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Cuadernos de Desarrollo Rural

Print version ISSN 0122-1450

Cuad. Desarro. Rural vol.12 no.76 Bogotá July/Dec. 2015

https://doi.org/10.11144/Javeriana.cdr12-76.ramp 

Du réclamation act de 1902 aux mega-projets fédéraux. Une perspective socio-historique sur la genèse des politiques hydriques aux USA: le cas de l'Ouest étasunien

La reclamación del acto de 1992 a los mega-proyectos federales. Una perspectiva socio-histórica sobre la creación de las políticas hídricas en los Estados Unidos: el caso del oeste estadounidense

The Claim of 1992 Act to Federal Mega-Projects. A Socio-Historical Perspective on the Creation of Water Policies in the United States: The Western United States Case

A reclamação do facto de 1992 aos megaprojetos federais. Uma perspectiva sócio-histórica sobre a criação das políticas hídricas nos Estados Unidos: o caso do oeste estadunidense

Joan Cortinas Muñoz*
Murielle Coeurdray**
Franck Poupeau***

*Investigador post-doctoral UMI Iglobes, Universidad de Arizona/CNRS, Estados Unidos. Correo electrónico: joancortinasmunoz@gmail.com
**UMI Iglobes, University of Arizona/CNRS. Correo electrónico: mcoeurdray@email.arizona.edu
***UMI Iglobes, University of Arizona/CNRS. Correo electrónico: franckpoupeau@email.arizona.edu

Recibido: 2015-03-18 Aprobado: 2015-09-18 Disponible línea: 2015-10-01


Cómo citar este artículo

Cortinas Muñoz, J., Coeurdray, M., & Poupeau, F. (2015). Du reclamation act de 1902 aux mega-projets federaux Une perspective socio-historique sur la genèse des politiques hydriques aux USA : le cas de l'Ouest étasunien. Cuadernos de Desarrollo Rural, 12(76), 135-153. http://dx.doi.org/10.11144/Javeriana.cdr12-76.ramp


Résumé

Cet article se propose d'apporter un éclairage aux problèmes de pénurie d'eau que vit actuellement l'ouest des Etats-Unis. A travers un travail de reconstitution historique des politiques hydriques de la région, l'article défend l'idée que la pénurie d'eau actuelle doit se comprendre, en partie, comme le résultat de l'action des élites économiques, politiques et administratives qui ont conçu les politiques hydriques aux USA. Plus concrètement, la pénurie d'eau, au-delà du cycle de sécheresse actuel, est le résultat de la production d'une vision du développement économique traversée par des intérêts et des logiques contradictoires relatifs à l'exploitation des ressources naturelles, largement conçue comme un facteur déterminant de croissance.


Resumen

Este artículo se propone arrojar una luz sobre los problemas de escasez de agua que vive actualmente el oeste de los Estados Unidos. A través de un trabajo de reconstitución histórica de las políticas hídricas de la región, el artículo defiende la idea de que la escasez de agua actual debe comprenderse, en parte como el resultado de la acción de las elites económicas, políticas y administrativas que han concebido las políticas hídricas en los Estados Unidos. Más concretamente la escasez de agua, más allá del ciclo de sequía actual, es el resultado de la producción de una visión del desarrollo económico atravesado por los intereses y las lógicas contradictorias relativas a la explotación de los recursos naturales, ampliamente concebida como un factor determinante de crecimiento.

Palabras claves: políticas hídricas, Estados Unidos, recurso económico, escasez del agua


Abstract

This article proposes to shed some light on the water scarcity problems that the western United States are currently going through. Through the historical reconstruction of the water policies of the region, this article defends the idea that the current water scarcity must be understood to certain extent as the result of the action of the economic, politic, and management elites which created the water policies in the United States. To be more specific, beyond the current drought cycle, the water scarcity is the result of the production of a vision of economic development -widely considered as a determinant growth factor- interspersed by the interests and contradictory logics related to the exploitation of natural resources.

Keywords: water policies; United States; economic resources; water scarcity


Resumo

Este artigo objetiva lancar luz sobre os problemas de escassez de água que atualmente vive o oeste dos Estados Unidos. Através de trabalho de reconstituicáo histórica das políticas hídricas da regiáo, o artigo defende a ideia de que a escassez atual de água deve se compreender, em parte, como resultado da acáo das elites económicas, políticas e administrativas que conceberam as políticas hídricas nos Estados Unidos. Mais concretamente, a escassez de água, mais para além do ciclo de seca atual, é resultado da producáo de uma visáo do desenvolvimento económico atravessado pelos interesses e as lógicas contraditórias relativas á exploracáo dos recursos naturais, amplamente concebida como fator determinante de acréscimo.

Palavras-chave: políticas hídricas, Estados Unidos, recurso económico, escassez de água


Introduction

La pénurie d'eau qui touche l'Ouest étasunien au début des années 2010 n'est pas un phénomène totalement nouveau. Elle était déjà présente et crainte au XIX siècle, comme l'exprimait du reste John Powell, le chef des premières missions exploratoires du Grand Canyon, en 1893:

When all the rivers are used, when all the creeks in the ravines, when all the brooks, when all the springs are used, when all the reservoirs along the streams are used, when all the canyon waters are taken up, when all the artesian waters are taken up, and when all the wells are sunk or dug that in all this arid region, there is still no sufficient water to irrigate all this arid region.

