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Pedagogía y Saberes

versão impressa ISSN 0121-2494

Pedagogía y Saberes  no.50 Bogotá jan./jun. 2019

 

Research Article

Richesses et limites de l'approche par «compétences» de l'exercice du métier d'enseignant aujourd'hui

Riquezas y límites del enfoque por "competencias" del ejercicio de la profesión docente hoy

Resources and Limits of the "Competence" Approach from Today's Teaching Profession Exercise

Philippe Meirieu* 

* Professeur émérite à l'Université Lumière-Lyon 2 (France). Correo electrónico: philippe.meirieu@orange.fr


Résumé

Cet article de réflexion interroge l'un des points communs qui guident aujourd'hui la formation des enseignants : «Enseigner, éduquer serait d'abord et avant tout, et peut-être exclusivement, une question de compétences à acquérir». Cependant, le questionnement ne consiste pas à rejeter le concept de compétence, comme c'est généralement le cas dans certaines perspectives déclarées critiques, mais à soumettre le concept à une analyse rigoureuse, selon laquelle le travail pédago-gique est irréductible à l'accumulation de savoir-faire et à la pratique des exercices mécaniques, puisqu'il renvoie à la capacité d'inventer des situations qui génèrent des sens qui articulent étroi-tement découverte et formalisation, c'est-à-dire qui font référence à la capacité à penser.

Mots-clés: compétence; travail pédagogique; formation des enseignants

Resumen

Este artículo de reflexión cuestiona uno de los "lugares comunes" que orientan hoy la formación de profesores: "Enseñar, educar sería en primer lugar, y, antes que nada, y tal vez exclusivamente, una cuestión de competencias por adquirir". No obstante, el cuestionamiento no consiste en un rechazo al concepto de competencia, como suele suceder desde algunas perspectivas que se declaran críticas, sino en someter el concepto a un análisis riguroso, según el cual el trabajo pedagógico es irreductible a la acumulación de saber-hacer y a la práctica de ejercicios mecánicos, pues se refiere a la capacidad de inventar situaciones generadoras de sentido que articulan estrechamente el descubrimiento y la formalización, es decir, que hacen referencia a la capacidad de pensar.

Palabras clave: competencia; trabajo pedagógico; formación de profesores

Abstract

This reflection article questions one of the "common places"; that guide teacher training today: "Teaching, educating would be first and foremost, and perhaps exclusively, a question of skills to be acquired". However, the questioning does not consist in a rejection of the concept of competence, as is usually the case from some perspectives that are declared critical, but in subjecting the concept to a rigorous analysis, according to which pedagogical work is irreducible to the accumulation of know-how and the practice of mechanical exercises, since it refers to the capacity to invent situations that generate meaning that closely articulate discovery and formalization, that is, that refer to the capacity to think.

Keywords: competence; pedagogical work; teacher training

Introduction : La réflexion pédagogique aux prises avec les « lieux communs »

Malgré quelques accalmies médiatiques oü leurs adversaires semblent un peu s'essouf-fler, les pédagogues ont toujours le sentiment d'étre « au front ». Et ils le sont, en effet, en permanence. Ils le sont, d'abord, parce qu'ils doivent rappeler sans cesse -et d'abord à eux-mêmes- que nul n'est jamais assigné à l'échec ni condamné à l'exclusion, que chacun peut apprendre et grandir, que la transmission de la culture ne peut avoir pour objectif de sélectionner les élites mais doit permettre à tous d'accéder au plaisir de penser et au pouvoir d'agir. Contre toutes les formes de fatalismes et de renoncements, contre l'obsession classificatoire de nos sociétés, contre l'enfermement systématique des sujets dans des « grilles » par des institutions qui se contentent de « gérer des flux », ils sont porteurs d'une « insurrection fondatrice » qui les place toujours, plus ou moins, en position de combat et les fait apparaítre comme des « empêcheurs d'enseigner en rond ».

Mais les pédagogues sont aussi « au front » parce qu'ils prônent simultanément -et c'est ce qui agace chez eux- le « respect » de l'éléve. S'ils postulent son éducabilité, ils rappellent aussi sans cesse que l'édu-cation n'est pas une fabrication et que nul ne peut apprendre et grandir à la place de quiconque. S'ils conviennent volontiers qu'il existe une antériorité de la culture et des savoirs sur les sujets qui viennent au monde, ils n'en affirment pas moins que chaque sujet doit s'approprier cette culture et ces savoirs dans une démarche singulière qui requiert son engagement personnel. Ontologiquement, le savoir précède l'apprentissage ; pédagogiquement, le sujet précède le savoir. Et c'est cette double antécédence qui fait toute la difficulté de l'entreprise. C'est elle qui fait apparaítre les pédagogues comme des « empêcheurs de simplifier en rond ».

Car, dès lors que l'on considère qu'on n'a jamais fini de proposer des ressources et des méthodes pour rendre les savoirs désirables et accessibles et que, simultanément, l'on accepte son impouvoir sur un sujet qui peut seul décider d'apprendre et de grandir, alors il faut batailler au quotidien contre toutes les tentations de la pensée magique. Il faut refuser la dévotion face à des programmes dont il suffirait de décréter l'importance pour garantir l'acquisition. Il faut renoncer à la croyance au pouvoir irrésistible de l'injonction à apprendre, même répétée en boucle par tous les acteurs de l'école et relayée en écho par les familles et les médias. Il faut abandonner aussi bien la nostalgie d'un passé idéalisé oü « les élèves étaient encore motivés et travailleurs » que l'utopie d'une société idéale oü les technologies numériques permettraient enfin à tous les enfants d'être mira-culeusement de plain-pied avec les savoirs et de les échanger spontanément dans une grande fraternité planétaire... La pédagogie sait qu'apprendre ne va pas de soi, qu'enseigner requiert, en même temps, beau-coup d'ambition et de modestie. C'est pourquoi les pédagogues peuvent s'enorgueillir d'apparaítre aussi parfois comme « empêcheurs de bêtifier en rond ».

