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Lingüística y Literatura

Print version ISSN 0120-5587

Linguist.lit.  no.63 Medellìn Jan./June 2013

 

YSEUT: LA MERE, L'AMOUR, LA MORT*

ISOLDE: MOTHER, LOVE, DEATH

 

Leonardo Hincapié

Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Francia.

Recibido: 11/02/2013 - Aprobado: 28/02/2013


 

Résumé

Cet article essaye de déceler le sens symbolique rattaché au personnage d'Yseut et son apparition en triade dans les romans de Tristan. Pour ce faire, il montre quelques exemples dans la mythologie celtique dans lesquels une femme surnaturelle est représentée en triade. Ainsi, il sera centré sur la phénoménologie du personnage, et sur sa fonction en tant que représentant de l'archétype du Féminin.

Mots-clés: Yseut, Tristan, déesse trivalente, mythologie celtique, archétype.


 

Abstract

This article is about Isolde's symbolism and her appearance like a threesome character in Tristan romances. It will show how in Celtic mythology some supernatural women are represented as triple goddesses. The phenomenology of the character and its function are the main objective of the issue, trying to show its relationship with the Archetypal Feminine.

Keywords: Isolde, Tristan, triple goddess, Celtic mythology, archetype.


 

1. Introduction

Nous avons essayé de montrer ailleurs (Hincapié, 2009) comment le personnage d'Yseut, dans les romans de Tristan, était redevable de toute une tradition folklorique et mythologique concernant l'image de la fée. Nous avons donc remarqué comment ce personnage, cher à la littérature occidentale, a été construit avec les traits et les attributs d'une femme issue d'un monde féerique. Avec ce nouvel article, nous essayerons de pousser plus loin notre enquête, notamment en mettant en valeur l'apparition en triade du personnage dans les différentes versions de l'histoire. Pour ce faire, nous chercherons la «préhistoire» de cette image en triade dans la mythologie celtique, cela nous permettra de déceler sa transposition du monde folklorique et mythologique originaire, au monde « historicisé» de la littérature médiévale européenne. Cette apparition en triade nous ouvrira la porte à l'analyse de la fonction symbolique que le personnage remplit tout au long du récit, donnant une direction au cheminement du héros et balisant le schéma narratif de l'histoire. Ainsi, nous espérons comprendre quels éléments ont permis à ce personnage légendaire de hanter l'imaginaire occidental jusqu'à nos jours.

 

2. Les trois Yseut

Dès la première lecture de l'histoire de Tristan et Yseut, on ne peut qu'être intrigué par le fait que trois de ses personnages féminins principaux portent le même nom (Yseut, reine d'Irlande, Yseut la Blonde et Yseut aux Blanches Mains, pour les premières versions européennes dérivées de Thomas)1.

Dans le folklore et le monde des contes populaires, le nom ou surnom des personnages n'est presque jamais anodin. Ainsi, nous nous trouvons en face de noms aussi parlants que, par exemple, Le Petit Poucet, Le Petit Chaperon Rouge ou Cendrillon. C'est comme si le nom résumait ou concentrait les caractéristiques profondes ou l'essence de celui qui le porte. Jacques Ribard nous disait déjà que

Toutes les civilisations traditionnelles, on le sait, - et la médiévale en est une - accordent une importance primordiale à cette véritable définition d'un être que représente le nom qu'il porte - et, singulièrement, ce nom qu'il ne partage avec personne d'autre et qu'on appelle, justement, le nom propre. Quand Chrétien de Troyes écrit le vers célèbre que nous avons mis en exergue à ce chapitre ["Car par le non conuist an l'ome.", Conte du Graal, v. 560], il ne fait que reprendre à son compte une très vieille tradition qui voit dans le nom propre comme la quintessence de celui qui le porte - d'où l'importance des noms totémiques et des noms du compagnonnage. D'où aussi la nécessité, quand on aborde la littérature médiévale, de se tenir en alerte chaque fois qu'on rencontre un nom, car de telles indications peuvent n'être pas innocentes et, de fait, elles sont souvent porteuses d'une signification qu'il faut s'efforcer d'expliquer (1984: 73).

Si nous regardons de plus près les noms des personnages dans le mythe littéraire de Tristan et Yseut, nous nous rendons compte que le nom du héros sert largement d'exemple à la remarque de Jacques Ribard:

Quand le prêtre eut tout préparé pour le baptême, il demanda - comme il est de règle pour un baptême - quel nom le petit enfant devait recevoir. La courtoise épouse du maréchal alla trouver Rual et lui demanda en secret comment il voulait qu'on l'appelât. Le maréchal garda longtemps le silence et pesa soigneusement quel nom conviendrait à l'enfant après tout ce malheur. Il réfléchit au destin de l'enfant depuis le début, à ce qui s'était passé jusque-là, comme il l'avait appris. Il dit alors: «Voyez, dame, son père m'a raconté ce qui lui était arrive avec sa Blanschefleur, en quelle tristesse elle assouvit son désir avec lui, en quelle tristesse elle conçut l'enfant ; nous avons vu nousmême en quelle tristesse elle le mit au monde: appelons-le donc Tristan». Or triste signifie "tristesse" ; c'est ainsi que le destin de ses parents donna son nom à l'enfant qui aussitôt fut baptisé sous le nom de Tristan. Son nom de Tristan vient de triste, et ce nom était vraiment en tout point adapté à sa vie. Vérifions-le par son histoire: nous avons vu en quelle tristesse sa mère le mit au monde ; nous verrons comme il fut très tôt accablé de malheurs et de tourments, nous verrons quelle triste vie il lui fut donné de vivre ; nous verrons la triste mort qui mit fin aux tourments de son coeur - une mort qui surpasse toute mort, plus amère que toute tristesse. Celui qui a jamais lu ce conte sait très bien que ce nom s'accorde à ce que fut sa vie. Il était lui-même comme son nom et son nom était ce qu'il était: Tristan (Gottfried, 1995: 416)2.

Plusieurs chercheurs ont essayé de trouver le sens du nom de l'héroïne de l'histoire, Yseut, mais malheureusement leurs conclusions ne sont pas convaincantes. Ce nom reste un mystère. En revanche, le fait d'être porté par trois femmes dans les différents romans nous semble un indice de leur rôle dans la structure narrative et symbolique de l'histoire.

