de l’apparence transcendantales dont parlent les “Paralogismes de la raison pure” le signe d’une différence (ou différance) originaire qui renvoie à l’éthique de l’obéissance intérieure et de l’ascèse autant et plus qu’à la métaphysique de l’esprit et à la psychologie de la “connaissance de soi” » (Balibar, 2011a, pp. 83-84). L’éthique de soi et la connaissance de soi (identifiée à la conscience de soi dans le mode de la confession13) se situent désormais sur un même plan discursif de définition du sujet (subjectus et subjectum) où les relations de savoir-pouvoir sont déterminantes.

La question du sujet chez Foucault apparaît alors, dans la généalogie d’Étienne Balibar, ainsi que dans l’archéologie d’Alain de Libera, comme celle qui recouvre la question de l’assujettissement (subjectus) et transpose - à la suite de Nietzsche - la question métaphysique de l’homme dans sa substantialité (subjectum) sur un plan logico-grammatical. Pourtant, chez Nietzsche la question grammaticale n’est pas séparée du sens physiologique ou organique de la culture/existence (corps), tandis que chez Foucault l’existence du « sujet » maintient une relation problématique au « corps ».

II. Sujet comme corps - Nietzsche et la critique du sujet-pensant/agent

Comment la critique de Nietzsche du sujet (subjectum) se développe-t-elle, et quel sens peut acquérir ce terme dans sa philosophie ? Chez Nietzsche, la critique du sujet-pensant est extensive au sujet-agent. C’est-à-dire que la critique du syllogisme grammatical s’accompagne d’une critique de l’action comprise comme fondement d’un sujet pratique défini par la liberté d’agir, dans un modèle causal action-production. En effet, ce que Nietzsche critique, c’est le sujet-agent, comme le montre Alain de Libera : « C’est bien cela pourtant que dénonce Nietzsche, en référant la croyance que toute activité présuppose un agent (dass jede Thätigkeit einen Thäter voraussetze) à “l’indéracinable croyance au sujet et au prédicat” (der ganze volle tiefe Glauben an Subjekt und Prädikat) » (De Libera, 2015, pp. 120-121).

Alain de Libera commente ainsi le passage grammatical de l’action à l’agent que Nietzsche explicite dans l’aphorisme 17 de Jenseits von Gut und Böse, ce qui est de même nature que le passage de la pensée au pensant que définit la formule du cogito cartésien : «Es wird gedacht: folgich giebt es Denkendes: darauf läuft die Argumentation des Cartesius hinaus14 ». Ce type d’implication, qui requiert pour la pensée un pensant et pour l’action un agent, permet à Alain de Libera de développer l’objet de son Archéologie du sujet, qu’il formule à partir de la confrontation des différentes traductions de l’aphorisme 17 de JGB, où l’on peut aussi lire : « Denken ist eine Thätigkeit ; zu jeder Thätigkeit gehört Einer, der thätig ist; folglich, gibt es Einer, der denkt15 ».

Le commentaire d’Alain de Libera étend la critique de Nietzsche du subjectum à une critique du subjectus/subdictus dans la mesure où la question grammaticale fait référence non seulement à une unité « sujet » comme substance à laquelle se référent les prédicats, mais porte aussi sur l’imputabilité (morale) du sujet. Il cherche à montrer que, dans l’aphorisme 17 de Nietzsche, ce n’est pas tant le sujet ou l’agent qui entre en jeu, mais l’auteur/acteur, et « un pas de plus et l’on dirait, responsable, un pas de plus encore : coupable » (De Libera, 2015, p. 128). C’est le sujet pratique, moral, qui apparaît dans l’interprétation de De Libera. Pour y retrouver le subdictus, il est possible de maintenir les termes de la lecture kantienne présentée par Balibar, ou peut-être suffit-il de reprendre le dernier chapitre de la première partie du Leviathan de Hobbes où l’auteur/acteur est bien au cœur d’une théorie de la représentation qui soutient la distinction entre sujets (súditos) et souverain. De la même façon, De Libera reprend le terme sujet dans son sens politique, juridique et théologique, en associant Täter à person: «Täter qui, comme person, chez Locke, pourrait prétendre au statut de terme juridique, conforme au sens originel de kategorein, mettre en accusation » (De Libera, 2015, p. 128).

En effet, le sens philologique de subjectum renoue avec la catégorie comme relation d’imputabilité, du prédicat à la substance, semble-t-il dans le même sens moral d’imputabilité que le terme subjectus requiert. Ce n’est pas un hasard si chez Foucault aussi, particulièrement dans l’Histoire de la sexualité I, l’objectification (subjectum) et l’assujettissement (subjectus/subdictus) fonctionnent comme des termes aux sens complémentaires. Si l’aliénation des sujets (súditos) ou de soi est constitutive de la relation de souveraineté, en sorte que les sujets (súditos) sont les auteurs des lois, c’est peut-être parce qu’y est présupposée la même relation causale qui établit des relations variées de prédication ou d’effet (production) par rapport à une substance originelle, un agent, un sujet. C’est la causalité elle-même, et non pas seulement ses divers modes, que Nietzsche interroge : « Autrefois, en effet, on croyait à “l’âme” tout comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical : on disait, “je” est condition, “pense” prédicat et conditionné - penser est une activité qui implique nécessairement un sujet comme cause. On essaya ensuite, avec une opiniâtreté et une ruse qui suscitent l’admiration, de voir s’il n’était pas possible de se sortir de ce filet, - si d’aventure ce ne serait pas le contraire qui serait vrai : “pense” condition, “je” conditionné ; “je” par conséquent une simple synthèse effectuée par la pensée elle-même » (Nietzsche, 2000, pp. 105-106).

C’est donc dans la causalité que les différents sens d’auteur (autoria) se configurent comme modes d’être « agent » ou « sujet ». Le fragment 2[83] du Nachlass (1885) de Nietzsche, selon Alain de Libera, « où figurent les deux prémisses du “syllogisme du grammairien”, nous donne le terme et le concept qui articulent, à la base, au niveau de l’opération ou activité, Wirkung, l’ensemble du dispositif judiciaire, logico-grammatical, de l’agence et du sujet : celui de cause, Ursache » (Libera, 2015, p. 129). Ainsi, la distinction soulignée par Balibar - qui est très significative pour comprendre la critique faite à la philosophie du sujet - est à nouveau dissoute, par Alain de Libera, quand il réfléchit à la causalité constitutive prise comme une espèce de relation présupposée dans les deux modes de relation : le logico-grammatical et le juridico-théologique. Subjectum et subdictus ont, pour ainsi dire, tous les deux un même mode de devenir : les deux sont des résultants ou des présupposés requis par le raisonnement causal. Nietzsche cherche à dissoudre les deux en envisageant la causalité en jeu dans la postulation d’un « ça » comme quelque chose qui penserait ou qui agirait.