Mais pour être crédibles dans leur entreprise, les pédagogues doivent évidemment donner l'exemple de la rigueur qu'ils prétendent incarner. C'est pour-quoi ils ne doivent jamais négliger le ciselage du concept au profit du pathétique du discours. Légi-timement révolté par la terrible constatation que « l'espèce est malfaisante avec ses enfants » (Hameline, 2000, p. 95), il se laisse souvent aller à l'emballement militant sans toujours assurer ses arrières. C'est ainsi qu'il pratique volontiers la dénonciation systématique et le redressement moral. Le « respect de l'enfant » devient pour lui un étendard commode qui permet d'enrôler médecins, psychologues et sociologues, parents, enseignants et travailleurs sociaux, tous unis derrière quelques formules large-ment consensuelles : « l'enfant est un être humain à part entière », « il faut respecter les lois de son développement », « nous devons écouter sa parole, répondre à ses besoins et à ses intérêts », « il ne peut apprendre que s'il est actif et en collaborant avec les autres », etc. Toutes ces affirmations semblent constituer un corps de doctrine assez stabilisé pour permettre de distinguer et promouvoir les « bonnes pratiques » éducatives. Elles fonctionnent comme un signe de reconnaissance pour tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, militent pour « la cause des enfants ».

Sans doute ne peut-on pas échapper totalement à cette vulgate. Elle est même probablement néces-saire pour alimenter le « foyer mythologique » oü s'origine notre capacité d'affronter au quotidien la multitude des petits et grands échecs comme les persécutions tatillonnes des hiérarchies et institutions. Pour reprendre le collier tous les matins et affronter l'inévitable suffisance des spécialistes du « C'est pas possible... je vous l'avais bien dit ! », il faut un courage que les analyses philosophiques les plus fouillées et les travaux scientifiques les plus rigoureux sont bien incapables de nous communiquer. Aussi avons-nous besoin de paroles rituelles et de collectifs convaincus, de certitudes proclamées et de rappels vibrants de nos « valeurs fondatrices ». Car l'humain ne vit pas seulement de science. Et celui qui se coltine tous les matins des enfants excités, abímés, ou simplement indifférents à ce qu'on est chargé de leur transmettre, ne peut se passer de quelques « lieux communs » pédagogiques pour faire face à l'océan d'indifférence technocratique de son institution.1

Bien prétentieux serait donc celui ou celle qui proclamerait alors : « Lieux communs pédagogiques, je ne boirai pas de votre eau... ». Mais bien naif serait celui ou celle qui imaginerait que ces lieux communs vont lui permettre de gagner le combat contre la fatalité et l'injustice, pour la démocratisation de l'accès aux savoirs et l'émancipation des petits d'hommes. Car ce qui nous meut ne permet pas vraiment de combattre l'adversaire. Tout au contraire : à l'expo-ser sans précaution on prend le risque du ridicule et du discrédit. Les professions de foi, dans leurs approximations inévitables et leur enthousiasme naif, suscitent toujours un mélange de tendresse et de pitié. Et elles n'arment guère la main du militant !

C'est ainsi que ce qu'on nomme habituellement « la pédagogie » peut apparaítre comme un fatras idéologique oü des mots-valises issus du mouve-ment de l'Éducation nouvelle, structuré au début du XXème siècle, permettent toutes les interprétations et ouvrent la porte à toutes les suspicions :

« L'éléve au centre », n'est-ce pas l'enfant-roi ? « L'enfant actif », n'est-ce pas la totémisation du bricolage au détriment des savoirs élaborés ? L'appel à la « motivation », n'est-ce pas le caprice institutionnalisé ? « L'individualisation », n'est-ce pas l'individualisme ? Et la « personnalisation », l'enfermement dans le donné ? Quant à la « péda-gogie de projet » ne confond-elle pas l'école, qui est faite pour apprendre, avec l'atelier ou l'usine, qui sont faits pour produire ? (Meirieu, 2013, p. 5)2

C'est pourquoi, sans nier, par ailleurs, la nécessité d'une certaine rhétorique pédagogique, le pédagogue doit s'astreindre régulièrement à mettre ses lieux communs à l'épreuve du concept. Il lui revient de passer au crible d'une rigueur informée les « évidences partagées » du discours que nous utilisons par ail-leurs. Sans complaisance, mais sans concession. Pour dissiper, autant que faire se peut, les malentendus. Mais sans illusion, non plus : on n'éradique jamais les malentendus définitivement. D'autres émergent là oü l'on croyait avoir clarifié les choses, dans les replis mêmes de la tentative de clarification. D'autres, encore, résistent ou se déplacent. La tâche n'est ainsi jamais terminée. Heureusement ! Si nous n'avions plus de malentendus à éclaircir, nous n'aurions plus grand-chose à nous dire.

Et c'est pour cela que je vous propose de m'atta-cher à un lieu commun parmi d'autres, un lieu com-mun qui a, aujourd'hui, envahi presque totalement le monde de la formation des enseignants, un lieu commun que l'on ose à peine interroger et que je vais pourtant questionner devant vous : « Enseigner, éduquer seraient d'abord, avant tout, et peut-être même exclusivement, une affaire de compétences à acquérir ».

Il faut toujours se méfier, en effet, en éducation, des mots et des expressions qui ont beaucoup de succès et deviennent facilement des « lieux com-muns ». D'autant plus quand il s'agit d'un mot comme « compétence », très largement utilisé pour gérer de manière technocratique la question de l'« employa-bilité » sur le « marché » du travail. D'autant plus que c'est toujours, comme l'a montré Gaston Bachelard sur le plan épistémologique, que c'est en décon-struisant les « lieux communs » qu'on fait avancer la pensée et progresser la recherche.