Si nous recherchons du côté de la mythologie celtique, nous nous rendons compte qu'elle est véritablement généreuse quand il s'agit de l'apparition de dieux, déesses, héros ou héroïnes en triade. Une des représentations les plus archaïques (dans sa symbolique) est sans doute celle des Matres:

Le culte de la mère divine était très répandu dans toute l'Europe romano-celtique: on la montrait le plus souvent sous la forme d'une triade, et l'épigraphie traduit aussi cette pluralité lorsqu'elle fait référence aux deae matres ou aux deae matronae. Cette vision tripartite revient avec insistance dans l'imagerie d'être divins associés à la prospérité et au bien-être. Les mères sont souvent montrées assises l'une à côté de l'autre, avec, sur les genoux, des symboles de fécondité tels que des nourrissons, des fruits ou une miche de pain. Une image bourguignonne caractéristique, qu'on peut voir notamment sur un relief de Vertault, représente les déesses avec un enfant, une nappe ou une serviette et une éponge et un bassin. Les matronae germaniques étaient des déesses topographiques caractérisées par des surnoms locaux, comme les Aufaniae. Elles portent des fruits et non des emblèmes de la fécondité humaine et se singularisent par leur représentation, qui montre toujours deux déesses plus âgées encadrant une jeune fille, comme pour symboliser les âges de la vie d'une femme. Les déesses mères britanniques portent des enfants et des fruits ou du pain ; elles se répartissent en deux groupes géographiques, celles de l'Ouest et celles du mur d'Hadrien » (Green, 1995b: 106).

Cette image d'une Déesse-Mère triple (ou de trois déesses homologues représentées sur une même image) semble avoir connu un très grand essor dans le territoire gallo-romain3. Son rôle et sa symbolique sont d'une grande complexité et vont, bien évidemment, au-delà de l'allégorisation des « âges de la vie d'une femme». Cela peut être démontré par le fait que, du côté de l'iconographie, cette déesse principalement nourricière et protectrice, peut apparaître sous une forme triple, double ou individuelle. En plus, son caractère de guérisseuse est bien attesté par les découvertes archéologiques: «The context of some cult-objects shows the Mothers to have been involved in healing» (Green,1995a: 116).

Maintenant, si nous suivons l'hypothèse de Georges Dumézil quant à la relation étroite entre mythe et épopée (Dumézil, 1970), nous devrions trouver, dans les productions épiques celtiques, cette image de déesse triple transposée à des aventures et mésaventures héroïques. C'est bien le cas dans quelques productions épiques irlandaises: dans le cycle d'Ulster, nous trouvons trois figures féminines qui correspondent à cette représentation en triade, «Elles se caractérisent par leur forme à la fois unique et triple» (Green, 1995b: 50). Les deux premières, la Bodb et la Morrigan, sont avant tout des déesses des batailles et des destructions. Elles peuvent prendre toutes les deux l'apparence d'une corneille, «oiseau de mauvais augure, prophétisant la mort sur le champ de bataille» (Green, 1995b: 53). La troisième, Macha, beaucoup plus humanisée que les deux premières, joue un rôle plus direct dans le déroulement de certains récits. Les légendes des trois Macha essayent de justifier le nom de trois lieux d'une grande importance pour l'histoire ancienne de l'Irlande: Ard Macha, Macha Magh et Emain Macha. Pour le premier lieu (la Hauteur Macha), on nous raconte que:

Macha, femme de Nemed, fils d'Agnoman, mourut là [...]. Elle vit en songe, bien longtemps avant l'événement, tout le mal qui s'est fait [ensuite] dans la Táin Bó Cúailnge (l'enlèvement des vaches de Cúailnge, occasion de la grande épopée où s'illustre Cúchulainn). En son sommeil, il lui fut montré tout ce qui fut souffert de mal en cette occasion, et de peines et de mauvaises querelles. En sorte que son coeur se brisa en elle (Dumézil, 1968: 606).

Le nom du deuxième lieu est justifié par une légende qui nous parle d'une Macha à la Crinière Rouge, reine de l'Irlande, guerrière redoutable: «Cette guerrière mourut de mort violente: les diverses rédactions du Dindshenchas en prose disent qu'elle fut enterrée "là", après avoir été tuée par Rechtaid à l'Avant-Bras Rouge et que l'Assemblée de Macha fut instituée pour la pleurer. De là le nom de Macha Magh, "Plaine de Macha"» (Dumézil, 1968: 606). Enfin, le nom du troisième lieu est justifié par une légende beaucoup plus connue, de laquelle nous donnons le résumé: le riche fermier Cruind, qui vivait en haut sur les montagnes, voit apparaître, longtemps après la mort de sa femme, une belle jeune femme mystérieuse. Macha était son nom. Ce jour-là, elle accomplit toutes les tâches ménagères en silence et, quand la nuit tombe, elle se couche à côté de Cruind. Quelques mois plus tard, elle est enceinte de lui. Grâce à cette union, la richesse du fermier augmente de jour en jour. Le temps passe et un jour Cruind décide d'assister à une des grandes assemblées coutumières des Ulates. Macha le lui interdit, car elle sait que leur union durera jusqu'au moment où il parlera d'elle à l'assemblée. Il promet donc de ne rien dire, mais comme d'habitude la promesse n'est pas tenue. Il se rend à l'assemblée et, au moment où les deux coursiers du roi excellent en vitesse, il assure que sa femme est plus rapide que les deux chevaux. Il est emprisonné et Macha doit lui porter secours en démontrant en effet qu'elle est plus rapide que les deux coursiers. Mais à ce moment précis Macha commence à ressentir les douleurs de l'accouchement. Elle demande donc un délai pour faire ses preuves. Impitoyable, le roi refuse et la femme assure qu'elle va attirer sur tous les Ulates la plus grande honte. On organise la course et Macha arrive au bout de l'arène avant les chevaux du roi. A ce moment même elle pousse un cri de douleur et accouche d'un garçon et d'une fille (Emain signifie «jumeau»). Elle explicite sa malédiction avant de rendre le dernier soupir:

Désormais sera sur vous la perte de face que vous avez mise sur moi: quand [les temps] vous seront les plus difficiles, chacun de vous, des habitants de cette province, n'aura pas plus de force qu'une femme dans son lit, et cela pendant autant de temps qu'une femme reste en gésine, soit cinq jours et quatre nuits, et jusqu'à la neuvième génération (Dumézil, 1968: 610).