Par conséquent, on voit que la célèbre et disputée notion de « volonté de pouvoir » peut porter en elle diverses possibilités d’interprétation, mais il faut toujours qu’elle s’oppose à la causalité qui postule un « ça » (subjectum et subdictus) nécessaire à la pensée et/ou à l’action. Ainsi, on peut se demander si ce modèle de critique des philosophies du sujet peut laisser place à une notion autre de sujet ? Que serait alors le corps dans cet ample jeu de forces ?

On peut remarquer, comme le fait Paschoal, que le problème en question est double. La critique du sujet grammatical, qui permet de penser les « sujets » comme des multiples modes d’être, implique, d’un côté, un sujet compris comme « une pluralité de forces et de pulsions liées au corps et explicitées de manière précaire par le langage », et, d’un autre côté, « une fiction, quand le sujet ne correspond ni à une unité, ni à une pluralité, mais à un masque16. » Si Nietzsche met en œuvre cette conception double de « sujet », compris comme corps et comme fiction, on peut noter que, à partir de sa critique de la philosophie du sujet, Foucault s’éloigne de la première solution (ce qui m’intéresse particulièrement) et se rapproche de la deuxième.

Chez Nietzsche, une certaine conception physiologique du sujet peut être une « solution » quant à la question métaphysique du sujet, ce qui lui donne la possibilité de penser le corps comme « je multiple » et, donc, le sujet comme corps. Le corps est compris par Nietzche en tant qu’ensemble de pulsions en conflit ou en lutte les unes avec les autres, c’est-à-dire dans des relations de force, dans des relations de pouvoir. D’ailleurs, cet ensemble fonctionne selon des pulsions en conflit qui cherchent à dominer, ce qui affirme la vie - dans le corps ou dans la culture. « Si Nietzsche peut être considéré l’un parmi les premiers à aborder la culture comme problème, avec plus de raison on peut dire qu’il a été le premier à poser la culture dans des termes physiologiques : une morale, une culture, une philosophie ou enfin n’importe quelle production humaine déterminée, c’est l’expression d’un état physiologique déterminé d’un ensemble d’impulses17». Cela signifie que la dimension des relations de pouvoir que Foucault analyse est, chez Nietzsche, une dimension aussi physiologique que le corps, si on comprend les « processus physiologiques comme lutte de quanta de puissance (pulsions ou forces) pour la croissance » (Frezzatti, 2004, p. 117).

En ce sens, Frezzatti montre que, chez Nietzsche, le sens physiologique défait n’importe quelle différence de nature entre corps et culture ; après tout, « les pulsions ne sont ni biologiques, ni culturelles : la culture et l’organisme vivant ne sont que des aspects de la lutte entre les forces » (Frezzatti, 2004, p. 130). Alors, l’affirmation biologique de la vie est l’affirmation de la vie comme corps et de la vie comme culture. Toutefois, cela n’est possible que si l’on tente de comprendre les relations de force comme des conflits physiques, ou physiologiques, concernant des ensembles de pulsions et donc un certain vitalisme cosmologique. Le corrélat conceptuel du corps dépouillé de la métaphysique du sujet est le sens physique des relations de force. Ainsi, et inversement, pour maintenir le sens physique des relations de pouvoir (qui équivaut ici aux relations de force), ne faudrait-il pas admettre comme son corrélat nécessaire un corps qui soit lui aussi relations de force, ce qui fait de cette « force » le signe de pulsions qui précédent ou, du moins, qui sont indépendantes (dans leur existence, et non pas dans leur forme ou qualité) des marques de l’histoire ?

S’il existe un « sujet » chez Nietzsche, il a plus à voir avec une résultante saine ou malade de la configuration corporelle elle-même et avec la multiplicité de positions contraposées à l’unité « âme/je », qu’à une condition spécifique du corps « humain » en tant qu’étant privilégié, soit par la condition de la pensée, soit par l’agence, soit par l’ouverture qui permettrait de signifier n’importe quel autre étant dans un monde pour-soi.

Bref, ce qui est particulièrement intéressant, c’est de remarquer que Nietzsche se tourne contre le subjectum, dans la mesure où celui-ci serait le référant d’un « je » requis par la constatation de la pensée, et contre le sujet-agent que le caractère libre (négatif) du subjectum pourrait fonder (subdictus). Si l’héritage moderne est un malentendu, ce n’est pas pour cette raison que la force immense de « l’ego » est moins effective comme référant de toute pensée, comme le « ça » qui subsiste et continue de fournir une matérialité ultime - tel un atome - à l’existence de la pensée ; la postulation d’une négativité ontologique capable de fonder la liberté d’action dans un manque ou une ouverture constitutive n’en est pas moins fréquente. Pour une grande partie des philosophes contemporains, la solution paradoxale à cette présupposition logique et causale d’une matérialité ultime qui serait néanmoins ouverte ou libre est la matérialité organique de la pensée qui devient corps (ou de manière anachronique, devient chair). Il semblerait que les critiques de la philosophie du sujet postulent dans une large mesure (chez Nietzsche, et aussi chez Merleau-Ponty) une incarnation radicale de l’âme comme corps. De ce paradoxe, que Foucault pousse à son paroxysme, nait son inversion immédiate : le corps sans âme (ni juxtaposée ni confondue avec le corps), le corps historique dont l’existence subjective (ânimo) est l’effet multiple de forces sur un lieu amorphe - et donc, non pas une force en lutte comme d’autres, dans des relations de pouvoir éventuelles. Au minimum, il faut partir de l’idée que, pour le Foucault de l’« hypothèse Nietzsche », entre 1970 et 1976, le corps n’est pas du tout un mode parmi d’autres du jeu de forces, corps qui se définit, en outre, chez Nietzche comme lieu d’inscription d’instincts et d’effectuation de pulsions18.

III. Foucault : le corps dans l’hypothèse Nietzsche

« L’hypothèse Nietzsche » est la formule de Foucault pour s’opposer, d’un point de vue méthodologique, à l’hypothèse répressive. Il s’agit de penser le caractère constitutif des relations de pouvoir face à un sujet multiple auquel on ne peut plus lier un privilège ontologique originaire. Il ne peut pas alors exister une liberté a priori ou un fond de désir, une vérité, à être libéré des griffes d’un pouvoir souverain et répressif. La possibilité de se débarrasser du mode d’être subjectus (súdito) ne passe évidemment pas par la révélation d’un subjectum réprimé qui serait finalement déterminé, non pas en tant que substance mais comme Subjekt moralement libre. Il ne s’agit plus désormais de se référer à des pouvoirs répressifs contre lesquels une vérité pourrait être envisagée comme un outil de libération, mais de reconnaître - c’est ce que prétend Foucault - la dimension constitutive des relations de pouvoir. Celles-ci sont des relations de domination, un jeu irréductible (agonique) de forces contraires.

Ce modèle nietzschéen de jeu de forces est l’outil central de la généalogie de Foucault. Il permet de dénaturaliser le sujet subjugué et de le réinsérer dans une certaine homogénéité logique par rapport au pouvoir. Ce modèle s’étend jusqu’au principe de la guerre comprise comme outil d’analyse en 1976, dans le cours Il faut défendre la société. Mais, c’est également en 1976 que Foucault publie son Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir. Et dans son dernier chapitre, on rencontre une formulation qui semble souligner cette difficulté qui conduit à une transition conceptuelle décisive.