J'ai bien conscience de procéder ainsi, pour une part, à une « subversion scandaleuse », mais c'est une subversion à laquelle nous invitaient, dès 1945, les « enseignants révolutionnaires » qui avaient eux-mêmes contribué à élaborer les principaux concepts de l'Éducation nouvelle:

Ne tenez jamais ces pistes et ces lumières comme définitives, ne rétablissez pas les tabous, ne jalon-nez pas de routine les voies nouvelles. Ce qui est scandaleux, ce n'est pas que les éducateurs critiquent et cherchent à améliorer les méthodes de Mme Montessori, de Ferrière, de Decroly, de Piaget, de Washburne, de Dottrens ou de Freinet. Le scan-dale éducatif, c'est qu'il se trouve à nouveau des « fidèles » qui prétendent dresser, à l'endroit même oü ce sont arrêtés ces éducateurs, des chapelles gar-diennes jalouses des nouvelles tables de la loi et des règles magistrales, et qu'on ne comprenne pas que la pensée de Ferrière, de Piaget, de Washburne, de Dottrens ou Freinet est essentiellement mouvante, qu'elle n'est pas aujourd'hui ce qu'elle était il y a dix ans et que, dans dix ans, de nouvelles générations auront germé. (Freinet, 1945, p. 25).

Enseigner aujourd'hui : des défis nouveaux à relever

Sans rentrer dans des détails qui, d'ailleurs, deman-deraient à être très largement nuancés en fonction des situations nationales et sociales très diversifiées de la modernité, je voudrais rappeler brièvement en quoi le paradigme traditionnel de l'enseignement a été mis en échec et nécessite l'introduction de nou-velles approches :

  1. Enseigner a longtemps -et à juste titre- été considéré comme « la capacité à porter le savoir au plus haut degré d'intelligibilité pour autrui »... et cela afin de rendre ce savoir saisissable par l'intelligence d'autrui et, simul-tanément, de contribuer à la structurer.

  2. Ce projet s'est toujours heurté à des résis-tances3. Mais tant que ces résistances étaient considérées comme la part inévitable d'échec, et tolérées tant du point de vue social que politique. ce paradigme («porter le savoir au plus haut degré d'intelligibilité pour autrui ») était considéré comme suffisant pour défi-nir le métier d'enseignant et en structurer la formation.

  3. La modernité éducative est inaugurée par Itard, qui, en 1800, veut, contre toute attente, « éduquer » le « sauvage de l'Aveyron » (consi-déré alors, par tous les experts, comme un « débile de nature ») et par Pestalozzi qui, en 1799, va tenter d'instruire les orphelins de Stans qui, pourtant, le rejettent violemment. Cette modernité éducative fait du postulat d'éducabilité le principe pédagogique par excellence. Sans rien enlever au projet de l'in-telligibilité des savoirs (qui garde évidemment un pouvoir heuristique essentiel), elle remet en question le «principe de l'intelligibilité suffisante ». Il ne suffit pas qu'un savoir soit parfaitement maítrisé et intelligible par le maítre pour qu'il soit transmis.

  4. Notre projet de transmettre se heurte, en effet, à la résistance. de ceux qui semblent ne pas pouvoir apprendre. de ceux qui ne veulent pas apprendre. de ceux qui veulent savoir sans apprendre... de ceux qui n'ont pas construit les conditions nécessaires pour apprendre. de ceux dont le « rapport au savoir » n'est pas pris en compte par l'insti-tution scolaire.

  5. Et cela d'autant plus qu'avec l'évolution de nos sociétés, il n'y a plus superposition entre le projet de l'institution et celui de chacun de ses acteurs dans leur singularité.

  6. Dans ces conditions, face à cette résistance, si nous sommes portés par le postulat de l'édu-cabilité, nous devons échapper à la double tentation : celle de l'abandon fataliste, d'un côté, et celle du passage en force, de l'autre.

  7. Nous sommes donc assignés à construire une professionnalité nouvelle fondée sur l'in-ventivité pédagogique. Si l'enseignant doit « convaincre sans vaincre » et « arraisonner » sans dressage ni violence, il lui faut des com-pétences pédagogiques : des « savoir agir », mobilisant des ressources pour parvenir à ses fins dans des contextes particuliers.

Des compétences nécessaires pour assumer les défis d'enseigner aujourd'hui

Il existe une multitude de « référentiels de com-pétences » qui permettent de fournir un « tableau de bord » à partir duquel former les enseignants à l'exercice de leur métier. J'en présente un ici, dis-cutable comme tous les autres, mais qui est assez représentatif de ce qui est utilisé dans les centres de formation.

Pour pouvoir enseigner efficacement aujourd'hui, un enseignant doit être capable de :

  1. Concevoir et organiser des situations d'ap-prentissage (identifier l'objectif, la tâche, l'obstacle, les contraintes et les ressources en fonction de l'opération mentale à effectuer).

  2. Animer les situations d'apprentissage et intervenir pour soutenir l'engagement de chaque élève.

  3. Aider à formaliser les apprentissages effec-tués : permettre à chaque élève de repérer ce qu'il a appris à travers ce qu'il a fait.

  4. Articuler les situations d'apprentissage pour qu'elles constituent une progression cohé-rente et perceptible par le sujet.

  5. Se servir des ressources matérielles, docu-mentaires et technologiques nécessaires.

  6. Se documenter et travailler en équipe pédagogique.

  7. Participer à la gestion de l'école.

  8. Informer et impliquer les parents.

Former un enseignant en s'attachant à chacune de ces compétences permet de.

  1. Se dégager d'une vision archaique de l'innéisme professionnel.

  2. Ne pas se réfugier dans un ineffable qui cache les complicités culturelles.

  3. Ne pas confondre les objectifs avec les préalables.

  4. Éviter les implicites pédagogiques toujours sélectifs.

  5. Identifier les différents champs d'action possibles du métier.

  6. Construire des curricula (passer d'une logique d'enseignement, oü l'on se contente de jux-taposer des enseignements, à une logique de formation oü l'on travaille avec la personne en termes de développement professionnel).