D'après Miranda Jane Green, Macha « est une divinité complexe: prophétesse, guerrière, reine et déesse de souveraineté et de fécondité, étroitement liée au sort du pays lui-même» (1995b: 52)4.

Comme on l'a déjà signalé, le phénomène de l'apparition en triade d'un même personnage mythologique semble très ancré chez les peuples celtiques, et particulièrement répandu en Irlande, si l'on en croit Joseph Vendryes. Cet auteur décrit le phénomène comme «trois personnages, généralement trois frères et même trois frères jumeaux, qui se présentent comme la multiplication en trois exemplaires d'un seul et même personnage» (1935: 324). Bien que ce soit «généralement» des personnages masculins, le cas des personnages féminins existait également5. Or cette apparition en triade d'un même personnage donne lieu à différentes options: 1. Les trois personnages portent le même nom et des épithètes distinctives pour chacun (Fergus Duibdétach, «aux dents noires», Fergus Caisfiaclach, «aux dents tordues», et Fergus Fuiltleabair, « aux longs cheveux» ; Genann Gruadsolus, «à la joue lumineuse», Genann Glúndub, « au genou noir», et Genann Gad)6; 2. Ils portent des noms étroitement unis par le sens ou par la forme (Oendia, Tréndia, Caendia, ou par allitération Dub, Donn, Dobor- Ciar, Corc et Conmac ; 3. Un seul porte un nom distinctif, les deux autres se contentant d'une allitération ou d'un accord de sens (Brian, Iuchar, Iucharba-Maol, Bloc, Bluicne). Après une analyse d'autres exemples, incluant l'iconographique, dans d'autres régions celtiques, Joseph Vendryes tire la conclusion que ces témoignages permettent «... de croire à l'existence chez les Celtes d'une conception mythique suivant laquelle un même être, unissant trois individus en sa personne, était en même temps le dieu protecteur, peut-être le chef ou en tout cas le symbole de la tribu» (1935: 337).

Selon nous, le mythe littéraire de Tristan et Yseut porte une trace de cette ancienne conception mythologique celtique. Nous avons déjà noté l'importance des noms dans la mythologie, le folklore, les récits traditionnels et la littérature médiévale. Par conséquent, nous considérons que les trois Yseut s'accordent à cette apparition en triade d'un seul et même personnage, apparition attestée dans la mythologie celtique, et notamment dans sa version irlandaise7. Toutefois ce cas précis diffère de celui des personnages mentionnés plus haut par Vendryes: pas de soeurs jumelles, pas d'apparition simultanée dans une même aventure, pas de fin semblable. Yseut ne serait donc pas, dans ses racines mythiques, une déesse protectrice ni le chef ou le symbole d'une tribu. Le cas d'Yseut serait plutôt semblable à celui de l'apparition littéraire de la déesse Macha, à savoir trois personnages relativement indépendants pour lesquels, à l'arrière-plan mythologique, on peut entrevoir une même identité.

Une fois cette constatation faite, on s'attend alors dans les textes à une apparition en triade de cette déesse triple. Toutefois on ne la trouve nulle part, et pour cause: dans les versions du mythe littéraire qui nous sont parvenues (les versions en vers et le manuscrit 103 du Tristan en prose), la première Yseut, reine d'Irlande, n'apparaît que dans les moments où Tristan est sur cette île mythique, et elle disparaît à jamais, pour ainsi dire, après le départ de sa fille vers la Cornouailles8. La circonstance est identique pour la troisième Yseut, aux Blanches Mains, qui apparaît seulement à la fin de l'histoire, en Petite Bretagne, et qui ne quitte jamais son royaume avant le dénouement fatal9. Mais il nous reste la deuxième Yseut, la Blonde. Elle semble avoir - entre autres - la fonction de «pivot» vis-à-vis de ses homonymes. Ainsi, nous la voyons aux côtés de sa mère pendant tous les épisodes qui concernent l'Irlande et, un peu plus tard, nous la retrouvons en Petite Bretagne où elle dérobe à sa rivale une dernière étreinte létale d'amour. Or le dédoublement d'un même personnage pour les deux premières Yseut nous semble facilement compréhensible. En effet, mère et fille, dans plusieurs versions, s'exercent en tant que guérisseuses et connaisseuses d'herbes et de poisons, toutes les deux portent secours à un Tristan aux prises avec une mort imminente, et la version de Frère Robert, l'on s'en souvient, nous montre même une scène en Irlande dans laquelle Tristan parle à Yseut la Blonde comme si elle était Yseut la reine, sa mère, comme si une espèce de fusion des deux personnages était possible (Hincapié, 2009). En revanche, rien de plus opposé que le personnage de la Blonde et le personnage aux Blanches Mains: chasteté monacale imposée pour l'une, vie sexuelle mouvementée dans l'adultère pour l'autre, mariage tranquille et vie quotidienne monotone pour l'une, rendez-vous épiés et danger de mort pour l'autre, indifférence et amour non partagé pour l'une, passion farouche et amour jusqu'à la mort pour l'autre. Et même quand elles se rencontrent pour la première et seule fois de leur vie, leur opposition est flagrante:

Voici ce qu'elle fit, tant la douleur lui déchirait le coeur: elle alla en silence vers le brancard sur lequel reposait le corps. L'épouse de Tristrant se tenait là tout près, pleurant et se lamentant. La reine lui dit: «Dame, veuillez reculer un peu et laissezmoi approcher. J'ai plus de raisons que vous de pleurer, croyez-moi ; je l'ai aimé plus que vous ne l'avez jamais fait». Elle souleva le linceul et poussa un peu le corps de côté. Elle s'assit sur le brancard et ne dit plus un seul mot (Eilhart, 1995: 387).

