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Lingüística y Literatura

Print version ISSN 0120-5587

Linguist.lit.  no.68 Medellìn June./Dec. 2015

https://doi.org/10.17533/udea.lyl.n68a06 

LITERATURA

 

DOI: 10.17533/udea.lyl.n68a06

 

PLURALISME ET CHORALITÉ DANS LA VIRGEN DE LOS SICARIOS ET EL DESBARRANCADERO DE FERNANDO VALLEJO*

 

 

PLURALISM AND CHORALITY IN FERNANDO VALLEJO'S LA VIRGEN DE LOS SICARIOS AND EL DESBARRANCADERO

 

Por: Mauricio Polanco Izquierdo

Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, Francia, Email: mauriciopolanco.izquierdo@gmail.com

Recibido: 14/01/2015 – Aceptado: 06/05/2015

DOI: 10.17533/udea.lyl.n68a06


 

Résumé:

Cet article propose une étude, dans l'optique d'une approche comparatiste, qui décrit la fonctionnalité représentative du personnage-narrateur Fernando, dans deux romans de Fernando Vallejo. Les idées de Jean-Luc Nancy et Vincent Message servent de cadre théorique à ce propos. Dans un premier temps, Fernando est présenté comme un personnage pluraliste dont la construction se nourrit d'une réalité culturelle et politique hétérogène, propre à une communauté spécifique : la communauté colombienne, avec laquelle ce personnage entretient un rapport indissociable. Par la suite, nous montrerons comment, à partir d'un état de fait pluraliste, Fernando se constitue en une singularité esthétique. Finalement, nous avancerons l'hypothèse que cette singularité comporte une spécificité polyphonique qui agit comme une caisse de résonance mettant en représentation la pluralité de cette communauté en question.

Mots clé: Fernando Vallejo, pluralisme, singularité esthétique, voix chorale, communauté.


 

Abstract:

This paper develops an analysis, from a comparative approach, that describes the representational functionality of Fernando, character-narrator, in two novels by Fernando Vallejo. The ideas of Jean-Luc Nancy and Vincent Message are the basis of this work's theoretical frame. First, Fernando is conceived as a pluralist character, whose construction stems from a community's heterogeneous socio-political reality, the Colombian one, with which this character keeps an indissociable link. Secondly, it is shown how Fernando becomes an aesthetic singularity, which emerges from such a pluralist state of affairs. Last, it is described how this singularity contains a polyphonic specificity that acts as a sound box, which simultaneously executes the representation of this community's plurality.

Keywords: Fernando Vallejo, pluralism, aesthetic singularity, choral voice, community.


 

1. Introduction

Dans La Virgen de los sicarios, Fernando retourne à Medellín pour y mourir. Dès son arrivée, il se retrouve déboussolé au milieu du chaos et de la violence qui se sont emparés de cette ville. Rien ne lui paraissant familier, et confronté à un présent qu'il juge catastrophique, Fernando passe ses jours à évoquer le passé idéalisé de son enfance. Constamment saisi par un fort sentiment d'étrangeté, il perçoit la réalité sociale et matérielle qui l'entoure, comme vidée de sens, dévastée par l'omniprésence d'une violence devenue pratique culturelle. En proie à cette incapacité angoissante de s'adapter à la réalité de Medellín, Fernando s'abandonne au nihilisme haineux. Il est emporté par un scepticisme radical qui ne demande que l'anéantissement de la Colombie. Ainsi, son discours, voire sa voix chorale, reproduit d'une façon virulente cette même violence que celle dont elle se fait le témoin.

Au cours de son errance, Fernando est initié par Alexis au langage des sicarios, à leurs croyances et à leurs pratiques. Fernando fait alors la découverte de tout un monde où la superstition catholique, la marginalité et la violence constituent un ensemble relevant d'une anthropologie culturelle assez complexe.

L'assassinat d'Alexis survient, et Fernando continue son vagabondage dans les rues de Medellín. Son errance dans l'interminable continue, la fin du récit reste ouverte. Ce roman n'ayant pas d'intrigue au sens aristotélicien, l'identité narrative du personnage ne se définit pas à travers l'action, ni dans la durée du récit. Son identité est l'action même. Par conséquent, le lecteur n'assiste pas, à ce qu'en termes ricœuriens, on appellerait le passage de la discordance à la concordance.1 Ainsi Fernando apparaîtra dans un autre roman quelques années plus tard et son identité narrative n'aura subi aucune transformation.

Dans El desbarrancadero, Fernando rentre à Medellín après un long exil au Mexique. Son frère cadet, atteint du sida, est en train de mourir. Ce roman reconstitue l'histoire d'une fraternité inébranlable, celle de Fernando et Darío, deux frères unis par une complicité très particulière et maintenue au cours de longues années. Toujours inséparables, ils sont l'équivalant de Castor et Pollux, fils de Léda, dans la mesure où ils incarnent l'idéal des jumeaux et représentent la complémentarité masculine dans l'aventure et le voyage. Tel ce couple mythique, Fernando et Darío ont vécu maintes péripéties dans les rues de Medellín et ils resteront fidèles l'un à l'autre jusqu'à la fin. Quand cette fraternité touche à sa fin, Fernando revient pour accomplir son dernier geste de loyauté envers Darío : l'aider à mourir.