  7. Penser et mettre en ceuvre le transfert des compétences (utiliser des concepts et modèles en fonction des contextes).

Les atouts d'une approche par compétences pour l'enseignant... et pour 1'élève

La notion de compétence constitue donc, à bien des égards, un progrès essentiel pour la réflexion éducative et la formation des maítres : elle permet d'échapper à toutes les formes de fatalisme et d'en-fermement qui bloquent la démocratisation de l'accés aux savoirs. Évidemment, tout cela « met la barre très haut » : affirmer que tout sujet peut acquérir toutes les compétences possibles et imaginer des moyens pour y parvenir qui soient compatibles avec le respect de sa liberté, n'est pas une mince affaire. C'est probablement plus une « utopie de référence » qu'un objectif à court terme. Plutôt un « principe régulateur » qu'un « principe constitutif », selon la distinction élaborée par Kant4: un peu comme « la beauté » pour l'artiste... Personne ne peut prétendre l'avoir complètement atteinte, car, alors, on ne la chercherait plus. Or, tout le monde continue à la chercher et c'est cette recherche, précisément, qui est à l'ceuvre dans toute l'histoire de l'art !

Par ailleurs, à mille lieues des référents béha-vioristes auxquels on la ramène parfois, la notion de compétence constitue un précieux antidote au primat de la tâche qui menace systématiquement la pédagogie scolaire et la formation des maítres. C'est que l'impérialisme de la tâche est permanent et il faut s'en dégager avec autant de force et de détermination que l'on s'arrache à la fatalité et à la « psychologie des dons ». La tâche, c'est ce sur quoi un sujet se mobilise, ce qu'il voit, qu'il garde en mémoire ou dans ses archives. La tâche, c'est la situation d'apprentissage, le devoir de français, l'exercice de mathématiques - avec son « résultat », vrai ou faux -, le dessin, l'expérience, le match, l'enchaínement de gymnas-tique, la falaise à grimper, etc. La tâche, c'est ce que l'enfant doit « faire » et ce que l'enseignant doit lui « faire faire ». Il doit la faire, parce qu'il l'a déjà vu, qu'il en a une représentation mentale, qu'il sait ce qu'on attend de lui. La tâche, c'est aussi ce qui va fournir, en cas de succès, la satisfaction narcissique et, en cas d'échec, engendrer la déception et contribuer à la dégradation de l'image de soi.

Pourtant, la tâche est fugace, infiniment fugace. Peu d'élèves gardent toute leur vie la totalité de leurs cahiers et devoirs. Très peu gardent le souvenir de toutes les tâches qu'ils ont dü réaliser à l'école. Heureusement, d'ailleurs : il y en a trop et ce n'est pas important ! À vingt ans, on ne se souvient pas de tous les exercices que l'on a effectués pour apprendre à lire, on n'a pas conservé la totalité de ses cahiers de cours préparatoire. Mais l'on sait lire ! Ce qui a été construit, à l'occasion de cette multitude de tâches oubliées, a bien été conservé : c'est devenu une compétence que la personne s'est complètement appropriée, qu'elle met en cuvre librement, à sa propre initiative. C'est là l'essentiel. et c'est ce qui fait que l'apprentissage a réussi.

Voilà précisément ce qui distingue un système de formation d'un système de production. Dans l'usine, l'atelier ou le bureau d'études, on produit des biens matériels ou culturels. L'École, elle, au sens strict, ne « produit » rien. Elle forme. Elle permet à des individus de construire des compétences et, en même temps et indissociablement, d'acquérir le goüt de savoir, le sens de l'analyse et l'esprit critique. Toutes choses qui, précisément, ne sont pas mises en circulation, à la sortie de la classe, dans le système de production. Toutes choses qui relèvent, en réalité, d'habiletés mentales invisibles : invisibles parce que l'observation directe ne permet pas d'en constater

l'existence à coup sür ; invisibles parce que certaines peuvent ne se révéler que longtemps après, et de manière totalement imprévisible.

On a du mal à s'y faire, tant ce renversement, spé-cifique à elle l'École, bouleverse toutes les représenta-tions de la vie courante : un artiste, un contremaítre, un agriculteur ou un imprimeur doivent investir toute leur énergie dans « la tâche ». C'est sur elle qu'ils seront jugés. Un élève ne peut être jugé à ses productions. Ou, alors, on ne comprend pas pourquoi ses enseignants lui interdisent de « copier » ou s'inquiètent quand il parvient à réaliser la tâche par hasard, sur un coup de chance qui ne se reproduira jamais. On ne voit pas pourquoi on devrait s'inté-resser tout autant -et, en réalité, bien plus- à la manière dont l'élève arrive au bout de la piscine ou en haut de la falaise qu'au fait de l'y retrouver le plus rapidement possible. De plus, dans le circuit productif, quelqu'un qui rencontre une difficulté doit avoir la sagesse de renoncer et de s'adresser à plus compétent que lui. Dans l'institution scolaire, la chose est interdite. Ou tolérée à condition, et à condition seulement, que la personne plus compétente aide celle qui est en difficulté à trouver elle-même la solution ou, au moins, à progresser dans sa compréhen-sion des phénomènes, dans sa capacité à surmonter les obstacles. Dans le circuit productif, même si les individus continuent, tout au long de leur carrière, à se perfectionner, leurs compétences préexistent plus ou moins à leur action. À l'École, c'est l'action d'apprendre qui permet d'acquérir les compétences.

Et, dès lors que l'objectif est constitué par des compétences, les performances réalisées par les élèves ne peuvent être considérées que comme des indicateurs, inévitablement approximatifs. Les lin-guistes soulignent qu'une « compétence linguistique » ne garantit jamais la « performance linguistique ». et vice-versa : un sujet peut savoir parler et ne pas réussir à le faire dans des conditions déterminées ; à l'inverse, un sujet peut produire une performance par hasard et sans être capable de la reproduire.

Ainsi comprend-on le statut paradoxal de tout exercice et de toute évaluation scolaires : ils exigent la réalisation d'une performance pour pouvoir en inférer l'existence d'une compétence. Ils focalisent l'attention de celui qui doit apprendre sur une tâche, alors que ce qui est visé c'est une habileté stabilisée que ce dernier ne peut pas, précisément, se représenter avant de l'avoir acquise. Ils donnent à faire ce qui, en réalité, n'a pas vraiment d'importance. sans pouvoir nommer ce qui est vraiment important.