De la même manière que la notion de pouvoir cèdera bientôt sa place à la notion de gouvernement, la notion de corps est reléguée au second plan, alors que la notion de vie passe au premier plan. Cet ample déplacement, ou raffinement conceptuel, semble témoigner d’une certaine difficulté : comment maintenir la notion nietzschéenne de pouvoir (mieux : maintenir le cadre général que la notion de volonté de pouvoir permet, surtout dans la mesure où Foucault revient sur la relation entre sujet et vérité de la tradition aristotélicienne en direction d’une contingence radicale des deux, sujet et vérité) sans toutefois maintenir la base physiologique de cette notion ? Peut-il exister un pouvoir comme relation de forces multiples en conflit sans qu’il y ait de corps comme relation multiple de pulsions en conflit ? Plus la notion de corps devient problématique, plus la notion de pouvoir disparaît. Foucault passe progressivement du schéma corps-pouvoir au schéma vie-gouvernement.

Il semble que la difficulté rencontrée se trouve dans le sens physique du pouvoir, que Foucault a besoin de souligner pour positionner au-delà du structuralisme stricto sensu son antihumanisme naissant19. Pourtant, quel sens « physique » est celui qui implique le corps dans toute relation de pouvoir ? Quelle matérialité est en jeu dans les relations de pouvoir qui impliquent toutefois une fonction-sujet qui s’épingle au corps ? Dans Le pouvoir psychiatrique, le corps est le topos de deux fonctions-sujet possibles, tel que le résume Le Blanc : « Dans la leçon du 21 novembre 1973 du Cours au Collège de France sur Le pouvoir psychiatrique, Foucault distingue le pouvoir de la souveraineté du pouvoir disciplinaire en établissant dans le rapport de souveraineté une séparation entre la fonction-sujet et la singularité somatique d’un individu » (Guillaume Le Blanc, 2017, p. 47). Ce qui est central, c’est la relation de chacune de ces deux formes de la « fonction-sujet » face à la « singularité somatique », une fois que celle-ci est distinguée de la fonction-sujet de la souveraineté, tout en n’étant pas exactement équivalente au sujet dans une relation de pouvoir disciplinaire. Si dans le cadre de la fonction-sujet de la souveraineté, le corps ne se confond pas avec une fonction qui puisse le désigner comme « sujet » (subjectus) - extérieurement, à travers la relation -, il y a aussi une extériorité entre corps et fonction-sujet qui constitue la singularité somatique comme sujet dans le dispositif disciplinaire (d’où dérive un subjectum, soit une fonction toujours objectifiée).

Pour Foucault, dans la relation de souveraineté, «l’épinglage de la fonction-sujet à un corps déterminé ne peut se faire que d’une façon discontinue, incidente20». Également, tel que le montre Le Blanc, « [l]e pouvoir disciplinaire épingle la fonction-sujet à un corps déterminé et produit ainsi la longue histoire ininterrompue de la production du sujet selon l’assujettissement aux normes de la discipline21. » Dans les deux cas, une fonction est ajoutée au corps. La relation extérieure d’une fonction par rapport à un corps déterminé postule un corps dont la fonction-sujet lui est apportée « du dehors », depuis les relations, et lui est épinglée. Le sujet ne se confond donc pas avec le corps ; ou, pour anticiper la suite de mon développement, la vie (corps « avec » fonction-sujet) ne se confond pas avec le corps. Dans les relations, le corps devient sujet : subjectum par la fonction de type objectifiant de certaines modes de relation (surtout institutionnelles, c’est-à-dire disciplinaire), subdictus par la fonction de type assujettissant des relations qu’on peut appeler, d’après Foucault, des relations de souveraineté22.

Dans tous les cas, la fonction qui définit un « sujet » est toujours dérivée, en ce qui concerne le corps. Il s’agit du corps en relation, en tant qu’élément d’un complexe dont le sens ultime fait de lui le composant d’un plus grand ensemble nommé dès le XVIIIème siècle « population » (souveraineté), ou en tant qu’élément de technologies de pouvoir dont l’efficacité technique dépend de la « docilité » qui le caractérise comme produit dans des relations institutionnelles (discipline). C’est le vide ontologique du corps qui permet à Foucault de décrire différents modes d’être sujet, sans jamais les rattacher à une condition physiologique ou vitale qui pourrait le situer, dès le départ, comme un quantum de forces dans des relations de pouvoir/force. La singularité somatique n’est pas elle-même un mode d’être qui porte comme corps une position au sein de diverses relations de force, comme c’est le cas chez Nietzsche. Pour Foucault, le corps revêt un sens exclusivement historique, marqué par la provenance d’un sujet comme un effet de relations diverses. « Ainsi, pour Foucault, le corps comme Herkunft n’est pas marqué comme vie fragile ou forte qui dénoncerait l’ascendance ou la décadence de la vie, mais il est vu comme marque ou stigmate des événements où ces critères de l’ascendance et de la décadence de la vie sont dissous, c’est-à-dire que le corps est un effet de la lutte » (Ribeiro, 2018, p. 145).

Ces deux fonctions-sujet sont de nouveau discutées à la fin de l’Histoire de la sexualité I (HSI), non plus comme des fonctions qui s’épingleraient au corps, mais elles y sont prises dans le sens relationnel de celui-ci (le corps) face aux technologies de pouvoir qui le concernent, de manière à le mobiliser alors en tant que bios, ce qui requiert plutôt la notion de vie. « La fonction-sujet, en fin de compte, substitue la configuration de pulsions et sa multiplicité qui organisait, originairement chez Nietzsche, une généalogie de la morale. Avec Foucault, le corps lui-même ne serait non pas une forme de vie obtenue dans une hiérarchie d’impulses, mais l’ajustement disciplinaire promu par une individualisation corporelle qu’une fonction-sujet réalise » (Ribeiro, 2018, p. 157).

Potte-Bonneville indique comment le moment initial de la formulation du double sens de « vie », liée à la fois au bios populationnel et à l’anatomo-politique individuel, à la fin de l’HSI, serait signe du lien commun entre des conceptions apparemment inverses à propos du corps. Après tout, si dans Surveiller et Punir (1975), le corps est le terme de relations de pouvoir qui s’identifient avec des relations de force, donnant une matérialité à la notion de pouvoir (« tout pouvoir est physique »), dans l’HSI (1976), par contre, le corps est le topos privilégié d’une relation sémiologique. « D’un côté, les opérations disciplinaires se caractérisent par l’éviction des éléments signifiants de la conduite au profit de la seule prise en compte de ses déterminations et de ses effets physiques. […] De son côté, l’enquête sur la sexualité aboutit à des conclusions exactement inverses : “Nous nous sommes placés nous-mêmes sous le signe du sexe, mais d’une Logique du sexe, plutôt que d’une Physique.” Multiplication, cette fois, des signes et du sens » (Potte-Bonneville, 2012, p. 85).