Avec toujours comme toile de fond la violence et la déchéance sociale de la Colombie, l'omniprésence de la mort joue dans ce roman un rôle central. Fernando entretient un rapport étroit, voire familier avec la mort et de même celle-ci imprègne presque la totalité de l'atmosphère du récit. On la retrouve partout, elle s'approprie l'espace et les objets de la diégèse. Tout au long du roman, Fernando la croisera à plusieurs reprises et communiquera avec elle car elle est un habitant de la maison au même titre que les autres membres de la famille. C'est alors dans cette atmosphère, saturée par cette sorte d'ubiquité de la mort, que les frères réalisent un dernier voyage en direction de la paix de la non-existence. Voilà pourquoi ce roman est considéré non seulement comme une histoire émouvante de compassion, mais aussi comme le portrait d'une famille dysfonctionnelle dénonçant un pays tout aussi dysfonctionnel : une Colombie en miniature où tous finissent par se haïr fraternellement, tel que Fernando le signale.

Comparé à La Virgen de los sicarios, El desbarrancadero exprime aussi l'angoisse d'appartenir à un pays gouverné par une folie meurtrière aussi ancienne que sa propre fondation. Ces romans partagent le même personnage-narrateur ainsi qu'une même structure narrative itérative. Tous deux possèdent une diégèse habitée par la mort et la violence, par la voix d'un narrateur qui, hanté par le chagrin, s'en prend à l'État colombien, au Pape, à la vie, aux pauvres, etc. Ces deux livres sont profondément politiques, à tel point qu'ils sont considérés par certains critiques comme des libelles. Ils partagent en outre une autre particularité : celle du nomadisme de Fernando. En effet, la fin des deux récits est analogue dans la mesure où l'on y constate l'ouverture, voire l'indétermination dans laquelle ce personnage demeure.

Il faut néanmoins signaler que malgré ces similarités que nous venons d'exposer, chaque roman opère sur la base d'une intrigue différente. Globalement, dans La Virgen de los sicarios l'intrigue tourne autour de la brièveté de la vie des sicaires embauchés par les cartels de la drogue. Dans El desbarrancadero, Fernando n'est plus le flâneur2 qui parcourt les rues de Medellín. Cette fois-ci, il incarne une sorte de narrateur-sédentaire qui accompagne un être cher sur son lit de mort, ce qui confère un ton beaucoup plus intime et élégiaque à sa voix narrative. Ce choix narratif contribue au fait que les pratiques de représentation de la violence et de la mort, ainsi que le désœuvrement de la Colombie, ne prennent pas forme dans un-dehors. C'est depuis une focalisation interne fixe qu'elles sont bâties, la maison opérant comme une sorte de perspective panoptique.

 

2. Un "je" pluraliste et polyphonique

Le monde fictionnel de Fernando Vallejo est étroitement lié à une écriture qui traite de la violence de deux façons, celles-ci se présentent en juxtaposition permanente dans ses romans. D'une part, la violence est abordée comme héritage de la décolonisation espagnole, c'est-à-dire comme élément inhérent à la construction de l'identité nationale : Vallejo fait appel à une mémoire historique de la violence comme base fondatrice de la façon d'être colombien. D'un autre côté, la violence apparaît comme une pratique culturelle et politique instaurée en Colombie à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, avec La Violencia comme point de départ. Pour rendre compte de l'échec de la mise en œuvre du projet national, c'est-à-dire de l'instauration inachevée d'un État moderne, unificateur et démocratique, toute sa production romanesque et autobiographie se fond sur la voix narrative d'un même personnage-narrateur, Fernando, une sorte d'alter ego de l'auteur.3

Vallejo, à l'encontre de toute la tradition romanesque du narrateur omniscient héritière du XIXe siècle, n'écrit qu'à la première personne. Dans son œuvre il existe, pour le dire à la façon de Vincent Message, une écriture indirecte du nous qui passe toujours par le filtre d'une écriture du moi. C'est dire qu'une certaine réalité objective, celle de la Colombie, regroupant des phénomènes historiques, sociaux et culturels spécifiques, est utilisée comme matériel de base pour l'édification du roman. En fait, la totalité de la littérature valléjienne, à l'exception de ses textes non-fictionnels, se construit sur un "je" choral qui, agissant comme une sorte de caisse de résonance, mobilise et problématise toute une pluralité de voix politiques et culturelles inscrites dans l'actualité colombienne.

Dans son essai Romanciers pluralistes (2013), Vincent Message met l'accent sur le fait que dans un roman pluraliste, un roman où se problématisent surtout des tensions existant à l'intérieur d'une communauté spécifique,4 la construction de l'identité narrative passe d'abord par un processus d'inscription dans une collectivité qui dépasse l'individuel, puis, par une sorte de dynamique de fluctuation convoquant ces deux derniers éléments. On peut dire qu'une sorte de double construction de l'identité narrative passe simultanément par le niveau individuel et collectif. Ainsi, un roman de ce genre fonde son caractère de pluralité sur une écriture attestant du rapport indissociable entre un je singulier et son entourage culturel et politique. Ce dernier point concorde avec l'idée de Jean-Luc Nancy lorsqu'il parle d'une mise en fiction opérant sur la ligne de partage où a lieu la comparution des individualités propres à une communauté déterminée. Or, une telle inscription dans une sphère du collectif ne dévalorise pas les expériences qu'une subjectivité, en tant que source d'expériences du réel, peut offrir au processus de fictionnalisation pluraliste. Au contraire, Message soutient que les romanciers pluralistes utilisent le vécu du sujet-singulier comme un matériel constituant une sorte de point de départ vers la problématisation de la communauté dont ce sujet-singulier est issu. Cela est rendu possible grâce au fait que cette expérience individuelle est toujours présentée dans le cadre de l'être-en-commun, voire, ce que Nancy appelle la logique de la limite : ce qui a lieu au cours de l'interpellation permanente des singularités, ce qui appartient à tous et à personne.