Le sujet ne doit plus placer sa satisfaction dans la réalisation de la tâche mais dans le progrès que le franchissement de l'obstacle lui permettra de faire.

Or, ce décrochage n'a rien d'évident. Il est même, à bien des égards, contre-nature ou, plus exactement, contre toutes les habitudes acquises à l'extérieur de l'École. Le rôle du maítre est donc ici essentiel : il doit, en quelque sorte, empêcher que l'élève puisse « réussir » sans « comprendre ». Cela est d'abord affaire de dispositif. Mais tout dispositif est stérile si le maítre n'accompagne pas l'élève dans un chan-gement essentiel de posture : accepter de placer son plaisir narcissique dans le « comprendre » plutôt que dans le « réussir ». Déplacement fondamental qu'un enfant ne peut effectuer que s'il rencontre un adulte qui témoigne des satisfactions possibles dont ce déplacement est porteur. Et cela, on le voit, n'est pas seulement affaire de dispositif.

On n'insistera donc jamais assez sur la distinction principielle, constitutive de l'institution sco-laire, entre la tâche et la compétence : un enseignant ne peut faire classe sans énoncer clairement les consignes concernant les tâches à accomplir. Mais il ne peut « faire aile l'École » sans désigner et évaluer les compétences que les élèves doivent maítriser. La distinction entre « tâche » et « compétence », la désintrication permanente entre ces deux réalités est, à ce titre, un objet de travail essentiel, tout à la fois, de la formation des enseignants et de la pratique quotidienne de la classe avec les élèves.

Enfin, il faut insister sur le fait que la compé-tence est un outil précieux pour penser le transfert. Si l'École n'apprenait qu'à réussir en classe, elle constituerait, de toute évidence, un investissement considérable pour un intérêt extrêmement minime. À l'École, en effet, on doit apprendre des choses qui pourront être réutilisées à l'extérieur, dans un autre contexte. C'est pourquoi il y est encore plus important de « savoir qu'on sait » que de « savoir ». Car, celui qui sait sans savoir qu'il sait doit attendre qu'on lui demande de restituer ce qu'il a appris pour l'utiliser. Celui qui « sait qu'il sait », en revanche, n'est plus dépendant de l'interrogation du maítre : il peut prendre l'initiative de mettre ses compétences en action.

Mais encore faut-il qu'il s'en serve à bon escient, que la compétence qu'il a construite soit utilisée dans une famille de situations pour laquelle elle est pertinente et efficace. Une compétence est une clé qui ne fonctionne pas indifféremment avec toutes les serrures. Ainsi en est-il, par exemple, pour la compé-tence que peut avoir un conducteur d'une automobile à prendre de l'information dans son environnement visuel et sonore afin d'ajuster sa vitesse et de maí-triser sa direction. Cette compétence, pourrait-on penser, est la même que celle du conducteur d'un bateau, du cycliste, voire du skieur... Ce dernier, en 'Oeffet, doit bien prendre des informations en temps réel sur l'état de la neige et de la pente et les répercuter en décisions immédiates dans le mouvement de son corps pour gérer au mieux sa descente. Mais, à y regarder de près, il ne peut s'agir là d'une sorte de « compétence générale » -ce qu'on a pu nom-mer parfois une « capacité »- qui se formulerait de manière transversale, indépendamment des contenus qu'elle met en cuvre : « prendre des informations dans son environnement pour ajuster sa trajectoire ». Les informations à saisir quand on conduit ou quand on skie ne relèvent pas du même corpus de connais-sances et, s'il y a une proximité formelle entre les procédures, c'est en raison d'un rapprochement a posteriori. Impossible, comme l'a montré Vygotsky (1985, p. 111), d'apprendre cette « capacité » in abstracto, indépendamment de tout contenu, de toute situation précise. et de « l'habiller » ensuite avec différents contenus.

La notion de compétence, bien utilisée, permet donc de penser le difficile problème du transfert de connaissances. Construire une compétence, c'est devenir capable de résoudre précisément un pro-blème donné dans une situation donnée. Parce qu'on a analysé la situation, on peut réagir de manière pertinente à cette situation. Et parce qu'on a été capable de cette analyse, on devient capable d'utiliser aussi cette compétence dans d'autres situations oü elle s'avèrera aussi pertinente. La compétence reste toujours locale, mais elle peut être utilisée à bon escient dans d'autres lieux. C'est son niveau d'expertise qui en garantit la transférabilité. Plus je suis expert dans une compé-tence spécifique, c'est-à-dire, plus je comprends ce que je fais en construisant cette compétence, plus je deviens compétent. Et, donc, plus je deviens capable de construire de nouvelles compétences. C'est cet « effet boule de neige » qui donne le sentiment que des acquisitions dans un domaine peuvent se réper-cuter dans un autre.

Les limites de la notion de

« compétence » pour penser le

métier d'enseignant et y former

Le premier danger, bien sür, inhérent à l'usage systé-matique de la notion de « compétence » est d'oublier le principe d'« intelligibilité nécessaire ». Mais on peut aussi :

  1. oublier les enjeux de l'entreprise éducative (éduquer n'est pas fabriquer),

  2. négliger les apports inestimables de l'histoire de la pédagogie,

  3. Ignorer que beaucoup de choses se jouent avec des micro-gestes, dans l'urgence et l'incertitude,

  4. laisser se tarir l'inventivité en croyant que tout est dans les « compétences » et qu'il suffit de comprendre les problèmes pour obtenir les solutions,

  5. aller vers l'atomisation, la prolétarisation et la perte d'identité du métier,

  6. basculer de la logique de l'institution (construite sur des valeurs) à la logique de service (pour satisfaire les intérêts individuels).