Ces deux Isolde jamais n'éprouvèrent une aussi grande douleur. La bière fut préparée, on porta le mort dans la cathédrale, où beaucoup d'amis le pleurèrent. Isolde prit place auprès de la bière. Tout le monde l'avait prise en haine, car elle avait tué Tristan. Maintenant Isolde la Blonde s'approcha de la bière dans laquelle on avait mis son Tristan. Qu'à cette vue son coeur ne se brisât pas de chagrin est un grand miracle. Un flot de larmes baigna ses joues au teint clair. Brisée de douleur, Isolde posa à l'autre Isolde cette question: «Pourquoi vous tenez-vous aux côtés du mort, que vous-même, dame, vous avez tué ? Par Dieu, éloignez-vous de la bière ! Vous l'avez cruellement assassiné ! Allez-vous-en ! Mettez-vous là où vous pouvez régner, seulement là !» Puis Isolde s'allongea sur la bière et mourut aussitôt (Ulrich, 1995: 684).

Cette évidente opposition des deux femmes paraît contredire notre hypothèse d'une même identité des deux personnages. Terence Scully a déjà analysé cette possible identité dans un article appelé «The Two Yseults». Après avoir constaté que «From the reader's first acquaintance with Thomas' Roman de Tristan, one of the elements of the story which strikes him as rather peculiar is the choice of name for the second lady in Tristan's life, the one whom he eventually marries» (1977: 25), il ajoute:

In short, the two Yseults might be meant to represent two manifestations of the same single Yseult. And so, since Tristan loves them both, the two Yseults might represent two different and opposing aspects of his love for his lady. One of these is a love which is carnal and natural, and so, fated, irresistibly compelling ; the other is a love which comes willingly, gladly from the heart, sentimental and chaste: Eros and Agape» (Scully, 1977: 26).

De cette manière, l'opposition des deux figures féminines semble bien justifiée. Même si nous ne partageons pas l'idée d'une Yseut aux Blanches Mains du côté de la pureté et de l'innocence face à une Yseut la Blonde du côté de la culpabilité et de l'impureté, nous considérons que d'un point de vue mythologique l'opposition des deux femmes contient un sens profond et essentiel.

Une seule des premières versions médiévales semble avoir gardé des traces de cette identité d'Yseut la Blonde et d'Yseut aux Blanches Mains: le Tristan en prose. En effet, dans cette version de l'histoire des amants, non seulement la jeune fille de la Petite Bretagne porte le même nom que la reine de Cornouailles, mais elle est aussi une guérisseuse d'exception. A la fin de l'épisode de la forêt du Morois, le roi Marc, pendant que Tristan est absent de la maison de la Saige Demoiselle, enlève Yseut et promet une ville de Cornouailles à celui qui prendra Tristan mort ou vif. Ce jour-là, Tristan endormi est surpris par un valet qui le reconnaît comme l'assassin de son père. Le valet le réveille et le blesse d'une flèche envenimée « parmi le braz senestre». Tristan tue son agresseur, mais se rend compte que la blessure est mortelle. Il court vers la maison parce qu'il sait qu'Yseut seule peut le guérir de cette blessure, mais il découvre que sa bien-aimée a été enlevée. Il pleure et se désole toute une nuit, il se sent menacé par la mort. Curneval lui recommande d'aller chercher Yseut, la seule personne au monde qui puisse le guérir. Tous les deux se dirigent vers la demeure du roi Marc, quand ils rencontrent en chemin une demoiselle d'Yseut, parente de Brangien. Comme Yseut est emprisonnée dans une tour, et surveillée de près, la demoiselle fait venir Brangien pour aider le héros:

Quant ele voit que a Tristan vet si mauvesement, ele li dit: «Sire, vos iestes morz et malbailliz se vos n'avez hastif secors. Sachiez que je ne vos en savroie aidier, ne ame de ceste terres, fors solement Yselt ; mes a cele avez vos failli outreement, car solement parler n'i puet l'en fors que li rois Mars et deus demoiseles qui de leanz ne se moevent, enz gardent toz jorz ma dame Yselt». «Diex ! dit Tristanz, que porrai je donc faire ? Morrai je por si povre achoison ?» «Nenil, se Dieu plest, dit Brangien, car je vos conseillerai sor ce.» «Or dites donc !» dit il. «Vos vos metroiz, fait ele, ci devant en mer, et vos feroiz passer en la Petite Bretaigne. Et quant vos i seroiz venuz, vos iroiz tot droit en la meson au roi Hoel. Li rois Hoel a une fille qui est une des plus beles dames del monde, et est apelee Yselt. Cele set tant de megerie que se vos poez tresque la venir, ele vos garra maintenant ; asseür en soiez. Je l'ai oï priser a la roïne Yselt de sens et de cortoisie et de biauté sor totes les demoiseles dou monde » (Curtis, 1985: 155).

Tristan suit les conseils de Brangien, part en Petite Bretagne et trouve Yseut aux Blanches Mains:

La demoisele prent Tristan et le moine en ses chambres, et regarde son braz. Et maintenant qu'ele le voit a descovert, ele li dit: «Ci ot venim ! Bien vos guerrons, se Dieu plest.» «Diex vos / en doint, fait il, le poor.» La demoisele quiert et porchace ce qu'ele cuide que mieuz vaille, et i met entente grant un jor et autre, et tant qu'ele aperçoit bien et conoist qu'il torne a garison ; si s'en esleesce mout (Curtis, 1985: 156).

Ici les deux Yseut sont donc identifiées et par leurs noms et par leur savoir. Et, curieusement, Yseut la Blonde connaît l'existence d'Yseut aux Blanches Mains: «Je l'ai oï priser a la roïne Yselt de sens et de cortoisie et de biauté sor totes les demoiseles dou monde». Comme la scène du dragon en Irlande, qui permet à Tristan de conquérir la princesse, n'existe pas dans le Tristan en prose, la deuxième blessure mortelle empoisonnée du héros est ici guérie par les soins d'Yseut de la Petite Bretagne. De ce fait, quand Brangien dit à Tristan qu'elle ne peut pas l'aider, «ne ame de ceste terre, fors solement Yselt», elle ne se trompe pas ; sauf que dans la suite du récit cette Yseut, unique personne au monde pouvant le guérir, paraît se dédoubler en une nouvelle demoiselle, Yseut elle aussi, qui l'attend, encore une fois, de l'autre côté de la mer.