Il s’agit d’une double conception de corps qui serait en jeu dans les œuvres de 1975 et 1976, la première s’intéressant à l’élaboration d’une physique, la deuxième à l’établissement d’une théorie des signes. Double conception qui trouverait une résolution, encore selon Potte-Bonneville, dans le dernier chapitre de l’HSI. « Or, ces formes a priori incompatibles d’attention au corps se trouvent finalement réintégrées dans une seule et même histoire, puisque le dernier chapitre de La Volonté de savoir en fait deux pôles principaux du pouvoir sur la vie, pôles “reliés par tout un faisceau intermédiaire de relations” ; ce que Foucault nomme “[l’]anatomo-politique du corps humain”, et ce qu’il appelle la “bio-politique des populations” » (Potte-Bonneville, 2012, p. 85).

Mais, dans ce mouvement, il distingue, d’un côté, le pouvoir sur la vie dans un sens disciplinaire - anatomo-politique qui correspond au modèle disciplinaire - et, de l’autre côté, le pouvoir sur la vie dans son sens sémiologique - sens dans lequel la vie de la population peut se lire comme une interprétation « incorporée » qui se situe sur le même plan de la sexualité « comme l’effet d’une « incorporation » première, depuis l’extériorité anonyme des pratiques et des institutions sociales » (Potte-Bonneville, 2012, p. 85).

Pourtant, il ne semble pas possible de souligner le double sens de « vie » présent dans le dernier chapitre de HSI comme s’il correspondait à la double conception du corps que Potte-Bonneville présente comme le « corps-objet » et le « corps-signifiant ». Cela parce que le corps-objet, que Foucault désigne comme « vie » à partir de 1976, est le corps-signifiant dans ces deux modes de relations. Le corps-objet en question pour le biopouvoir disciplinaire est précisément le corps normalisé par les relations signifiantes d’un savoir-pouvoir, c’est-à-dire un bios.

Le corps-objet n’est pas sur le plan physique ou ontologique, de même que le pouvoir peut être conçu par Foucault - à partir de Nietzsche - en tant qu’élément d’une physique, c’est-à-dire en tant que relations de force, seulement dans la mesure où il a maintenu en suspension le problème du vitalisme qui permet, chez Nietzsche, une telle « structure » organique des relations de pouvoir ou force, ou, mieux, une telle dynamique du conflit comme jeu de domination. Peut-être est-ce parce que Deleuze demeure fidèle à sa propre compréhension de Nietzsche qu’il persiste à voir dans la philosophie de Foucault un lien direct entre « pouvoir » et « force », bien que cela implique un vitalisme étranger à n’importe quel positivisme heureux. Quand Deleuze s’interroge au sujet de cette « force qui vient du dehors » dans le cadre d’une relation de pouvoir telle que le présente Foucault : « n’est-ce pas une certaine idée de la Vie, un certain vitalisme où culmine la pensée de Foucault ? La vie n’est-elle pas cette capacité de résister de la force ? » (Deleuze, 1986, p. 99), il semble trouver chez Foucault un sens nietzschéen qui ne peut pas y être.

Sur ce point, c’est Deleuze qui rapproche Foucault de Nietzsche, sans néanmoins se pencher sur la notion de corps et clarifier ainsi jusqu’à quel point ce « certain vitalisme » que Foucault aurait lu chez Bichat coïncide avec le vitalisme nietzschéen, pour qui le corps exprime à travers la santé ou la malade le sens du jeu de forces qui le définit comme vie, de manière que son vitalisme est un jeu de pulsions ou de forces. Deleuze dit que « c’est dans l’homme même qu’il faut chercher, pour Foucault comme pour Nietzsche, l’ensemble des forces et fonctions qui résistent... à la mort de l’homme » (Deleuze, 1986, p. 99) : ne faudrait-il pas considérer ce qu’est cet ensemble des forces dans la notion nietzschéenne de corps ? Serait-il vraiment possible de faire équivaloir, pour Foucault, corps et vie, ainsi que Deleuze semble le supposer quand il conclut encore : « Spinoza disait : on ne sait pas ce que peut un corps humain, quand il se libère des disciplines de l’homme. Et Foucault : on ne sait pas ce que peut l’homme “en tant qu’il est vivant”, comme ensemble de « forces qui résistent23» ?

De la notion de pouvoir à la notion de gouvernement, l’analyse laisse effectivement la physique des forces et son héritage nietzschéen de côté pour se placer désormais sur un plan autre, existentiel24. C’est alors qu’il faut se repencher sur la question du corps exclusivement en termes de vie, comprise comme bios. Foucault, qui avait délaissé l’humanisme au début des années 1960, devient, à la fin de la décennie suivante, une espèce de nouvel existentialiste, pour ainsi dire, en élidant, pour une grande part, la question ontologique du corps en faveur de la question esthétique et éthique de l’existence.

IV. Le bios de la biopolitique

Thomas Lemke analyse la notion de biopolitique de Foucault à partir de ce qu’il caractérise comme un déplacement conceptuel qui apparaît entre l’HSI (1976) et le cours Naissance de la biopolitique (1979). « Le déplacement théorique résulte d’un regard autocritique qui le conduit à penser que son analyse antérieure de la biopolitique était unidimensionnelle et réductrice, dans le sens où elle était avant tout centrée sur la vie biologique et physique de la population et sur la politique du corps25. » Le problème est qu’un tel déplacement relègue au second plan la « vie biologique et physique » et, surtout, « la politique du corps ». Lemke ne questionne pas la relative absence de la physique et du corps dans sa lecture de la biopolitique, de manière qu’il fait usage de ce qui semble une notion ambigüe d’« être vivant ».

« Avec le libéralisme, et non avant, apparaît la question de savoir comment les sujets doivent être gouvernés s’ils sont autant des sujets de droit que des êtres vivants » (Lemke, 2016, p. 44). Cette formulation de Thomas Lemke me semble discutable sur deux points : 1) le sujet libéral serait-il un sujet de droit ? 2) en quel sens le sujet libéral serait-il un « être vivant » ? C’est ce dernier point qui m’intéresse particulièrement.

Le début de Naissance de la biopolitique est consacré à la distinction entre la rationalité gouvernementale moderne et la raison d’État qui la précède. Celle-ci est caractérisée par un discours juridico-politique où le sujet de droit apparaît comme protagoniste. La nouveauté de la raison gouvernementale moderne réside dans l’opposition entre le sujet de droit du discours classique et le sujet d’intérêt du libéralisme naissant, tout en accordant la primauté au sujet d’intérêt. Qu’est-ce que cela signifie ? « Ce principe d’un choix individuel, irréductible, intransmissible, ce principe d’un choix atomistique et inconditionnellement référé au sujet lui-même, c’est cela que l’on appelle l’intérêt » (Foucault, 2004a pp. 276-277). Il s’agit alors du niveau des réponses du sujet aux conditions du milieu dans les conduites rationnelles ou celles non-rationnelles (Becker). La gestion gouvernementale, de toute façon, se manifeste dans la manipulation du milieu, des règles du jeu, et non pas directement dans la « vie » des joueurs.