Et il ne faut surtout pas oublier que, de même qu'aucun métier ne se réduit à la somme des compé-tences nécessaires pour l'exercer, aucun savoir ne se réduit à la somme des compétences nécessaires pour le maítriser. Les compétences graphiques, scripturales, orthographiques, grammaticales suffisent-elles pour entrer dans une culture lettrée ? Je n'en crois rien, car entrer dans l'écrit, c'est être capable de transformer les contraintes de la langue en res-sources pour la pensée. C'est être capable d'entrer dans une « cuvre » et, à son tour, d'en créer une.

Ce jeu entre contraintes et ressources relève d'un travail pédagogique irréductible à l'accumulation de savoir-faire et à la pratique d'exercices mécaniques. Il renvoie à la capacité à inventer des situations généra-trices de sens, qui articulent étroitement découverte et formalisation. Or, dans certains pays, nous nous éloignons aujourd'hui à grands pas de cela avec des livrets de compétences qui juxtaposent des compé-tences aussi différentes que « savoir faire preuve de créativité » et « savoir attacher une pièce jointe à un courriel ». Que peut bien signifier alors « l'élève a 60 % des compétences requises » ? La notion de compétence renvoie tantôt à des savoirs techniques reproductibles, tantôt à des capacités invérifiables dont personne ne cherche à savoir comment elles se forment. Ces référentiels atomisent la notion même de culture et font perdre de vue la formation à la capacité essentielle à mes yeux, la capacité de penser.

Ne jamais perdre de vue les finalités et toujours y revenir : qu'est-ce qui vaut la peine d'étre enseigné aujourd'hui ? Ce qui unit et ce qui libere...

Face à la montée de toutes les dérives de la modernité, la réponse qu'Olivier Reboul faisait, il y a quarante ans, à la question « Qu'est-ce qui doit fonder l'éducation ? » (Reboul, 1989) reste, plus que jamais, d'ac-tualité : « Ce qui unit et ce qui libère ». Nous avons en effet, tout à la fois, besoin d'unité -de commun sans communautarisme- comme nous avons besoin de liberté -d'individus sans individualisme. Nous avons besoin de nous redécouvrir semblables et de trouver la force de nous affirmer différents.

On sait que l'École s'est largement construite sur la conviction que les savoirs unissent alors que les croyances séparent. Cela reste, évidemment, fondateur : parce qu'ils sont validés et reconnus, les savoirs nous rassemblent et, même s'ils n'éradiquent pas automatiquement les croyances, ils stabilisent les relations des humains sur des bases qui leur per-mettent de ne pas se précipiter les uns sur les autres pour se détruire. Partager des savoirs, c'est déjà accepter une commune vérité qui peut permettre de confronter les croyances sans s'agresser. Mais encore faut-il que le maítre qui invite l'élève à distinguer les savoirs de ses croyances n'enseigne pas ses propres savoirs comme des croyances. Vieux défi pédagogique dont Jules Ferry lui-même était particulièrement conscient, lui qui invitait les instituteurs à s'inspirer des « méthodes actives » de Pestalozzi (Buisson, 2016). Et enjeu de tous les jours, dans toutes les classes, sur le moindre des apprentissages proposés : « Ce que je dis là n'est pas une opinion. À l'École, on ne se justifie pas, mais on justifie. Et ce n'est jamais celui qui crie le plus fort ou séduit le plus qui a raison, mais celui qui démontre le mieux. » (s.p.) Propos essentiel et qui sera d'autant plus entendu que l'expérience commune viendra arbitrer entre les positions des uns et des autres.

Reste que les élèves ne sont pas réductibles à leur seule activité cognitive : ce sont des êtres qui vivent d'inquiétudes et d'espérances, de questions qui les taraudent et de passions qui les animent. La tradition cartésienne, même si elle permet de faire de « l'inte-rargumentation rationnelle » le principe régulateur du débat public, ne peut décréter l'abolition de cette vie psychique chaotique. La culture peut, en revanche, lui donner forme et en faire un puissant moyen de rencontre entre les êtres. L'art, la littérature, la philosophie nous permettent, en effet, de nous décou-vrir fils et filles des mêmes questions fondatrices. Et, si nous ne partageons pas les mêmes réponses, au moins nous reconnaissons-nous, à travers nos interrogations, comme parties prenantes ensemble de « l'humaine condition ». Que nous apprend la figure de l'ogre dans les contes de notre enfance, si ce n'est qu'il est bien difficile d'aimer quelqu'un sans le dévorer ? Et celui qui prétendrait détenir la solution définitive pour associer miraculeusement l'amour et la liberté serait évidemment un imposteur. À question commune, réponses particulières et possibilité, donc, de confronter nos positions réciproques sans s'ex-clure les uns les autres du cercle de l'humain. Car la rencontre avec la littérature et les Humanités permet la confrontation avec le commun des singuliers. et c'est par là que passe l'apprentissage de l'empathie dont Martha Nussbaum montre bien qu'elle est la « passion démocratique » par excellence (Nussbaum, 2011).

Ainsi l'École peut-elle créer du commun : elle le peut par la manière dont elle transmet des savoirs ; elle le peut en promouvant les activités artistiques et culturelles ; elle le peut en pratiquant une péda-gogie coopérative oü l'implication de chacune et de chacun permet la réussite de tous. Elle le peut, aussi, en faisant de la dimension écologique des savoirs un élément structurant de la découverte de la solida-rité profonde qui nous lie au sein et avec la « Terre Patrie », comme dit Edgar Morin (2010). Le commun se construit à l'École car, dans notre société républi-caine, l'École n'est pas simplement le lieu oü chacun apprend, c'est le lieu oü l'on apprend ensemble et oü, par l'apprentissage, on apprend à faire société.

Mais, si l'éducation est découverte de ce qui unit les humains, elle est aussi, et simultanément, appren-tissage de ce qui les libère : ce qui libère de l'égocen-trisme initial et de l'immédiateté de la pulsion, ce qui libère du fantasme de la toute-puissance et de la soumission aveugle au pouvoir, ce qui libère des préjugés et des stéréotypes, ce qui libère de tous les enfermements et, en particulier, de l'emprise des gourous qui fournissent identité et sécurité au prix, terrible, de l'abdication de toute liberté.