Dans cet ordre d'idée, la constitution du "je" pluraliste et choral de Fernando, relève d'une certaine plasticité obéissant à une dynamique du nous. Le "moi" du héros pluraliste est toujours en relation avec sa réalité sociale, culturelle et politique dont il tire sa propre forme. Dépourvu d'une identité préalable, jeté dans un état de fait pluraliste, il se fait et se défait avec sa communauté dans une dialectique d'échanges identitaires. Ainsi, la représentation de ce "je" pluraliste dans un roman du même genre, consiste en la mise en évidence, d'un côté, de sa propre incomplétude en tant que subjectivité — incomplétude que d'ailleurs seul le truchement communautaire peut combler — et de l'autre côté, en l'insuffisance de sa communauté en tant que source identitaire se retrouvant suspendue, désœuvrée. Occupant toujours le premier plan dans un roman multilinéaire ou hétérogène, la collectivité dont ce "je" choral se fait l'écho, rend compte également de l'identité inachevée de ce je. On pourrait donc affirmer que Fernando écrit la Colombie dans la mesure où lui-même est écrit par ce pays, c'est-à-dire qu'il existe entre les deux une espèce de réciprocité sémantique. Effectivement, Vallejo met en jeu une dynamique de synecdoque entre son personnage-narrateur et son pays, de façon à établir une sorte d'équivalence identitaire entre les deux.

C'est en ce sens que Message affirme que le roman pluraliste constitue un des vecteurs privilégiés du devenir-sujet. En d'autres termes, ce genre de récit offre un scénario favorable à la représentation de cette complémentarité entre l'individuel et le communautaire, entre l'errance identitaire de Fernando, voire sa quête de complétude de soi, et son rapport obsédant à la Colombie, pays cause de sa blessure ontologique, comme lui-même l'exprime partout dans ses résonances polyphoniques. Or, il faut préciser que cette errance n'est pas un acte d'aveuglement ou d'irrationalité gratuite. A l'inverse, il est fréquent, observe Message, que dans un roman pluraliste, le nomadisme présent chez certains héros, comporte un engagement dans l'espace public. Le héros pluraliste est incomplet au niveau de son identité, mais il n'est pas dépourvu de ce que Bakhtine appelle la conscience de soi et la conscience de la réalité. En effet, quand nous parlons d'errance, nous pensons toujours à un sens analogue à celui de la plasticité constitutive du "je" choral évoquée ci-dessus parce que la mécanique de cette plasticité est mise en marche par la dynamique culturelle et politique appartenant à l'espace public dans lequel ce "je" erre.

En somme, cette malléabilité du devenir sujet, relève de la multiplicité et de la polyphonie particulières se détachant de l'objectivité événementielle qui encadrent ce "je" pluraliste. Message parle d'une capacité d'oscillation du "je" dans la mesure où celle-ci est toujours saisie dans un portrait de groupe qui détermine le rythme de son oscillation. Ainsi, en agissant comme une sorte de diapason, ce "je" choral, ou ce "je"-du-nous pour employer les termes de Message, devient complet en incarnant d'abord sa propre incomplétude, puis la problématique polyphonique de son univers culturel et politique. Concernant ce dernier aspect, Message observe que

Cette forte incomplétude des personnages peut aussi faire l'objet d'une justification mimétique, puisqu'elle correspond d'assez près à notre mode de fréquentation des autres, dont la vie n'est qu'exceptionnellement pour nous un récit complet, et le plus souvent une suite d'apparitions décalées, séparées par des intervalles temporels, quelques lignes que nous relions par une série d'inférences et d'hypothèses précaires. (Message, 2013, p. 197)

Par conséquent, dans un roman pluraliste, le lecteur doit penser moins à une lecture par identification qu'à une lecture par résonances, des résonances mimétiques pourrait-on ajouter, qui relèvent d'une multiplicité spécifique à un univers culturel déterminé. De cette façon, on peut concevoir le héros pluraliste comme étant soumis à un certain degré d'instrumentalisation. Celui-ci est instrumentalisé dans la mesure où son agir dans la diégèse vise à problématiser non sa propre intériorité, mais son en-dehors, ce qui a lieu lors de sa comparution vis-à-vis d'autres singularités. C'est quand il opère comme un lien renvoyant à l'espace communautaire, qu'il dévoile son caractère instrumental. S'agissant de Fernando, ce personnage-narrateur est conçu par Vallejo comme un moyen de dire en synthèse le désœuvrement de la Colombie. C'est là où toute la fonctionnalité du "je" choral valléjien fait la preuve de son efficace politique. L'espace public colombien étant dominé par le langage de la violence, Vallejo utilise Fernando pour reproduire à travers lui toute cette domination meurtrière, non dans le but d'en accomplir une apologie, mais pour la défamiliariser en tant que pratique culturelle, et pour mettre en évidence sa vérité historique.