Il pointe là les dangers d'un usage incontrôlé des ressources naturelles rares, mis au service du développement économique de l'Ouest: il n'est donc peut-être pas inutile de revenir sur les forces historiques et sociales qui ont contribué à construire le système technique de la gestion de l'eau dans une région que rien ne prédisposait à devenir le «grenier» des Etats-Unis.

L'approche développée ici, qui se base sur une histoire sociale des politiques de l'eau, se départit des paradigmes actuels des études politiques sur la gouvernance de l'eau: on ne peut pas faire, en effet, comme si tout avait été négocié et résolu au niveau local par des «acteurs locaux», comme Elinor Ostrom, le Prix Nobel de l'économie, l'écrit dans Governing the commons (1990) ou comme les recherches appliquées qui se focalisent sur le domaine local essayent de le faire. Il s'agit des'attacher bien plutôt à l'action des élites économiques, politiques et administratives qui ont conçu des coalitions opportunistes pour imposer leurs intérêts et leur vision du monde, et à travers elle, au rôle que l'Etat a joué dans la régulation des ressources, en général, et le développement de l'Ouest américain en particulier.

Cet article prend donc pour objet la genèse des politiques hydriques à l'Ouest des Etats-Unis, entre la fin du XIX siècle et les années 1920, en prenant appui sur une revue de la littérature existante, la collecte d'informations et de données secondaires, la consultation des archives relatives aux protagonistes des conflits ainsi que sur la littérature grise qui s'y rapporte. Il constitue la première partie d'une enquête en cours qui retrace la construction des politiques hydriques aux USA et la façon dont elle induit les mesures de gestion de la sécheresse.

I. De l'eau pour un «nouveau pays»

I.I. Projets d'irrigation et crise économique

La première politique hydrique étasunienne au niveau fédéral naît avec le Reclamation Act voté par le Congrès en 1902. Cette loi est le produit d'un travail de mobilisation autour des problèmes d'eau dans l'Ouest - notamment la Californie-, promu et piloté par les pouvoirs économiques de la région, en alliance avec des avocats d'affaires bien connectés avec certains cercles économiques et surtout politiques de Washington. Ce sont les mêmes pouvoirs économiques qui, quelques années auparavant, avaient lutté contre les propositions et le pouvoir de Powell (Worster, 2001). A partir de 1890, leur nouvelle stratégie répond à deux séries de contraintes: le fonctionnement de la structure économique de l'Ouest étasunien telle qu'elle s'est constituée dans les années 1860; les effets des aléas climatiques, notamment la sécheresse, sur le fonctionnement même de cette structure.

A la fin du XIX siècle, les terres de l'Ouest des USA sont en effet majoritairement aux mains de grandes compagnies ferroviaires, de banques et autres grands propriétaires terriens qui les vendront par la suite aux fermiers. Cette période voit la transformation d'une agriculture de subsistance en une agriculture commerciale où la valeur d'échange des produits agricoles constitue désormais la condition de survie des producteurs (Hofstadter, 1955, p. 39). La pratique de ces producteurs est fortement orientée vers le marché; ils prennent énormément de risques financiers pour mécaniser les fermes dans un contexte où les compagnies ferroviaires décident des tarifs, souvent abusifs, qu'elles appliquent pour le transport des marchandises. L'économie de l'Ouest, à cette époque, présente, en outre, un caractère hautement spéculatif: les terres subissent un turn over important promu par les grands propriétaires terriens mais aussi par les propres fermiers qui envisagent leurs fermes comme des marchandises (Hofstadter, 1955, pp. 43-54).

Cette dimension spéculative de la structure économique de l'Ouest connaît son apogée entre 1870 et 1887, avec un boom foncier qui fait monter la valeur des terres et des fermes de façon exponentielle. Cette bulle foncière éclate en 1887: la structure économique existante s'effondre en raison de la sécheresse de l'hiver i887 qui affecte un tiers de l'Ouest; la chute des prix des fermes s'accompagne d'une disparation de la confiance nécessaire pour le fonctionnement de tout marché spéculatif (Hofstadter, 1955, p. 57). Les conséquences en sont une perte de valeur du foncier sans précédent, un exode de la population vers les villes et un taux de non remboursement des crédits très élevé chez les fermiers. Cette situation explique pourquoi le pouvoir économique de la région (banques, compagnies ferroviaires, grands producteurs et fournisseurs des produits consommés par les fermiers) se tourne alors vers la promotion des projets d'irrigation fédéraux. Les compagnies ferroviaires, en particulier, soutiennent ces projets pour mettre en valeur leurs terres et augmenter ainsi le trafic: conscientes que la production minière, en dépit de sa rentabilité, ne suffit pas à maintenir leur propre expansion, elles voient dans l'arrivée de nouveaux occupants la meilleure façon de transformer l'Ouest en un nouvel Eldorado économique (Worster, 2001, p. 483).