Pour cela, l'École doit s'assumer délibérément comme un espace de décélération. Loin de la prime à la réponse rapide, elle doit promouvoir la réflexivité critique. Elle doit imposer le sursis à la pulsion et à la réponse immédiate pour mettre à profit ce temps afin d'anticiper, d'échanger, de se documenter, de réflé-chir. bref, d'apprendre à penser. Nous en sommes loin, nous qui courons toujours dans les couloirs et après les programmes, qui fuyons le silence comme la peste et notons un devoir définitivement sans laisser à l'élève la possibilité de profiter de nos conseils pour l'améliorer. Face à l'immédiateté du « tout - tout de suite » que la machinerie publicitaire et technolo-gique promeut systématiquement, l'École doit jouer délibérément un rôle thermostatique. Ni rejet brutal de la réaction de l'élève, ni acceptation démagogique de son opinion, mais mise en suspens : « Prenons le temps d'y réfléchir. ». C'est ainsi seulement qu'elle contribuera à apprendre aux enfants et adolescents à résister aux séductions de toutes sortes. Séductions marchandes ou claniques. Mais aussi séductions idéologiques de toutes les formes de totalitarisme.

On me trouvera sans doute naif : comment ce qui apparaít comme de la « cuisine pédagogique » peut-il lutter contre l'islamisme djihadiste, sa propagande et ses réseaux ? C'est qu'en matière éducative, nous ne voyons jamais vraiment les résultats de nos actes et, a fortiori, ce que nous avons contribué à empêcher. Chacun de nos élèves peut faire basculer le monde. Ou, tout le moins, nous devons « faire comme si ».

Pourtant, nous hésitons encore : car le péda-gogue, comme tout le monde aujourd'hui, se trouve confronté à une question à la fois très simple et terriblement complexe, la question qui met en échec Socrate lui-même dans les toutes premières lignes de La République: comment se faire entendre de celui qui ne veut rien entendre ? Ou encore : comment faire entendre raison à celui qui n'a pas choisi la raison ? Question banale et quotidienne, mais si difficile que nous préférons parfois systématiser les explications pathologiques plutôt que de la regarder en face. Or, précisément, le radicalisme djihadiste pose cette question en un passage à la limite qui nous réinter-roge sur notre projet de société.

Le pire, en effet, c'est que nous avons des réponses à cette question, les réponses de nos adversaires : l'in-timidation, l'embrigadement et l'emprise, mais aussi toutes les camisoles technologiques et chimiques. Des réponses justement strictement limitées par nos principes démocratiques : nous pouvons nous protéger de la violence barbare, mais n'avons pas le droit de « faire entendre raison » aux humains par la contrainte systématique. En matière de convictions, il nous faut convaincre sans vaincre. C'est là la fra-gilité de notre démocratie, mais aussi sa légitimité et ce qui fait sa formidable force d'attraction pour les peuples. Que nous perdions cette force et notre société s'effondre.

C'est dire que la démocratie est assignée à faire de l'éducation sa priorité. Elle est assignée à la péda-gogie. À revisiter son histoire et ses apports, à faire preuve, dans ce domaine, d'inventivité inlassable. Il faudra y penser en cette rentrée. Pour que nos enfants apprennent patiemment la vertu du débat démocratique. Et pour que les croyances haineuses et les réactions identitaires ne viennent pas balayer tout espoir. À l'École comme ailleurs.

Un nouveau paradigme pour la formation initiale et continue des enseignants : « se faire acteur de cohérence »

  1. Premier principe: ne jamais perdre de vue les finalités: ce qui vaut la peine d'être enseigné est ce qui unit et ce qui libère.

  2. Deuxième principe : parcourir sans cesse la chame dans les deux sens, des finalités aux pratiques: incarner les finalités dans les pratiques. Référer les pratiques aux finalités. Car la cohérence entre les finalités et les pratiques n'est jamais donnée d'emblée, elle est à construire sans cesse.

  3. Troisièmeprincipe: s'interroger toujours, pour inventer des situations, sur l'opération mentale à susciter et sur les conditions de son émer-gence. Entre l'objectif et la situation, l'opération mentale est une hypothèse opératoire qui permet l'inventivité.

  4. Quatrième principe: alterner, en permanence, les situations oú l'on est en position d'ensei-gnant et les situations oú l'on est en position d'« enseigné»: se mettre en position de centra-tion / décentration pour intérioriser l'exigence d'intelligibilité, comprendre les résistances et apprendre à les surmonter.

  5. Cinquième principe: identifier les compétences acquises dans ce processus, les formaliser, les confronter aux référentiels. Car savoir qu'on sait, c'est bien plus que savoir.

  6. Sixième principe :v~evenir sans cesse aux finalités afin d'etre « facteur de cohérence ».

Car, le problème de notre démocratie, le problème de nous autres, adultes, à l'égard des générations qui viennent, c'est bien celui de la parole tenue. Comment pouvons-nous demander aux jeunes de tenir parole, d'être loyaux, fidèles dans leurs engagements dès lors que nous oscillons en permanence, dans nos réactions familiales, éducatives et politiques, entre l'au-toritarisme et le laxisme ? Comment pouvons-nous demander aux jeunes de se construire dès lors que nous peinons à mettre en cohérence nos finalités et nos pratiques, jusqu'à parfois s'engouffrer dans la béance entre les deux?

Car, ne croyons pas, mes amis, que la cohérence entre les finalités et les pratiques est quelque chose de facile, ne croyons pas que c'est quelque chose qui nous serait donné simplement à proportion de notre bonne volonté. Beaucoup de nos institutions, en effet, annoncent des finalités générales et généreuses pendant qu'elles reproduisent des pratiques au moindre coüt. On se satisfait ainsi sur le plan narcissique par un affichage de belles intentions, tandis qu'on se satisfait sur le plan économique par la reproduction de l'identique.