Pourtant, une telle instrumentalisation n'opère pas uniquement en fonction de la mécanique narrative de ce genre de roman. D'après Message, celle-ci constitue aussi le cheminement à travers lequel une singularité individuelle devient une singularité esthétique. Avant de développer cette notion, nous souhaiterions la mettre en relation avec l'idée d'être-singulier et analyser son rapport à la communauté. D'après Nancy, une singularité

ne s'enlève ni s'élève sur le fond d'une confuse identité chaotique des êtres, ni sur celui de leur assomption unitaire, ni sur le fond d'un devenir, ni sur celui d'une volonté. Un être singulier apparait, en tant que la finitude même : à la fin (ou au début), au contact de la peau (ou du cœur) d'un autre être singulier, aux confins de la même singularité qui est, comme telle, toujours autre, toujours partagée, toujours exposée. (Nancy, 1999, p. 70)

De cette façon, il nous paraît cohérent de signaler une équivalence entre Nancy et Message, dans la mesure où tous deux mettent l'accent sur l'idée d'un lien indissociable entre l'espace du singulier et l'espace du communautaire. De plus, il nous paraît également raisonnable d'extrapoler cette correspondance Nancy-Message, au héros des romans de Vallejo car en tant qu'être-communiquant qui comparaît depuis sa finitude et sa dislocation, ce héros expose son dedans et s'expose aussi à un dehors. Inscrit ainsi dans le partage des singularités, et opérant sur ce que Bataille appelle la séparation sacrée, Fernando se constitue en une singularité signifiant un nous colombien assez fort.

Dans un roman pluraliste, le "je" se constitue en une singularité esthétique à partir de certains éléments agissant dans l'ensemble des relations établies entre son individualité et l'état de fait pluraliste qui l'entoure. D'abord, Message met en relief l'impossibilité de sortir de soi du héros pluraliste, car cet enfermement opère comme condition préalable à la création d'une forme d'authenticité et c'est sur la base de cette dernière que commence la gestation du "je" choral esthétique. La tension ayant lieu entre l'Erlebnis et l'Erfahrung au sein d'une certaine singularité individuelle — où l'Erlebnis finit par s'imposer —, débouche sur l'Einfühlung, c'est-à-dire, sur l'empathie suscitée par ce genre de héros. Ce phénomène opère dans la mesure où la singularité esthétique (une expérience personnelle dépassée) caractérisant ce "je" pluriel, reflète aussi une singularité collective, un nous polyphonique. Ainsi, on peut affirmer que la singularité esthétique de Fernando consiste, en grande partie, en l'appropriation profondément ironique et burlesque qu'il fait des préjugés sociaux et politiques véhiculés par la langue courante du Colombien moyen. Pourtant, il fait plus qu'accomplir une imitation humoristique d'un registre langagier spécifique. Cette langue étant caractérisée par une certaine malice et une tonalité distinctive, Fernando l'introduit dans son discours narratif afin de réaliser un portrait de l'idiosyncrasie colombienne, et de mettre en relief une de ses manifestations. Ce personnagenarrateur condense en même temps qu'il devient émetteur et rend audible l'ensemble de ces préjugés, exprimant ainsi la polyphonie d'un nous violent.

D'autre part, l'édification de cette singularité esthétique requiert une discontinuité dans le temps, une multiplicité (liberté) de l'espace intérieur, et un langage sui generis. Quant à ce dernier aspect, Message met l'accent sur le fait que, en plus d'être parlé par son "je", ce langage doit exprimer la singularité propre à ce dernier. Voilà pourquoi Message parle des sujets nomades et métamorphiques dans les romans pluralistes dont l'identité narrative ne se construit pas sur la base de ce que Ricœur identifie comme l'idem ou la mêmeté, c'est-à-dire la perpétuation de l'individu dans le temps. A l'inverse, une telle identité reste toujours instable et sa fondation s'ancre dans l'ipséité, une aptitude humaine intégrant le changement perpétuel, aptitude par ailleurs étroitement liée à la liberté intérieure du "je" pluraliste.

 

3. Fernando, une singularité esthétique

Comme nous l'avons déjà signalé, chez Vallejo l'écriture du nous est fondée à partir d'une écriture pluraliste du moi. Vallejo lui-même se considère comme un écrivain qui ne sait dire que je. Or, malgré la subjectivité permanente dans sa narration, cette dernière est toujours imprégnée d'une certaine objectivité se fondant sur l'ensemble d'une polyphonie de voix très caractéristiques de l'actualité colombienne ; cette actualité étant, certes, en rapport avec l'histoire politique de la deuxième moitié du XXe siècle. Concrètement, ces voix relèvent du pluralisme de la communauté colombienne (un pluralisme qui n'est pas forcément mondial ou multiculturel, mais qui peut être conçu comme un pluralisme local issu du métissage, où les racines amérindiennes et africaines sont des éléments constitutifs autant qu'exclus5) et en tracent un portrait anthropologique et culturel.