A l’évidence, Lemke sait très bien que « la liberté libérale n’est pas le droit (négatif) des individus à se confronter au pouvoir, mais l’effet positif de l’action gouvernementale » (Lemke, 2016, p. 45). Pourtant, dans la lignée d’autres auteurs, comme Dardot et Laval26, le jeu des relations de pouvoir fonctionne dans une direction précise, celle qui consiste à s’adresser aux individus, les enrôler ou les contraindre. Cela suggère un mouvement de « contrainte » directe, qui va au-delà de la structuration du milieu qui conduit à des types déterminés de réponses, capables de composer activement la rationalité libérale. Pour Lemke, « l’extension des procédures de contrôle et l’approfondissement des mécanismes de contrainte sont le contrepoids de l’émergence de nouvelles libertés » (Lemke, 2016, p. 46). Il me semble que l’accent mis sur la création de danger comme une contrainte capable de produire un calcul économique par les individus remet en cause la relation de pouvoir en termes de réponse ou de réaction envers un pouvoir qui suscite des effets désirés malgré ces individus. Bien différent est le fait de comprendre que la rationalité des sujets modernes elle-même implique un comportement adéquat à la logique (néo)libérale. Pour Foucault, qu’une culture du danger ait été mise en place, ne signifie pas que la position générale des sujets (néo)libéraux soit donnée primordialement comme une réponse à une contrainte ou à un enrôlement. Le type de calcul qui est un jeu dans cette réponse, et dans le fait même de la culture du danger, est plutôt le mode de la rationalité des sujets modernes libéraux. Pour Foucault, « c’est cette rationalité-là des gouvernés qui doit servir de principe de réglage à la rationalité du gouvernement » (Foucault, 2004a, p. 316), et non l’inverse. Il ne s’agit donc pas, du moins chez Foucault, de « créer » en eux cette rationalité, de les contraindre à calculer économiquement selon des intérêts ou d’enrôler les subjectivités (Dardot et Laval).

De toute façon, ce n’est pas dans la définition d’homo oeconomicus ou de sujet d’intérêt qu’on retrouve le sens de bios, qui qualifie la biopolitique dans le cadre général du libéralisme. Si Foucault présent « l’homo oeconomicus comme partenaire, comme vis-à-vis, comme élément de base de la nouvelle raison gouvernementale telle qu’elle se formule au XVIIIe siècle » (Foucault, 2004a, p. 275), c’est parce que celui-ci est un élément déterminé par l’extension du calcul économique de gouvernement à la dimension « sociale en général » (mariage, crime, éducation des enfants etc.). La clé économique de gouvernement s’étend aux conditions de la vie sociale du sujet d’intérêt libéral dans la mesure où il compose une population - et non pas par rapport à ce qu’on pourrait appeler « vie » au plan individuel, on pourrait dire, pré-institutionnel. Il faut rappeler ici ce que Foucault entend par biopolitique : « Le thème retenu était donc la ‘biopolitique’: j’entendais par là la manière dont on a essayé, depuis le XVIIIème siècle, de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population: santé, hygiène, natalité, longévité, races [...] » (Foucault, 2004a, p. 323).

L’intérêt, et non pas la vie, est l’objet individuel qui existe dans la configuration des relations établies à partir du calcul économique et qui ne sont pas tournées directement vers les individus, mais vers le milieu. Il s’agit, enfin, d’une intervention qui « ne serait pas du type de l'assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnemental » (Foucault, 2004a, p. 265). En ce sens, un « assujettissement interne des individus » impliquerait une autre disposition gouvernementale, différente de celle du libéralisme ou, du moins, juxtaposée à elle, coexistante. Ainsi, quelle serait la position du sujet libéral comme « être vivant », au-delà de la dimension de l’intérêt ?

Or, la notion de vie comme bios, pour caractériser la biopolitique, n’existe que par rapport à la population, et non pas par rapport à un corps individuel. Cette idée n’est pas nouvelle dans les lectures de Foucault, et on peut la retrouver chez Thomas Lemke, dans son livre sur la biopolitique : « Les objets de la biopolitique ne sont pas les existences humaines singulières. Ce sont ses caractéristiques biologiques portées au niveau de la population27». Cependant, la manière dont il décrit la question libérale chez Foucault ne cesse de se référer au biologique individuel comme l’arrière-fond « abstrait » de la biopolitique, bien que cela soit central pour lui pour comprendre le libéralisme. « C’est seulement avec le libéralisme que la question émerge : comment sont gouvernés les sujets, si on les conçoit autant comme des sujets de droit que comme des êtres vivants biologiques ? » (Lemke, 2018, p. 72). Qu’on puisse parler de sujets de droit est déjà une question ouverte à débat (pour Foucault, ce sont des sujets d’intérêt), mais que signifie cette référence au sujet libéral comme être vivant biologique face à la rationalité politique ?

Le déplacement auquel Lemke fait référence, nous l’avons indiqué, s’opère entre l’HSI et le cours de 1979, car c’est en 1979 que la question du biopouvoir apparaît effectivement connectée à « l’individu » ou au « sujet », quand apparemment se croisent les notions de corps et de vie. C’est cela qui disparaîtra dans les discussions suivantes sur la « biopolitique », et c’est pourquoi parler « d’être vivant » peut être imprécis ou ambigu.

Tel qu’indiqué précédemment, on peut dire qu’il existe une équivalence entre corps et vie dans la philosophie de Nietzsche. C’est pourquoi Esposito cherche à montrer l’existence d’une notion de biopolitique chez Nietzsche, comme l’explique Vanessa Lemm : « Chez Nietzsche, la lutte de la vie pour et contre soi-même se joue sur la champ de bataille du corps », de sorte qu’« Esposito soutient que les conceptions nietzschéennes de la vie et du corps servent de base pour une nouvelle compréhension de la politique28». A la suite d’Esposito, c’est aussi à partir de ce lien entre vie et corps que Lemm soutient l’idée d’une biopolitique chez Nietzsche. Toutefois, il serait intéressant de savoir s’il est possible d’élargir le terme de biopolitique et en faire la condition générale d’une analyse qui privilégie la notion de vie et ainsi prendre ses distances par rapport aux philosophies du sujet, sans pour autant débattre de la relation entre vie et corps. Cette manière d’étendre la portée de la notion se trouve non seulement dans l’article de Vanessa Lemm que je prends ici pour base, mais aussi, par exemple, dans le livre de Manuel Mauer, pour qui la centralité de la notion de vie serait le signe d’un « tournant biopolitique » de « la pensée philosophico-politique contemporaine », constaté grâce au motif général, le biopouvoir ; une pensée « inaugurée par Nietzsche et développée par Foucault » (Mauer, 2015, p. 16).