Entre les finalités et les pratiques, il nous faut construire obstinément de la cohérence. La cohé-rence, c'est peut-être ce qu'il y a aujourd'hui de plus subversif. Il faut se tourner sans cesse vers ceux et celles que nous avons élus, vers ceux et celles qui annoncent des formidables finalités et leur demander fermement : « Mais pourquoi donc ne faitesvous pas ce que vous dites ? » Et, bien sür, ce qui vaut pour le politique, vaut aussi pour nous au quotidien, tant nous peinons nous-mêmes à mettre en cohérence nos convictions et nos pratiques.

Parcourir sans cesse la chaíne dans les deux sens, se demander en permanence comment nos finalités peuvent s'incarner dans nos pratiques et en quoi nos pratiques reflètent nos finalités, interroger en permanence, dans cet aller-retour incessant et laborieux, la cohérence de notre engagement, c'est, je crois, une des conditions fondamentales pour crédibiliser toute forme de démocratie, que ce soit au sein de chacune de nos associations, au sein de chacune de nos institutions, au sein de chaque classe, au sein de chaque famille. Et ne croyons pas que cela est facile : nous sommes toujours tentés de trouver des excuses et des échappatoires, nous sommes toujours tentés de juxtaposer des beaux discours et des pratiques médiocres, nous sommes tou-jours tentés de nous réfugier dans les circonvolutions de justifications conjoncturelles. Et puis, il ne faudrait pas croire que les pratiques sont contenues dans les finalités comme les noix dans leurs coquilles : les pratiques relèvent toujours d'un travail d'invention, elles requièrent, tout à la fois, de l'imagination et de l'obstination, de la réflexion et de la confrontation, à chaque échelon, à chaque niveau ; c'est ce qu'on fait toutes les grandes figures de la l'éducation, c'est ce à quoi nous sommes assignés aujourd'hui. Ce travail qui fait de nous des « acteurs de cohérence » est fon-dateur, essentiel. Pour nous-mêmes, bien sür, mais aussi pour les jeunes générations : parce que si nous n'incarnons pas cet effort de cohérence inventive, de fidélité à nos idéaux, nous nous décrédibilisons, nous ne pouvons plus rien exiger, nous laissons triompher, tout à la fois, l'hypocrisie et la désespérance, le car-riérisme et le populisme.

En guise de conclusion : reconstruire la « table ronde »

Écoutons ce que dit, à ce sujet, Marcel Mauss en conclusion de son bel

Essai sur le don : « Pour commencer, il fallut d'abord savoir poser les lances. C'est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su, et c'est ainsi que demain les nations et les individus doivent savoir s'opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C'est là un des secrets perma-nents de leur sagesse. [...] Les Chroniques d'Arthur racontent comment le roi, avec l'aide d'un charpentier de Cornouailles, inventa cette merveille de la cour : la table miraculeuse autour de laquelle les chevaliers ne se battirent plus. [...] Il est inutile d'aller chercher plus loin quel est le bien et le bon-heur. Il est là, dans la paix partagée et le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement. Il est dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l'éducation enseigne ». (Mauss, 1957, p. 279).

Mais nous n'avons plus sous la main le charpentier de Cornouailles. Nous le cherchons désespérément et Hannah Arendt nous dit à quel point il est difficile à trouver quand, dans Condition de l'homme moderne, elle nous explique que « le monde commun, qui nous rassemble mais aussi nous empêche de tomber les uns sur les autres, a progressivement disparu ». Elle précise :

Le monde qui est entre nous n'a plus le pouvoir de nous rassembler, de nous relier, ni de nous séparer d'ailleurs. Étrange situation qui évoque une séance de spiritisme oü les adeptes, victimes d'un tour de magie, verraient leur table soudain disparaítre, les personnes assises les unes en face des autres n'étant plus séparées ni reliées par quoi que ce soit de tangible. (Arendt, 2002, p. 127).

Et, effectivement, nous n'avons plus de table. Plus de table pour nous relier et nous séparer, pour structurer nos échanges, pour nous inviter à poser nos lances à l'entrée... poser nos lances, entrer dans le « symbolique », le symbolon - le « sans javelot » -, c'està-dire dans la parole, la parole argumentée, la parole qui respecte l'autre et l'engage à construire le monde ensemble. La parole qui nous permet, autour de la table, de ne pas nous précipiter les uns sur les autres jusqu'à l'anéantissement réciproque, mais de reconnaítre que nous participons déjà d'un « commun » et que nous pouvons poursuivre nos échanges pour le prolonger et faire ensemble un monde meilleur.

Alors, faute du retour du charpentier de Cor-nouailles, de quoi disposons-nous pour construire cette table ? Des professeurs et de l'éducation. De l'éducation et des professeurs. Acteurs essentiels, pour aujourd'hui et pour demain, d'une démocratie à visage humain

Bibliographie

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1Daniel Hameline propose une théorie des « lieux communs pédagogiques » à laquelle je renvoie : dans le « lieu commun », explique-t-il, « l'argumentation s'échafaude entre le truisme et l'évidence » (1986, p. 63) ; et « c'est le slogan lui-même qui, au prix du malentendu latent, permet l'unité d'action » (1986, p. 64).

2Sur cette histoire, voir mon ouvrage Pédagogie: des lieux com -muns aux concepts clés.

3C'est ce que j'ai nommé dans mes travaux « le moment péda-gogique » (Meirieu, 1995).

4 Kant (trad. en 1968) distingue les « principes constitutifs », qui sont objets de certitude, des « principes régulateurs », qui soutiennent l'effort de la pensée, lui interdisent de se satisfaire de solutions provisoires, l'empêchent d'espérer un possible achèvement de son projet, sans la démobiliser pour autant.

Para citar este artículo: Meirieu, P. (2019). Richesses et limites de l'approche par «compétences» de l'exercice du métier d'enseignant aujourd'hui. Pedagogía y Saberes, 50, 85-96

Received: April 08, 2018; Accepted: June 25, 2018

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