Vallejo n'est pas seulement un écrivain qui parle de la violence colombienne comme d'un phénomène d'ordre social convoquant des acteurs tels les guérillas marxistes ou des groupes paramilitaires. Tous ces éléments constituent sans doute un scénario ou une toile de fond qui donne toute sa spécificité à l'atmosphère de ses romans, une atmosphère où règne un sentiment de déchirure, où la prose de Vallejo transfère constamment au lecteur la sensation d'une blessure à jamais ouverte par un pays irréalisable. Néanmoins, dans le projet littéraire de Vallejo, projet déjà adopté par d'autres écrivains colombiens, la culture colombienne est abordée en tant que résultat hybride d'une violence instaurée comme tradition nationale.

García Márquez présente par exemple la violence colombienne dans une sorte d'atmosphère mythique et lointaine, comme expérience épique, tandis que dans El olvido que seremos, de Hector Abad, la violence est abordée sous un angle journalistique produisant un récit-témoignage qui vise surtout un travail mémoriel par rapport aux victimes. En revanche, dans Los ejércitos d'Evelio Rosero, cette même violence est mise en représentation comme illisibilité dans la mesure où celleci agit comme une force non-identifiable, omniprésente, sujet sans visage restant toujours dans un rapport d'altérité impossible à franchir. Vallejo, lui, il assume la violence comme une identité totale de l'être colombien, comme une sorte de vérité anthropologique. La littérature valléjienne n'accomplit pas le portrait de cette violence en tant que préhistoire, comme dans Cien años de soledad. Elle ne dénonce pas non plus l'apocalypse déclenchée au cours des années 80, par l'introduction de la cocaïne dans le financement des guérillas et des groupes paramilitaires. C'est en ce sens que son écriture dépasse cette apocalypse : elle atteste de l'expérience d'un post-apocalyptique, elle est la résonance d'un après sans salut, sans continuation.

Ce processus d'écriture est en partie actionné à travers la narration d'un moi polyphonique qui met en avant le nous composant la pluralité dont ce moi est issu. En effet, ce moi reproduit, à un moment donné, les propos racistes contre les populations amérindiennes et de racines africaines, dont est imprégné l'espagnol colombien, et, à un autre moment, il se fait l'écho du langage de la guerre et de la violence (par exemple, du parlache, argot employé par les sicaires de Medellín). Ce moi met en relief la présence d'un symbolisme catholique, d'une certaine pratique superstitieuse dans la langue ; il reproduit l'insolence des hommes politiques colombiens; il exprime la rancune existante entre les couches sociales colombiennes. Très souvent, ce "je" choral véhicule la spécificité de l'humour colombien, un humour noir et cynique qui se sert largement de l'insulte comme mécanisme d'interpellation de l'autre.

Au niveau de la diégèse, c'est un moi qui fonctionne par de constantes minidigressions portant la plupart du temps sur des épisodes ponctuels de l'histoire politique colombienne. Ainsi, d'un paragraphe à l'autre, Fernando peut brusquement et successivement insulter la Colombie, taxer le président d'homosexuel puis décrire la maison de son enfance, expliciter les causes des guerres civiles du début du xxe siècle, ou signaler la participation de l'Église dans l'appauvrissement du peuple. Ce procédé participe au "désordre" de la diégèse valléjienne et, en grande partie, à la choralité de ce personnage.

De plus, ce "je" de Fernando incarne une sorte de nostalgie collective profondément ancrée dans l'identité colombienne, de passé presque mythique avant La Violencia, où la communauté fonctionnait harmonieusement. Chez Vallejo, une telle nostalgie donne lieu à une sorte de honte ontologique6 qui passe par la mise à distance, le mépris et même la négation du présent d'une nation caractérisée par la barbarie ; comme le rapporte Fernando dans La Virgen de los sicarios: "y Colombia, entre tanto, se nos había ido de las manos. Éramos, y de lejos, el país más criminal de la tierra, y Medellín la capital del odio. Pero estas cosas no se dicen, se saben. Con perdón." (Vallejo, 1998, p. 10). Au fond, Fernando circule dans l'espace ouvert par une polarité opposant deux identités d'un seul pays, deux identités essentiellement irréconciliables, séparées par la césure de La Violencia.

Ainsi, la valeur chorale de ce "je" est justifiée par un double jeu identitaire reliant une identité perdue dans le passé à une identité égarée dans le présent. Sa singularité esthétique est celle d'une intelligence réalisant une dynamique d'absorption et d'expulsion des indices du désœuvrement communautaire de la Colombie ; l'identité narrative de Fernando comporte la matérialisation d'un nous inopérant qui laisse la place à une éjection ultérieure de ce même nous dans l'espace de sa propre suspension.

L'esthétique singulière de Fernando se fonde alors sur son errance dans un espace interstitiel où se manifestent : d'un côté l'anéantissement d'une enfance dite heureuse (un pays moins violent et plus hétérogène avant les années 1950) et, de l'autre, le caractère destructeur d'un présent impossible à saisir. Puisque son être a été brisé par une "mauvaise patrie", un "pays assassin" qui lui a ôté toute humanité, Fernando représente ce que la Colombie est devenue au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Son choix est celui de parler cette polyphonie colombienne et de se laisser parler par la polyphonie de ce pays dont la réalité est soumise à la souveraineté de la mort et de la déchéance sociale.