Ainsi, dans le Tristan en prose, et dans sa traduction italienne le Tristano Riccardiano (fin du XIIIe siècle), le parallèle entre les deux personnages semble s'accentuer grâce à une symétrie dans le schéma narratif:

[...] deux fois Tristan fait la traversée de la mer pour guérir auprès d'une femme qui s'appelle Iseut. En modifiant et en ajoutant un certain nombre d'éléments dans l'histoire cette symétrie se manifeste encore plus ostensiblement dans le Tristano Riccardiano: deux fois Tristan est blessé par une flèche [ou une lance] empoisonnée, deux fois il conquiert la princesse sur un rival (respectivement Palamède et le comte d'Agippi), et encore deux fois le roi lui offre la main de sa fille (Heijkant, 1995: 67).

Nous voyons comment cette symétrie entre la première et la deuxième Yseut, d'un côté, et la deuxième et la troisième, de l'autre, peut être décelée, et surtout rétablie, tout au long de la trame du mythe littéraire, d'une version à l'autre, même avec les tensions et les oppositions inhérentes à l'apparition de chaque Yseut dans le schéma narratif. Mais apparemment, la conjonction ou apparition simultanée des trois facettes du personnage (c'est-à-dire des trois facettes de l'archétype de la déesse triple) semble inenvisageable dans les récits qui nous ont conservé le mythe dans son expression première10.

 

3. La Mère, L'Amour, La Mort

Même avec cette impossibilité flagrante de l'apparition ou cristallisation simultanée des trois facettes de la déesse dans l'histoire de Tristan et Yseut, nous croyons que tous ces indices que nous venons d'énoncer et d'analyser, nous laissent donc croire que les trois Yseut, dans le mythe littéraire, sont à la base (c'est-à dire à l'arrière plan mythologique) un même personnage détriplé, les trois visages ou trois rôles différents d'un même personnage. Sans doute le phénomène est-il plus clair si nous l'énonçons d'une autre manière: les trois Yseut représentent les trois différentes faces d'un même archétype, à savoir l'archétype du Féminin11. Pourtant, dans l'apparition littéraire des trois Yseut, chacune semble se différencier, à des degrés variables, de l'archétype mythologique qui lui a donné naissance. Ainsi, Yseut-mère et Yseut aux Blanches Mains nous paraissent beaucoup plus lointaines, beaucoup moins humaines qu'Yseut la Blonde. La première, par ses caractéristiques merveilleuses, plus proches de la magicienne: elle connaît les antidotes des poisons, elle est experte en herbes et en médecine, elle concocte le philtre d'amour. La deuxième par des caractéristiques contraires: une demoiselle courtoise, belle mais d'une beauté plutôt froide, presque muette, presque sans désir12 (quoique indispensable dans la trame du mythe). Quand nous disions qu'Yseut la Blonde était comme une espèce de pivot entre les autres deux Yseut, nous parlions du déroulement de la trame narrative, mais il s'avère qu'en plus, elle constitue aussi une espèce de synthèse: guérisseuse à son tour, on nous la montre dans tout l'apparat de la cour, comme si la magicienne, sans aucun doute plus rattachée au folklore et à la mythologie, et la demoiselle courtoise de n'importe quel château du Moyen Âge européen, fusionnaient en une seule image. De ce fait, la femme surnaturelle et la demoiselle « historique» (très souvent anonyme) prennent corps dans Yseut la Blonde. Bref, nous avons donc une femme en chair et en os (très en chair et en os, d'ailleurs) mais pleine de mystère: ce n'est pas par hasard que ce personnage a «charmé» pendant des siècles l'imaginaire masculin de la femme amoureuse. Il est important de préciser que cette synthèse aboutie n'a pas seulement une grande importance du point de vue de la mise en écriture du mythe, mais aussi de l'actualisation (ou cristallisation) que le personnage fait de l'archétype: en effet, une des facettes de l'archétype du Féminin semble s'humaniser davantage.

Si nous continuons à chercher non seulement l'origine du personnage d'Yseut, mais aussi l'origine de la figure de la fée au Moyen Âge, à laquelle il est attaché d'une manière si essentielle, nous découvrons des pistes par rapport au sens de cette apparition en triade.

D'après Laurence Harf-Lancner (1984), le personnage de la fée, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est né au Moyen Âge. Les fées sont nées, d'une part, grâce à un croisement de la culture savante et de la culture populaire et, d'autre part, grâce à un croisement de deux figures mythologiques: les Parques et les Nymphes, qui donneront lieu à deux registres de fées, à savoir la fée marraine et la fée amante.

Tout d'abord, examinons la généalogie mythologique du personnage d'Yseut. La fée triple que nous voyons derrière les trois Yseut, est bel et bien l'avatar d'une déesse triple celtique (à l'instar de la déesse Macha ou de la déesse Brigit), en même temps que l'héritière de la figure mythologique grecque des Moires, plus connues sous leur version romaine des Parques (Tria Fata)13. Les Parques sont des déesses de la destinée humaine, fileuses qui construisent la trame de toute vie: Clotho tient le fil mystérieux, symbole du cours de la vie, Lachésis met le fil sur le fuseau et Atropos le coupe pour mettre fin à une existence humaine. Elles donnent naissance à la figure des fées marraines de la littérature du Moyen Âge:

Le thème folklorique des fées marraines se développe comme un véritable topos dans la littérature vernaculaire, tout en restant solidement ancré dans l'imaginaire collectif. [...] De la contamination, dans la mentalité collective, des Parques latines et de bonnes dames, contamination dont fait foi le témoignage de Burchard de Worms, est née une scène classique de la littérature narrative médiévale qui deviendra, après le Moyen Age, le thème le plus caractéristique des contes de fées: quand un enfant vient au monde, on prépare un repas pour les fées qui viendront décider du destin du nouveau-né. Du bon déroulement de ce repas dépend la bienveillance des visiteuses (Harf-Lancner, 1984: 27).