D’après Lemm, « ce qui est en jeu dans la politique de Nietzsche, c’est la question même de ce que signifie l’être humain ou, dans les mots de Foucault, c’est une biopolitique, c’est-à-dire une politique qui reconnaît l’animalité de l’être humain, lorsqu’elle le considère comme “un animal dont la politique interroge sa vie d’être vivant” » (Lemm, 2015, p. 242). Mais que signifie exactement pour Foucault que la vie soit en question pour la politique ? Au moment de l’HSI, la notion de vie apparaît étroitement liée à celle de corps, d’où cette constatation : « c’est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu’au corps » (Foucault, 1976, p. 188). Et cet accès, sur le plan de la discipline, est surtout institutionnel, de manière que le biopouvoir qui se tourne vers le « corps comme machine » fait référence à la vie au sens où les corps peuvent être des effets de relations de pouvoir qui configurent la vie - il s’agit du mode d’être de ces corps. Celui-ci est le « bios » en jeu au biopouvoir qui implique les corps. Ce biopouvoir se distingue donc de la « biopolitique de la population », pour laquelle la vie, le bios, se rapporte à l’espèce. Que la biopolitique opère au niveau de l’espèce ne signifie pas que le biopouvoir qui entre en jeu dans « l’anatomo-politique du corps humain » implique une notion ontologique de vie, organique, physiologique, comme chez Nietzsche.

Le risque d’attribuer un vitalisme à Foucault est, à mon avis, celui d’ontologiser la dimension existentielle et de qualifier un corps (vivant) qui ne se compose pas comme un jeu de pulsions (désir). La relation de pouvoir comme relation de force a un sens relationnel et social chez Foucault. Pour lui, il n’y a pas une physique des forces au plan physiologique, d’où le fait que le corps n’a pas de caractéristiques ontologiques, qu’il n’a pas de caractéristiques qui définissent son mode d’être avant la constitution de ce corps comme sujet (assujettissement, marques de l’histoire sur le corps). Avant d’être sujet, donc, il y a corps, non pas vie.

La notion de vie implique une détermination historique de la matière « corps » dont la dynamique nait comme constitution d’un mode d’être (bios). Il s’agit du corps affecté dans des relations de pouvoir, c’est-à-dire par des pouvoirs qui s’exercent sur lui. « Les catégories de pouvoir sont donc les déterminations propres à des actions considérées comme “quelconques”, et à des supports quelconques » (Deleuze, 1986, p. 79). Cependant, Foucault ne semble pas reconnaître ce passage dont Deleuze a besoin, de la « physique de la matière première ou nue » à une « physique de l’action abstraite » - ce qui est permis en supprimant la différence entre «matière de la force » et «fonction de la force » (Deleuze, 1986, pp. 78 - 80) - quand il requiert que la première possède la même qualité que la physique fonctionnelle des relations de forces. Qu’en serait-il d’un tel « support » ? Des corps capables d’être affectés dans ce mode, dans cette sorte de relation, c’est-à-dire comme des « substances formées » - selon l’excellente formule de Deleuze qui permet de requalifier a posteriori une substance qui peut être désormais le lieu d’affection dans les relations de pouvoir. Ces substances formées, comme une sorte de subdictus/subjectum historicisés, assument-elles alors un rôle dans la relation fonctionnelle de pouvoir, généralisée selon la fonction disciplinaire qui est en jeu entre l’exercice de pouvoir et ce qui est affecté dans cette relation29.

Chez Foucault, l’affection, le mouvement, la dynamique, la lutte, tout cela ne concerne qu’un corps déjà affecté, c’est-à-dire déjà en relation avec d’autres corps - le biopouvoir se situe sur ce plan fonctionnel, sans décrire pour autant une relation matérielle. Relations physiques, peut-être, mais non pas physiologiques ou même organiques, comme dans la culture chez Nietzsche. Il ne pourrait pas en être autrement chez Foucault, sous risque d’ouvrir la porte à une métaphysique de la volonté de pouvoir supposée ou à un vitalisme. Après tout, une « population quelconque » n’est pas de même nature, chez Foucault (bien qu’elle le soit chez Nietzsche), qu’un « corps quelconque », comme Deleuze semble l’interpréter : « Bref, deux fonctions pures dans les sociétés modernes seront l’« anatomo-politique » et la « bio-politique », et les deux matières nues, un corps quelconque, une population quelconque » (Deleuze, 1986, p. 79). Peut-être peut-on dire qu’il s’agit d’éléments de même nature, comme des êtres vivants, mais il faut alors considérer que la vie de la population a le même mode de vie que le corps docile, discipliné, dans la mesure où celui-ci est déjà plus que corps : c’est un corps déterminé, capable d’être affecté, un corps subjectivisé (donc, assujetti), une substance formée.

Après tout, il me semble que corps et vie sont des notions distinctes chez Foucault dans la même mesure où sont distinctes les notions de force et de pouvoir. Les disciplines concernent les corps alors qu’ils entrent dans des relations de pouvoir - dans ce cas, oui, la vie est en jeu (le mode d’être des corps) dans les relations de biopouvoir. C’est pourquoi Foucault disait en 1970 que le livre de François Jacob, La logique du vivant : une histoire de l’hérédité, « nous dit comment et pourquoi il faut penser tout autrement la vie, le temps, l’individu, le hasard », et cela, « dans la petite machinerie de nos cellules » (Foucault, 2001a, DE I, p. 967). Qu’y a-t-il de révolutionnaire dans la manière de penser la vie, d’écrire l’histoire biologique de l’hérédité ? C’est la perception que « c’est la notion de programme qui est maintenant au centre de la biologie » ; non pas tellement la notion de vie comme physiologie individuelle, mais la notion de vie en tant que série de relations calculables. Foucault se demande alors : « une biologie sans vie ? » Puis, Foucault intègre un extrait du livre de François Jacob :

« On n’interroge plus la vie aujourd’hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s’efforce seulement d’analyser les systèmes vivants, leur structure, leur fonction, leur histoire... Décrire un système vivant, c’est se référer aussi bien à la logique de son organisation qu’à celle de son évolution. C’est aux algorithmes du monde vivant que s’intéresse aujourd’hui la biologie » (Foucault, 2001a, DE I, p. 971).

Je pense que ce n’est que dans ce sens qu’on peut renvoyer la biopolitique au corps discipliné chez Foucault, en situant les corps dans les relations de pouvoir qui dans leur ensemble constituent les modes de vie de la population. Le déplacement que Lemke remarque entre l’HSI et les cours de 1978 et 1979 renforce cette perspective. Peut-être ne faudrait-il même pas parler de déplacement, mais d’emphase sur la biopolitique au lieu de la discussion sur le corps, y compris par rapport à l’anatomo-politique du corps humain. Ce chemin suggère la disparition progressive du problème du corps vital chez Foucault, toujours attentif au danger de l’affirmation ontologique d’un concept de vie. Il s’agit d’une biologie, pour ainsi dire, entièrement marquée par l’histoire. Après tout, Foucault dit qu’« il ne faut plus songer à la vie comme à la grande création continue et attentive des individus; il faut penser le vivant comme le jeu calculable du hasard et de la reproduction » (Foucault, 2001a, DE I, p. 971).