Ainsi, la plasticité de son "je" choral est animée par la mécanique de la haine et de la violence qu'il perçoit partout dans cette société. Chez Vallejo, le dés œuvrement de la collectivité colombienne est représenté sous la forme d'un regroupement (une mise en harmonie) des modulations violentes émanant d'un tel groupe. Cette mise en harmonie est réalisée par le biais d'une seule voix polyphonique assumant la tâche d'organiser l'hétéroglossie qui caractérise l'exubérance de sa violence. C'est ainsi que cette voix dévoile un pays, aveugle et égaré dans un continuum fratricide. À cet égard, les mots de Sandro R. Barros expriment cette idée de la polyphonie valléjienne d'une manière très juste:

The authorial alter-ego's fixation with the national space, clearly manifested in the numerous accounts of the Sicario violence and the corruption of the ecclesiastical and political bodies, is intrinsically denotative of a textual gesture in which the narrator's (dis)affection for that which is contained within the urban realm serves as a sustained mirrored image of the Colombian nation as a whole. (Barros, 2006, p. 3)

Dans ce sens, et en le disant avec R. Barros, Fernando perçoit the historical nation in its undoing, dans son dés œuvrement. Or, c'est non seulement la Colombie historique mais aussi celle des années 80 et même celle du XXIe siècle, qui est représentée dans son undoing dans l'œuvre de Vallejo. C'est pour cette raison que Vallejo est considéré comme un des écrivains colombiens qui parle le mieux de la Colombie ; sa littérature subsume en une seule voix et dans un seul regard, ceux de Fernando, la spécificité de tout un pays.

Dans La Virgen de los sicarios et El desbarrancadero, de multiples éléments attestent de la choralité et de la singularité esthétique de Fernando : d'abord, son désarroi, son ennui, sa rage croissante contre tout, ses antivaleurs (son apologie de la violence, par exemple), ses tourments, son humeur noire, son rapport de familiarité avec la mort, son homosexualité, et son amour paradoxal pour son pays d'origine. Citons également son athéisme et sa haine de dieu cependant accompagnés de l'habitude de prier et d'évoquer des symboles religieux ; chez Vallejo la pratique du religieux est toujours représentée sous une forme discursive où se mélangent la lamentation et le burlesque. Notons également qu'il se considère lui-même comme le dernier grammairien de la Colombie, justement un pays de grammairiens renommés ; cet élément sert à justifier le caractère d'iconoclaste que Fernando s'octroie lui-même.

Fernando est aussi un personnage se définissant lui-même doté d'une lucidité foudroyante qui l'illumine dans les moments culminants de ses désastres. Ce personnage est considéré par certains critiques comme un bouffon infatigable. A. Torres l'appelle "un nuevo Quijote con afan justiciero" (Torres, 2010: 332), dont l'idée de justice s'articule parfois à une logique deshumanisante: Fernando préfère les animaux aux êtres humains.

Enfin, un des éléments constitutifs de la singularité esthétique de Fernando est celui de la pluralité qui l'habite comme sujet. Lui-même se définit comme pluriel à plusieurs reprises dans La Virgen de los sicarios. Dans ce roman, Fernando profère son épitaphe: "Vir clarissimus, grammaticus conspicuus, philologus illustrissimus, quoque pius, placatus, politus, plagosus, fraternus, placidus, unum et idem e pluribus unum, summun jus, hic natus atque mortuus est." (Vallejo, 1998, p. 104).

Notable grammairien, philologue illustre, homme de grandes qualités, pieux, bienveillant, poli, courtois, fraternel, doux, mais aussi brutal, l'identité de Fernando est en d'autres termes fondée sur l'alternance (ou la connivence) entre une certaine noblesse d'esprit et une certaine violence (verbale et physique). Il s'agit d'un intellect élevé, mais dépourvu de fondement moral. Fernando est un personnage grotesque et scatologique ; en fait, il emploie assez souvent le mot mierda comme un tic de langage, et comme un champ sémantique assez vaste, où il inclut presque tout ce qu'il perçoit : la Colombie, Medellín, l'Église, les présidents, le Pape, etc. Ce mot devient ainsi une sorte de marqueur métonymique qui désigne les parties composant une réalité que Fernando considère comme une merde totalisante.

Pourtant, le plus intéressant à remarquer c'est le jeu que Fernando établit entre l'idée d'être une seule et même chose et en même temps d'être un, à partir de plusieurs. Sa partie de e pluribus unum dénote non seulement le caractère multiple d'une personnalité aux mille visages, mais atteste également du rapport communautaire, voire dialogique, que la singularité esthétique chez Fernando entretient avec le nous-colombien. Ainsi, Fernando est un Colombien prototypique, le produit d'aspect unitaire d'une multiplicité qui intègre l'ensemble de la communauté colombienne.

 

4. Choralité

C'est justement à partir de cette liaison, de ce partage, que ce "je" choralpolyphonique représente le désœuvrement de sa communauté. C'est-à-dire qu'à partir de cette ontologie du pluribus unum, le personnage-narrateur Fernando dit nous (un nous sans nous) dans ces romans et, par ailleurs, dans toute la fiction de Vallejo. En tant que singularité esthétique, et investi du pouvoir de tout dire au sein de sa démocrisis, Fernando se matérialise à travers la voix d'une totalité communautaire non seulement qu'il interpelle mais qu'il dénigre.