Bien évidemment, à la naissance de Tristan nous ne trouvons aucune présence féerique, pas d'Yseut (et pour cause) au chevet du lit de Blanchefleur au moment de son accouchement, ou n'importe quelle autre femme surnaturelle qui nous permette de penser à l'intervention des fées. Et pourtant, l'idée du destin lié au personnage féminin plane sur la vie entière du héros, et même sur le fil conducteur de la trame qui a rendu possible sa mise en roman. Déjà la rencontre avec le Morholt et le combat qui suit, le destine à une imminente rencontre avec Yseut. Tristan blessé mortellement, reçoit, par la bouche de son ennemi, l'information sur le seul médecin capable de le guérir (Yseut, reine d'Irlande). De cette manière l'épisode du géant, venu réclamer un tribut, déclenche l'apparition d'un thème qui se répétera tout au long de la trame du mythe littéraire: Tristan est un héros blessé qui ne trouvera sa guérison qu'aux mains d'une femme habitant au-delà de la mer. Par trois fois, la vie du héros (et son destin en quelque sorte), dépendra des soins d'Yseut: les guérisons des blessures du héros relèvent, sans aucun doute, d'une connaissance de magicienne. Mais à part les trois blessures mortelles empoisonnées, un autre épisode nous montre bien la relation essentielle entre Tristan, son destin et Yseut: c'est l'épisode de la découverte de l'épée ébréchée. Cette scène du bain nous met littéralement au coeur de la relation des deux protagonistes. En effet, Yseut (la mère pour certaines versions, la fille pour d'autres) brandissant la propre épée de Tristan pour le tuer, nous montre le pouvoir et les enjeux de sa présence dans les récits. Elle incarne, pour le héros, tant la possibilité de revenir vivant au monde «réel» de la cour de Cornouailles, que celle de sombrer irrémédiablement dans «l'au-delà» de la mort.

Bien que tous ces épisodes semblent rattachés à l'idée du destin du héros, nous considérons que deux motifs spécifiques (de même que la guérison des blessures mortelles empoisonnées) s'imposent dans la recherche du sens de la relation essentielle entre Yseut et Tristan: le philtre et les voiles blanches et noires. Si nous cherchons une expression explicite de l'idée de destinée dans le mythe littéraire de Tristan et Yseut, nous la trouvons sans aucun doute dans le motif du philtre. Le «vin herbé» a été concocté par Yseut-mère pour qu'Yseut-fille le boive, la nuit de noces, avec le roi Marc, afin de lier les deux époux d'un amour passionné et inévitable pendant trois ans, d'après Béroul, quatre ans d'après Eilhart, et indéfiniment d'après Thomas. Il est vrai que le philtre a comme premier destinataire le roi Marc, mais il est vrai aussi que si l'objectif de la reine Yseut est bien ciblé, l'objectif du narrateur (dans les différentes versions du mythe littéraire) ne l'est pas moins: c'est Tristan qui boira le philtre, par mégarde, car sinon le mythe littéraire de Tristan et Yseut n'existerait pas. Comme l'écrit Emmanuèle Baumgartner: «Sans le mystérieux vin herbé soigneusement " brassé " par la reine d'Irlande, point d'amour donc point d'histoire» (2001: 4). De ce point de vue, le philtre est bel et bien concocté pour que Tristan le boive avec Yseut. Et cette possibilité ouvre donc un double chemin: d'une part, l'émergence du mythe de l'amour-passion, d'autre part, l'élaboration de l'histoire tel que nous la connaissons. Ainsi, le philtre, cette potion d'amour élaborée, avec le plus grand soin, par une magicienne d'Irlande, est l'élément qui scelle, par excellence, la destinée du couple amoureux. Tristan sera donc «poussé» à aimer Yseut, et vice versa, sans répit jusqu'à la fin de l'histoire.

Quant au motif des voiles blanches et noires, facilement rattachable à l'histoire de Thésée dans la mythologie grecque, il apparaît pour nous montrer encore une fois combien le destin et la vie de Tristan dépendent d'Yseut, de celle qui vient le guérir et de celle qui le mène à la mort. Nous voyons donc que la première Yseut lie Tristan d'un amour compulsif et inexorable, la deuxième a le pouvoir de le guérir de blessures mortelles et la troisième fait le geste final (prononce les mots ultimes) qui coupe le fil de son existence.

Tout cela nous montre bien que le véritable destin de Tristan est Yseut (en tant que représentante des Tria Fata, des Parques), ou pour l'exprimer d'une autre manière, son destin est l'amour et les relations qui le lient aux Yseut. Thomas semble bien le comprendre, surtout quand il décrit de cette manière la situation de Tristan entre les deux Yseut:

Il ha dolur de ce que il a,
E plus se deut de ce que il nen a:
La bele raïne, sa amie,
En cui est sa mort e sa vie (1995: v. 1213-1216, p. 157).

De même quand il fait dire à Kaherdin, s'adressant à Yseut la Blonde:

Dame, fait-il, ore entendez,
Ço que dirrai si retenez.
Tristran vus mande cum druz
Amisté, servise e saluz,
Cum a dame, cum a s'amie
En qui main est sa mort e sa vie (1995: v. 2861-2866, p. 200).

De ce point de vue, chez Gottfried, la cantilène que le héros se plaît à chanter devant Yseut aux Blanches Mains et le reste de la cour en Bretagne, alors qu'il pense précisément à l'autre Yseut, ne laisse pas de doute: « Isolde mon aimée, Isolde mon amie, en vous est ma mort, en vous est ma vie !» (1995: 631). Le rôle essentiel d'Yseut dans le mythe se dégage donc facilement de ce cadre de relations croisées: sans elle, pas de relation entre l'amour et la féminité, entre la passion et la mort, entre la vie et la renaissance, en un mot pas de mythe de Tristan.

Nous voyons donc comment la première Yseut, reine d'Irlande, soigne Tristan et lui redonne la vie après son voyage en mer, à la dérive et sans espoir. Elle prendra en charge sa protection au moment du duel avec le sénéchal félon, même au prix de sa propre vie:

Alors le roi dit: «Dame la reine, je remets cet home en votre pouvoir et votre garde. S'il faillit ou n'ose pas tenir son engagement, je vous ferai décapiter, car, assurément, il doit défendre cette cause.»