De ce fait, Vladimir Safatle a bien raison de souligner que la notion de biopolitique chez Foucault « part du présupposé de l’absence d’autonomie ontologique de la vie et de la nature », bien que cette absence n’empêche pas, il me semble, « que ces concepts puissent fournir une base normative au développement de la critique30». Cette conséquence n’entre en jeu que quand on comprend que le concept de biopolitique chez Foucault a une visée critique imédiate, au sens politique, et n’est pas primordialement descriptif, c’est-à-dire une conséquence du diagnostic du mode (néo)libéral de gestion des populations. Pour Safatle, « la notion de Foucault a comme une de ses caractéristiques fondamentales d’être éminemment critique, c’est-à-dire qu’elle vise à dénoncer la manière dont les mécanismes disciplinaires constituent ce qui est biologique comme champ naturalisé de normativités et de valeurs qui s’exprimeront dans les processus sociaux de gestion de la vie et des corps » (Safatle, 2015, p. 335). Une telle dénonciation pourrait certainement se lire comme une tentative de libérer les corps de cette normativité, rééditant d’autre manière l’hypothèse répressive.

Le concept de vie, chez Foucault, s’il existe, est effectivement « un concept sans autonomie ontologique » (Safatle, 2015, p. 337, note 2), pourtant, cela n’indique pas tant qu’il s’agit d’un concept plastique ou implicite, mais plutôt qu’il s’agit d’un concept fonctionnel, relationnel, épistémique. Voilà pourquoi on le mobilise pour décrire la politique moderne face à la population, soit au niveau de l’espèce sociale et politiquement délimitée, ou pour analyser le corps en situation disciplinaire. Cependant, on ne l’utilise jamais pour qualifier le corps, qui demeure le topos où l’histoire s’inscrit. Le bios concerne toujours le plan de la biopolitique et l’anatomo-politique du corps humain dans la mesure où la technologie de pouvoir, ce que Foucault appelle le pouvoir disciplinaire, opère avec des moyens institutionnels. Il ne s’agit pas de la vie comme corps, mais de corps discipliné, assujetti, subdictus, celui-ci acquérant ainsi un sens vital dans l’économie politique, qui constitue du point de vue général (celui de la population) l’objet d’une biopolitique qui dépasse la discipline individualisante qui objectifie ce corps à travers des modes multiples (subjectum).

V. Considérations finales

La critique par Foucault des philosophies du sujet, dans la lignée de Heidegger et de Nietzsche, se révèle être un piège. Une fois que Foucault s’est abstenu du privilège ontologique d’un étant spécifique afin de refuser l’ouverture à l’être comme condition du sujet et que, par ailleurs, il a refusé la physiologie ou la psychologie des pulsions et des instincts, ou d’autres chemins de réflexion contemporains qui insistent sur le caractère vital du corps (ou chair) comme qualité spécifique, il ne peut attribuer aucune sorte de qualité au corps, aucune nature, aucune métaphysique, aucune ontologie. Comment parler de vie sans parler de corps ? Le sujet « corps » est toujours présent chez Foucault, évidemment, mais il ne peut être analysé que quand il est en relation, quand les marques de l’histoire trouvent dans cette matière amorphe le topos d’un assujettissement, d’une subjectivation. C’est alors qu’on peut parler de « vie » : le concept se trouve donc détaché de son référant matériel et est immédiatement envisagé comme mode d’existence. Les algorithmes du monde vivant auxquels, selon Jacob, la biologie s’intéresse aujourd’hui sont le signe du plan existentiel dans lequel le concept de vie s’installe.

La forme (morphologie) de la « question du sujet » chez Foucault est peut-être plus proche du monde phénoménal du sujet transcendantal kantien et du monde existentiel du dasein heideggérien que de la dissolution du sujet dans un corps physiologique propre à Nietzsche. On peut spéculer sur la ressemblance de celui-ci avec Freud, une fois entrepris le chemin de la physiologie à la psychologie/psychanalyse (ou non, si on considère la polémique interminable sur la place de la biologie « initiale » dans la théorie psychanalytique de Freud) ; pourrait-on ainsi mettre en lumière le refus systématique de Foucault à situer le sujet comme corps, ce qui laisserait ainsi place à la notion de désir ?

Après tout, n’est-ce pas le désir qui concerne le corps et qui le définit en tant que quelque chose hors ou en-deçà d’une géographie des relations externes ? « Si, avec Félix Guattari, je parle d’agencement du désir, c’est parce que je ne suis pas sûr que les micro-dispositifs puissent être décrits en termes de pouvoir » (Deleuze, 1994). Cette différence entre Deleuze et Foucault montre plutôt une autre solution qu’un nouveau problème qui aurait échappé à Foucault. D’ailleurs, peut-être Foucault lui-même n’était-il plus sûr, depuis 1976, que les microdispositifs puissent être décrits en termes de pouvoir… Pour Deleuze, « les dispositifs de pouvoir sont une composante des agencements » : et ne serait-ce pas une sorte d’agencement que le terme « gouvernement » permet d’analyser ? Moins que se demander comment le pouvoir peut être désiré, Foucault semble se dédier à comprendre comment il se constitue au niveau de l’activité des sujets, sur le plan de l’aléthurgie qui a comme son corrélat un certain exercice de pouvoir, qu’il appelle en 1980 hégémonie. « Gouvernement » est le mode conceptuel à travers lequel Foucault se distancie de l’analyse directe de l’exercice de pouvoir pour s’intéresser au sens (ou volonté) qui constitue ce pouvoir, c’est-à-dire la constitution d’une notion de vérité, de justice etc. C’est dans cette dimension que s’ouvre la question non pas du désir par rapport au pouvoir, mais celle de la manifestation de la vérité comme mode d’être, comme esthétique existentielle, comme forme de vie qui met en fonctionnement un mode de gouvernement - de soi et des autres.

Si la question de Deleuze est « comment peut-on désirer le pouvoir ? », la question qui intéresse Foucault à partir de la fin des années 1970 pourrait se résumer de la manière suivante : « comment le gouvernement peut-il être vécu ? ». Et c’est par la notion de plaisir que le corps réapparaît - ou demeure - dans les analyses de Foucault ; le corps est pensé à travers la notion de vie, ou à travers la notion de plaisir. Il ne s’agit pas d’insister sur une comparaison, faite d’ailleurs en ces termes par Deleuze lui-même, mais il est important de remarquer que le corps, chez Deleuze, sera « corps sans organes », ce qui conserve une dimension vitaliste et cosmologique, pour ainsi dire, comme chez Nietzsche, de manière que « ce corps est à la fois biologique, collectif et politique » (ainsi que dans l’équivalence entre biologie et culture garantie par la notion physiologique d’ensemble de pulsions chez Nietzsche). Par contre, chez Foucault, rien ne permettrait de traverser l’organique et l’inorganique, et il n’envisage que le plan où les existences sont en relations historiques, constituées et constituantes, donc dans une corrélation entre le mode d’être et l’exercice de pouvoir, entre vie et gouvernement, soit par rapport à soi, soit par rapport aux autres. C’est ainsi qu’apparaît une « ontologie historique », ce qui élide le corps biologique comme problème philosophique. La question du sujet traverse distinctes morphologies de la question du sujet, des modes d’être divers à travers l’histoire, car le « sujet » ne se définit pas par rapport au corps, de sorte qu’il n’est pas définit comme substance ou étant. Au contraire, il est invariablement défini chez Foucault par l’assujettissement. Le subdictus ne demeure-t-il pas ainsi présupposé comme condition pour qu’un corps (inaccessible, indicible, cru) soit, vive, se manifeste, produise du sens (aléthurgie) ?