À plusieurs reprises dans les romans auxquels nous faisons référence ici, Fernando "culpabilise" les populations rurales ou périphériques de la dégradation de Medellín. Déplacées de leurs territoires à cause de la guerre, ces populations se sont progressivement installées dans les métropoles, et ont fini pour former "las comunas". En général, les mass-médias les accusent d'être la racine du mal de la société colombienne et leur attribuent l'origine de toute émanation de violence. Au lieu d'être tenues pour les véritables victimes de la dégradation du conflit, ces populations sont diabolisées, perçues comme l'étrange venu d'ailleurs qui apportera le mal. C'est donc là où, en reproduisant, et surtout, en exacerbant ce discours médiatique biaisé, que la choralité du "je" de Fernando dévoile ce préjugé du pays urbain contre "las comunas" ou le pays rural. Ces mots illustrent assez clairement l'idée que nous venons d'exposer :

A machete, con los que trajeron del campo cuando llegaron huyendo dizque de "la violencia" y fundaron estas comunas sobre terrenos ajenos, robándoselos, como barrios piratas o de invasión. De "la violencia"... ¡Mentira! La violencia eran ellos. Ellos la trajeron, con los machetes. De lo que venían huyendo era de sí mismos. Porque a ver, dígame usted que es sabio, ¿para qué quiere uno un machete en la ciudad si no es para cortar cabezas? (Vallejo, 1998, p. 83)

En général, on affirme que Vallejo est un écrivain raciste et fasciste (ce qui peut être tout-à-fait vrai), et sa réception est objet d'un certain rejet au vu d'une littérature dite "antipatriotique". Cette prise de position (plus politique que littéraire) peut être, jusqu'à un certain point raisonnable, mais celle-ci n'explique pas l'intentio operis du passage que nous venons de lire. Nous jugeons que ce serait lui appliquer une herméneutique assez superficielle car la signification de ce discours est autre, croyons-nous, que celle de vilipender les victimes les plus vulnérables de la violence colombienne. Quelle est donc l'intention sous-jacente à la diffusion et au fait d'assumer tout aussi gratuitement qu'agressivement un discours anti-démocratique comme celui-ci ? C'est justement celle de le déconstruire à travers une reproduction intentionnellement excessive, de le faire éclater par les voies d'une répétition amplifiée. La voix de Fernando est donc amplificatrice de la pluralité des préjugés de la communauté colombienne.

C'est de cette façon que cette voix narrative chorale, écho de ce genre de discours excluant, dit nous. Cependant, avant de poursuivre avec l'exposition des discours constituant cette choralité, il nous paraît intéressant de signaler l'utilisation récurrente que Fernando fait du mot race. Nous croyons que Vallejo, l'auteur, biologiste de formation, est bien conscient de l'inactualité anthropologique (et politique aussi) de ce terme. Néanmoins, il s'en sert de façon à réaliser une déconstruction des discours racistes qui, en négligeant la diversité ethnique de la Colombie, déprécient le métissage et valorisent une certaine "race" blanche. Dans ce pays, comme dans la majeure partie de l'Amérique Latine, le racisme date de la colonisation et s'y est instauré comme une longue tradition qui, au fil des années a fini par devenir une sorte d'héritage inculqué par des élites discriminatoires en direction des minorités discriminées, et largement assimilé et reproduit par celles-ci. Un auto-racisme pourrait-on dire, car en Colombie les indigènes et les afro-descendants sont non seulement considérés comme des pseudo-citoyens, mais ils exercent eux-mêmes et entre eux cette violence raciale. Au croisement d'une multiplicité ethnique complexe, on assiste à un racisme opérant par degrés de métissage, voire une sorte de pigmentocratie et c'est cela que ce "je" choral reproduit et déconstruit.

Ainsi, nous remarquons que le passage suivant, pris à l'écart de la fonctionnalité polyphonique du personnage-narrateur, pourrait être classé comme une apologie directe du racisme : "De mala sangre, de mala raza, de mala índole, de mala ley, no hay mezcla más mala que la del español con el indio y el negro: producen saltapratraces o sea changos, simios, monos, micos con cola para que con ella se vuelvan al árbol" (Vallejo, 1998, p. 90).