La reine répond: «Je veillerai sur lui aussi honorablement qu'il me sied, dans nos appartements, avec la protection de Dieu par honorable liesse et inébranlable paix, en sorte que nul ne s'enhardira à l'offenser.»

Ils se portèrent garants l'un et l'autre et remirent des otages et fixèrent la date du duel. Tristram est dans les appartements de la reine, on lui prépare des bains et des traitements médicaux, on veille soigneusement sur lui et on l'honore dignement, on lui accorde tout ce qu'il demande (Frère Robert, 1995: 843).

Ainsi, la reine n'est pas seulement la mère de la future bien-aimée du héros, mais elle se profile aussi comme un substitut de sa mère à lui, de cette Blanchefleur que Tristan n'a pas connue et qui lui a laissé comme seul héritage le destin tragique de son nom. Nous pouvons donc voir, derrière cette femme, l'archétype de la Mère se dessiner: celle qui nourrit, qui protège, qui soigne, bref qui materne. Mais pas seulement, car c'est elle aussi qui brassera le philtre d'amour, et avec lui, le désir et l'angoisse qui mèneront au désespoir. De toute façon, ces relations entre destin et protection, renvoient, quoique d'une manière non explicite, à l'image de la fée marraine. Néanmoins, dans l'imaginaire collectif occidental, le personnage d'Yseut est resté beaucoup plus proche de la figure de la nymphe. Nous ne nous référons pas au côté «femme de la forêt» de cette figure mythologique, mais à son rôle érotique très clair: «Quand les fées ne s'intéressent pas à un mortel pour fixer sa destinée, c'est pour obtenir son amour» (Harf-Lancner, 1984: 17). Même si, pour nous, Yseut la Blonde ne semble pas posséder beaucoup de traits sylvestres ou ceux d'une divinité de la forêt, il en va autrement pour le personnage qui la retrouve, tout endormie à côté de Tristan, dans la grotte:

Or Marke lui aussi avait largement devancé les veneurs en suivant les traces de son maître veneur, et il courait déjà à sa rencontre. Le chasseur lui dit: «Ecoutez, seigneur roi, ce que j'ai à vous dire: je viens de vivre une merveilleuse aventure ! - Quel genre d'aventure ? - J'ai trouvé ici une grotte d'amour ! - Où et comment l'as-tu trouvée ? - Ici, seigneur, dans cette terre sauvage ! - Y a-t-il ici un être vivant ? - Oui, seigneur ! Dans cette grotte il y a un homme et une déesse. Ils sont couchés sur un lit et dorment tous deux d'un profond sommeil. L'homme ressemble à tout autre homme. Mais je ne peux pas croire que celle qui dort à côté de lui soit un être humain, car elle est plus belle qu'une fée ; c'est impossible qu'il y ait sur terre un être de chair et de sang qui l'égale en beauté » (Gottfried, 1995: 609)14.

Quand il [le grand veneur du roi, Kanuest] les vit, il eut si peur qu'il trembla de tout son corps -parce qu'une grande épée gisait entre eux -, s'enfuit vers le roi et lui dit: «Sire, je n'ai pas trouvé le cerf.» Et il raconta au roi tout ce qu'il avait vu dans la demeure du rocher ; il dit ne pas savoir s'il avait vu une créature céleste ou terrestre ou de l'espèce des Alfes (Frère Robert, 1995: 878)15.

C'est que dans ce cadre sylvestre, Yseut la Blonde ressemble bel et bien à une amante surnaturelle, à l'une de ces «belles inconnues qui surgissent dans la forêt dont elles semblent l'émanation même» (Harf-Lancner, 1984: 37). Ainsi, le personnage d'Yseut-fille est la possibilité pour Tristan d'une initiation: initiation, comme celle que procurent les femmes de la forêt, à la sexualité et à l'amour. Yseut la Blonde, guérisseuse elle aussi, sera donc la possibilité pour le héros de devenir un homme à part entière, non seulement brave et vaillant, mais amoureux et prêt aux joutes du plaisir. Nous pouvons voir alors l'archétype de l'Amour se construire petit à petit grâce à elle: le mystère de la magie qui l'accompagne, la compulsion du désir causée par le philtre, les nuits sans fin partagées avec l'être aimé.

Le personnage d'Yseut aux Blanches Mains aura en revanche un rôle plus ingrat: par jalousie (dans les versions en vers et le manuscrit 103 du Tristan en prose) elle causera la perte de Tristan. A la fin de l'histoire, elle changera des voiles blanches (signe de salvation) en des voiles noires (signe d'absence) dans l'esprit de Tristan, et cela par le biais d'un mensonge qui ôtera à jamais le souffle de vie à notre héros. Elle, telle une Atropos, et par des mots qui resteront comme la faucille de la Mort, coupera le fil de son existence. Mais nous l'aurons vue sous un meilleur jour, car elle a aussi été pour Tristan une jeune fille amoureuse, patiente, prête à attendre jusqu'au moment où le héros la « voit» enfin et la «connaisse», au sens biblique.

Après avoir élucidé ces rôles profonds (mythiques et psychiques) des trois femmes, nous comprenons maintenant cette opposition apparemment irréductible entre Yseut la Blonde et Yseut aux Blanches Mains: la peur de la mort n'est jamais très loin de l'amour. Les deux personnages cristallisent l'opposition entre l'Amour, c'est-à-dire ce qui lie et réunit, et la Mort, ce qui est censé détruire et séparer. Et comme témoin de cette confrontation, de cette bataille, il y aura toujours la Mère, la Mère Terre, le ventre, horizon passé de la naissance, et le tombeau, horizon futur de la fin.

Mais, nous l'avons dit, les trois Yseut sont les trois faces d'un même archétype. Comment ce mélange est-il possible ? Or, ce mélange est possible parce que l'archétype du Féminin, représenté très souvent par les Grandes Déesses Mères, renferme en lui des réalités opposées:

«It is an essential feature of the primordial archetype that it combines positive and negative attributes and groups of attributes. This union of opposites in the primordial archetype, its ambivalence, is characteristic of the original situation of the unconscious, which consciousness has not yet dissected into its antitheses. Early man experienced this paradoxical simultaneity of good and evil, friendly and terrible, in the godhead as a unity; while as consciousness developed, the good goddess and the bad goddess, for example, usually came to be worshiped as different beings» (Neumann, 1955: 12).