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Notas:

2(Foucault, 2004, p. 266); manuscrit.

3L’autosubjectivation est un terme que Foucault utilise pour penser le processus de conversion. Il s’agit du « processus par lequel on obtient la constitution d'un sujet, ou plus exactement d'une subjectivité qui n'est évidemment que l’une des possibilités données d’organisation d'une conscience de soi » (Foucault, 2001a, p. 1525).

4(Han, 1998).

5(Ribeiro, 2018, p. 126) [c’est moi qui traduit].

7(De Libera, 2015, p. 96). On doit remarquer qu’Alain de Libera et Étienne Balibar, et aussi Barbara Cassin, ont partagé la rédaction de l’article « sujet » du Vocabulaire européen des philosophies (Cassin, 2004).

8Je pense au sujet kantien mais aussi au Dasein de Heidegger, une fois que l’étant sujet-homme « reçoit un privilège exorbitant qui tient à ce qu’il n’y a d’être ou d’étant en fin de compte que par rapport à lui, pour lui et par lui, et cela pour autant qu’il constitue la condition a priori de possibilité de toute expérience et ainsi de tout ce qui est et peut être, pour nous du moins » (Henry, 2003, p. 10). À propos de l’anthropocentrisme heideggérien, voir (Valentim, 2018).

9Le portugais a maintenu la distinction entre « sujeito » et « súdito », autrement que le français, par exemple, qui traduit les deux notions par sujet. Il convient de remarquer l’absence de cette référence dans le Vocabulaire européen des philosophies.

10(Balibar, 2011a, p. 67).

11Nietzsche, JGB, aphorisme 17 : « Pour ce qui est de la superstition des logiciens : je ne me lasserai pas de souligner sans relâche un tout petit fait que ces superstitieux rechignent à admettre, — à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c'est unefalsificationde l'état de fait que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Ça pense : mais que ce « ça » soit précisément le fameux vieux « je », c'est, pour parler avec modération, simplement une supposition, une affirmation, surtout pas une « certitude immédiate ». En fin de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà uneinterprétationdu processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l'habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu'un qui agit, par conséquent — ». C'est à peu près en fonction du même schéma que l'atomisme antique chercha, pour l'adjoindre à la « force » qui exerce des effets, ce caillot de matière qui en est le siège, à partir duquel elle exerce des effets, l'atome ; des têtes plus rigoureuses enseignèrent finalement à se passer de ce « résidu de terre », et peut-être un jour s'habituera-t-on encore, chez les logiciens aussi, à se passer de ce petit « ça » (forme sous laquelle s'est sublimé l'honnête et antiqueje) ». (Nietzsche, 2000, p. 64).

12Foucault, DE I, Par-delà le bien et le mal, p. 1094-1095 : (Foucault, 2001a)

13Foucault traduit la section Vom Bewußtsein seiner selbst de l’Anthropologie de Kant par «De la connaissance de soi».

14Aphorisme 484 de Wille zur Macht, cité et commenté par Alain de Libera dans (De Libera, 2015, pp. 113-114.

15“On lit en effet dans la traduction française de Cornelius Heim : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, donc, etc. », tandis que la version anglaise d’Helen Zimmern donne : « To think is an activity ; every activity requires an agency that is active; consequently, etc. » ” (De Libera, 2015, p. 120).

16(Paschoal, 2018, p. 97). [c’est moi qui traduit]

17(Frezzatti, 2004, p. 117). [c’est moi qui traduit]

18Je suis d’accord donc avec la périodisation de Carlos Eduardo Ribeiro, pour qui « au moins entre les années 1970-1976, la généalogie du pouvoir et du sujet chez Foucault est une généalogie des corps historiques » (Ribeiro, 2018, p. 127).

19À propos de la transition du moment humaniste de Foucault des années 1950 aux formulations antihumanistes de son archéologie, je me permet de signaler un travail antérieur : (Stival, 2014, pp. 131-148).

20(M. Foucault, 2003, p. 46); c’est moi qui souligne.

21(Le Blanc, 2017, p. 48); c’est moi qui souligne.

22Ce n’est donc qu’après ces modes d’assujettissement que quelque chose comme une esthétique de soi ou une autossubjectivation pourra devenir thème de réflexion chez Foucault, à partir de 1980.

23(Deleuze, 1986, p. 99); c’est moi qui souligne.

24J’ai essayé de montrer ce mouvement particulièrement dans Governo e poder em Foucault, Trans/Form/Ação, vol.39, n.4, 2016. Cependant, je n’avais pas exploré tellement la question du sens physique du pouvoir, mais plutôt les limites que la critique de Foucault à la notion moderne de pouvoir (depuis Hobbes) permettait d’envisager.

25(Lemke, 2016, p. 44). [il s’agit de ma traduction, à partir de l’anglais].

26Sur la lecture de Dardot e Laval, j’a i écrit l’article “Le sujet du (neo)libéralisme”, publié par Le Foucaldien, 2018 (Stival, 2018).

27(Lemke, 2018, p. 16). [c’est moi qui traduit]

28(Lemm, 2015, p. 230). [c’est moi qui traduit]

29“Et en effet le Panoptique, à la fin du XVIIIe siècle traverse toutes ces formes et s’applique à toutes ces substances : c’est en ce sens qu’il est une catégorie de pouvoir, pure fonction disciplinaire” (Deleuze, 1986, p. 79).

30(Safatle, 2015, p. 335). [c’est ma traduction]

Received: August 26, 2020; Accepted: October 22, 2020

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Profesora del Departamento de Filosofía de la Universidad Federal de São Carlos (UFSCar) y del Programa de Posgrado en Filosofía de la UFSCar. Doctora en Filosofía por la Universidad de São Paulo (USP). Realizó un posdoctorado en la Universidad Federal de Paraná (UFPR) entre 2019 y 2020 y una pasantía de investigación posdoctoral en la Université Paris X - Nanterre en 2020. Investiga la filosofía francesa contemporánea, la filosofía política y la filosofía brasileña. Fue miembro de la junta directiva de ANPOF - Asociación Nacional de Postgrados en Filosofía, gestión 2017-2018, es miembro de la Red Iberoamericana Foucault y del grupo Séminaires: Les mutations en cours au Brésil et dans le monde (Université Paris VIII). También es coordinadora de LES - Laboratorio de Estudios de Subjetividad (Filosofía - UFSCar). Entre las diversas publicaciones, el libro “Política y moral en Foucault: entre la crítica y el nominalismo” (Loyola, 2015) [“Politique et morale chez Foucault: between la critique et le nominalisme”, L'Harmattan, 2018 ].

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