Néanmoins, nous considérons que la littérature de Vallejo ne répond pas à des propos pamphlétaires, ni racistes, ni fascistes, ni gauchistes. Si la fiction valléjienne opère d'après un engagement quelconque, nous estimons que cet engagement est surtout langagier dans la mesure où il conçoit l'écriture comme un geste performatif mettant en avant une critique du politique et du culturel. Investie d'une plasticité puissante et parfois violente, la prose de Vallejo cherche à exercer une sorte d'effet de choc sur le lecteur. Chez cet auteur, la langue a toujours une agentivité directe sur son destinataire, une agency qui est accomplie à travers un "je" choral et dynamique qui interpelle directement ses lecteurs, les invite au dialogue, et leur propose des jeux de mots pleins d'esprit. En effet, un des aspects les plus singuliers de ce "je" est son ironie et son humour mordant où priment le double sens et l'inversion logique. C'est pourquoi cette voix narrative suscite assez souvent la contradiction et l'ambivalence. Très instable par rapport à ses positions politiques, ce "je" peut être accusé de racisme, ce qui relève d'une lecture superficielle de Vallejo car chez cet écrivain il ne faut pas chercher à délimiter une posture politique personnelle. Nous le répétons : son écriture envisage, au fond, la représentation d'un nous communautaire violent qui ne cesse de reproduire dans la même violence dont il est lui-même issu. C'est le nous d'une société qui refuse de se reconnaître telle qu'elle est, et que reflète cette littérature dont nous nous occupons. Il s'agit en d'autres termes d'une société qui s'est perpétuée, comme Fernando, dans une errance sanglante et absurde.

Ainsi, se faisant l'écho de multiples éléments caractérisant la pluralité du désœuvrement colombien, cette voix représente un pays piégé dans une violence fossilisée en pratique culturelle. Cette voix chorale de Fernando constitue la spécificité qui opère dans l'intégralité de l'œuvre fictionnelle de Vallejo et, comme nous l'avons montré, ce "je" polyphonique est mobilisé par une vigueur langagière lui conférant la capacité d'interpeller tout un pays pour lui dire tout ce que personne ne dit mais qui nous concerne tous. Voilà l'aspect le plus original de cette littérature où cette voix polyphonique opère : sa fonctionnalité de caisse à résonance de tout un pays.


 

Notes:

* Cet article est tiré d'un mémoire de Master 2 de l'Université Sorbone-Nouvelle Paris III, efectué en 2013-2014, intitulé "Pluralisme et choralité dans La virgen de los sicarios et El desbarrancadero de Fernando Vallejo".

1. Certains classent les écrits de Fernando Vallejo comme des récits autobiographiques, et bien d'autres comme narration d'autofiction. Ces deux manières de classer l' œuvre valléjienne obéissent à une même raison, celle d'un manque de mise en intrigue. Cette idée prend sa force du fait que Fernando, le personnage-narrateur, habite la diégèse de ses romans dans une discontinuité perpétuelle. Et même si son identité narrative est inscrite dans la durée du récit, Fernando n'évolue jamais en tant que personnage. Chez Vallejo, le dissensus de la mise en action n'est jamais résolu, car une telle mise en action n'a pas lieu dans ses récits. Ainsi, Fernando devenu égal à l'action elle-même, pour le dire avec Deleuze, se retrouve dans une interminable répétition dans la série du temps.

2. Francisco Villena Garrido (2009) développe cette idée du flâneur dans l' œuvre de Vallejo.

3. Certains critiques le désignent comme l'incarnation par excellence du Post national subject dans la littérature latino-américaine postmoderne. Ce sujet incarne, au fond, l'échec de la modernité en Amérique Latine. Et cet échec, en grande partie, est celui de l'État-nation dont la violence répressive a été le seul moyen pour légitimer son existence.

4. Nous employons la notion de communauté dans le même sens que Jean-Luc Nancy dans son essai La Communauté dés œuvrée. D'après cet auteur, une communauté, "loin d'être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive — question, attente, événement, impératif — à partir de la société" (Nancy, 1999, p. 34). En ce qui concerne ce texte, il est important de retenir l'idée que la mort est indissociable de la communauté, car, d'après Nancy, c'est par la mort que la communauté se révèle.

5. Ici il convient d'évoquer la définition globale de pluralisme sur la quelle travaille Vincent Message. Il soutient que le pluralisme ne tient pas uniquement du divers per se, mais il constitue un espace dialogique où s'exprime une "diversité irréductible qu'on constate dans le réel et la pensée" (Message, 2013, p. 35).

6. Par rapport à l'imaginaire national colombien, certains critiques comme Gabriela Polit Dueñas (2006) signalent l'existence de "un mítico pecado original" (un péché originel mythique) en rapport avec la période de La Violencia. Au fond, le fratricide se constituant en une sorte de marque distinctive identitaire.


 

Références bibliographiques

1. Barros, S. R. (2006). Otherness as Dystopia: Space, Marginality and Post-National Imagination in Fernando Vallejo's La Virgen de los sicarios. CiberLetras, 16. Recuperado de: http://www.lehman.cuny.edu/ciberletras/v15/barros.html [consultado en junio de 2013]         [ Links ].

2. Message, V. (2013). Romanciers pluralistes. Paris: Seuil.         [ Links ]

3. Nancy, J-L. (1999). La communauté désœuvrée. Paris: Christian Bourgois Éditeur.         [ Links ]

4. Polit Dueñas, G. (2006). Sicarios, delirantes y los efectos del narcotráfico en la literatura colombiana. Hispanic Review, 74, 2, 119-142. Recuperado de : http:// www.jstor.org/stable/27668737 [consultado en junio de 2013]         [ Links ].

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7. Vallejo, F. (2001). El desbarrancadero. Bogotá: Alfaguara.         [ Links ]

8. Villena Garrido, F. (2009). Las Máscaras del muerto : autoficción y topografías narrativas en la obra de Fernando Vallejo. Bogotá: Editorial Pontificia Universidad Javeriana.         [ Links ]