Si l'archétype du Féminin nous apprend alors les mystères de la vie et du renouvellement, de la renaissance, il nous montre aussi de différentes idées de la mort. Nous disons bien «de différentes idées» de la mort, au pluriel, parce qu'il n'y en pas qu'une, et le mythe littéraire de Tristan et Yseut en développera une seule parmi elles, à savoir l'idée de l'amour fusion qui mène logiquement à la disparition du Moi.

Cet archétype primordial se dévoile donc comme une réalité transcendante qui nous laisse démunis. C'est de cette manière que les trois Yseut balisent, dans la structure narrative du mythe littéraire, le parcours du héros. A chaque rencontre avec elles, Tristan se trouvera face à face avec une des formes que le destin revêt: elles le sauvent de la mort, elles l'initient au désir, elles le tuent. Dans cette apparition trivalente de l'archétype, on l'a vu, seule Yseut la Blonde semble partager le même cheminement humain de Tristan, c'est elle la plus humaine, celle qui boit aussi le philtre et qui est liée en même temps que lui à un attachement «terrestre». Comme si c'était l'Amour la porte que l'archétype nous laisse entre-ouverte pour comprendre et vivre sa réalité profonde qui nous dépasse, nous éloignant, dans le meilleur des cas, de l'infinitude de la Mère et de la Mort.

Yseut Mère, Amour et Mort. Maintenant, la trace que ce personnage a laissée dans l'imaginaire occidental, cristallisé dans les esprits des bardes du Moyen Âge, ne nous étonne plus. Il traduit la confrontation du héros qui est en nous avec les réalités les plus profondes de l'âme.

 

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Notes
* Cet article a été élaboré dans le cadre du projet de recherche de doctorat «Yseut et Wîs: une lecture junguienne des personnages féminins dans Le Roman de Wîs et Râmîn et les romans de Tristan», Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 (2013), dirigé par M. Szkilnik et L. Mathey-Maille.
1 Plus précisément dans les versions de Gottfried et de Frère Robert (dans ce dernier Yseut mère et Yseut aux Blanches Mains portent le même nom, le nom d'Yseut la Blonde comporte une légère variante). Dans Sir Tristrem et dans le Tristan en prose français, Yseut mère n'est pas nommée. Dans la version espagnole du Tristan en prose, Livro del esforçado cavallero don Tristán de Leonís y de sus grandes fechos en armas, les trois femmes ont le même nom.
2 C'est nous qui soulignons. Pour l'explication dans Frère Robert voir (1995: p. 798).
3 Voir le texte abondamment documenté au niveau iconographique de Simone Deyts (1992).
4 De son côté, Georges Dumézil considère qu'on doit être très prudent au moment de concevoir ce trio de Machas comme une seule et unique entité. Suivant sa théorie de l'idéologie trifonctionnelle indoeuropéenne, il considère plutôt que chaque Macha caractérise l'un des trois niveaux de cette idéologie. En revanche, l'auteur est d'accord avec la vision d'un « triplement intensif» dans certains cas, comme celui des trois Morrigan ou celui des trois «Matres» gallo-romaines, dans lesquels «l'unité en trois personnes» est concevable.
5 Vendryes mentionne une triade du Livre Rouge d'Hergest où il est dit qu'Arthur avait trois épouses et les trois portaient le nom de Gwenhwyfar (Vendryes, 1935: 332). Un autre cas est celui de la déesse Brigit, représentée en triade. Le Glossaire de Cormac, livre traditionnel irlandais, appelle cette triade «des soeurs».
6 Dans le cas de Brigit, la distinction ne se fait pas par les épithètes mais par le domaine attribué à chacune: la poésie, la forge et la médecine.
7 Cette idée d'une même identité des trois Yseut a été mentionnée et esquissée, mais non développée, par Philippe Walter (Walter, 2002 et 2006: 1933 et 150).
8 Dans la version du manuscrit 757 du Tristran en prose, la mère d'Yseut nous est montrée plus loin dans le récit: Perceval est amené dans son château, car elle habite maintenant en Cornouailles. Il est surpris de sa beauté. Ils parlent de l'amour de Tristan et Yseut. Plus loin, le roi Marc et Andret sont emprisonnés dans un autre château de la reine d'Irlande ; Marc lui-même le lui a offert (Ménard, 1999: 192-199).
9 C'est le cas des versions en vers et du manuscrit 103, car dans les autres versions du Tristan en prose, la rencontre de Tristan et d'Yseut aux Blanches Mains a lieu pas très loin du début de l'histoire, et le personnage féminin disparaît définitivement quelques épisodes plus tard (Curtis, 1985: t. II), (Ménard, 1987: t. I).
10 Une version théâtrale moderne de l'histoire de Tristan et Yseut, écrite par Arthur Symons (1917), nous présente les trois Yseut ensemble au début de la pièce.
11 Nous parlons d'archétype dans le sens junguien, (Jung, 1987: 376).
11 Nous parlons d'archétype dans le sens junguien, (Jung, 1987: 376).
12 Surtout dans les versions de Thomas, Eilhart, Frère Robert et Sir Tristrem. Gottfried et ses continuateurs feront d'elle un personnage beau et attachant.
13 La relation entre les trois Yseut et les Parques, a été énoncée par Philippe Walter: «D'autant que la présence d'une troisième Yseut (aux blanches mains), fille d'Hoël, duc de Petite Bretagne, permet de reconstituer, avec Yseut mère et fille, une triade féminine qui n'est pas sans évoquer celle des Parques, divinités du destin. Les trois femmes ont chacune un rôle spécifique auprès de Tristan. La première guérit maternellement sa blessure et fabrique le philtre (comme Lachesis, elle fixe le destin), la seconde l'initie à l'amour et l'accompagne pour la vie (c'est l'équivalent de Clotho) et la troisième provoque sa mort (c'est Atropos)», (Walter, 2002: 1933).
14 C'est nous qui soulignons.
15 C'est nous qui soulignons.

 

Bibliographie citée

  1. Textes

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