Enfin, les leaders financiers de San Francisco voient dans les projets d'irrigation la possibilité de développer une économie planifiée et moins assujettie aux aléas des crises, et des fluctuations climatiques (Pisani, 1984, p. 296). D'autres producteurs et fournisseurs industriels de l'Ouest tels que le National Board of Trade, le National Business Men's League et la National Association of Manufacturers font partie decette coalition d'intérêts. Ces agents économiques s'appuient sur deux avocats d'affaires réputés de l'Ouest, très bien connectés aux milieux des affaires et aux élites politiques de la région. Le premier, George H. Maxwell, sera le fondateur et dirigeant de la National Irrigation Association en 1897, une institution faisant du lobby auprès du Congrès pour promouvoir des projets d'irrigation au niveau fédéral. Le second, Francis G. Newlands, congressiste depuis 1893, sera le promoteur au sein du Congrès d'une politique d'irrigation fédérale.

Maxwell partage les idées des réformateurs issus des couches moyennes urbaines qui s'investissent dans des croisades réformatrices afin de rétablir les valeurs et les conditions de vie qui se dégradent dans les villes industrielles -notamment le déclin de la famille, le développement des maladies et la surpopulation des villes-, et qui risquent de mener sinon à la révolution prolétarienne, du moins à des troubles sociaux (Hofstadter, 1955; Topalov, 1988). Il s'agit de promouvoir un pays de petits propriétaires basé sur l'idée des homecraft des frères Cadbury (Lovett, 2000): un pay soù chaque famille possèderait sa maison dans un environnement sain, où le contact avec la terre et la production agricole familiale seraient l'objectif et la motivation des travailleurs. Pour Maxwell, une terre de petits propriétaires dans l'Ouest est une issue pour "l'armée" des sans-travail des grandes villes américaines dont le potentiel révolution naire est fortement craint par les élites économiques et politiques de la période:

We believe that, as a Nation, we should be less absorbed with in Making Money, and should pay more heed to raising up and training men who will be Law-Abiding Citizens: that the welfare of our workers is of more consequence than the more accumulation of wealth: and that stability of national character and of social and business conditions is of greater importance to the people of this country as a whole than any other one question that is now before them (Maxwell, in Pisani, 2002, p. 28).

Pour Newlands en revanche, il s'agit moins de défendre les idées d'un mouvement réformateur que de promouvoir une alternative pour l'irrigation, dont il avait auparavant expérimenté la pertinence. Ainsi, à la fin des années 1880, il avait promu le Truckee Irrigation Project, un projet privé qui avait échoué, entre autres, faute de pouvoir mettre d'accord les intérêts divergents des multiples propriétaires terriens (Hays, 1999, p. 12). En outre, pour Newlands, le développement de l'agriculture et l'élevage étaient le seul espoir de développement économique de son Etat, le Nevada. Mais au final, comme Maxwell, son action contribue à la mise en place d'une coalition de groupes économiques et d'institutions agissant sur la formation des politiques hydriques.

1.2. Le Reclamation Act de 1902

La campagne de lobby menée par la coalition des grands propriétaires terriens de l'Ouest et des avocats à succès trouve un écho favorable auprès du Congrès: le vote du Reclamation Act de 1902 institue ainsi le Reclamation Service qui deviendra, en 1923, le Bureau of Reclamation. La constitution d'un problème porté par cette coalition d'élites de l'Ouest en un problème public -à savoir d'un problème reconnu et pris en compte pour l'élaboration d'une action publique-, est lié à deux facteurs. Le premier, et plus important, concerne le champ bureaucratique: au cours de cette période, qui a pu être qualifiée comme le début du capitalisme politique (Kolko, 1963), se produit une alliance forte entre le pouvoir économique du big business d'une part, et le pouvoir politique du Congrès et du gouvernement d'autre part, pour faire face aux «dangers» qui pouvaient les mettre conjointement en péril :

There were disturbing grouping sever since the end of the Civil War: agrarian discontent, violence and strikes, a Populistmovement, the rise of Socialist party that, seemed, for a time, to have an unlimited growth potential. [...] The political capitalism of the progressive Era was designed to meet those potential threats, as well as the immediate expression of democratic discontent in the States. National progressivism was able to shot-circuit state progressivism, to hold nascent radicalism in check by funding the illusion of its leaders -leaders who could not tell the difference between federal regulation of business and federal regulation for business (Kolko, 1963, p. 285).

Dans l'Ouest, la montée en flèche du populisme à partir de 1880 menace non seulement les élites économiques mais aussi les partis en place, Républicain comme Démocrate (Lash, 1991). Ce parti-mouvement trouve son succès au sein des Etats de l'Ouest où les fermiers vivent d'énormes difficultés du fait de l'instabilité des prix des produits agricoles, des taux élevés d'endettement qui pèsent sur l'achat de leurs terres et des problèmes de transport empêchant une bonne circulation des marchandises. Ces agriculteurs et éleveurs fortement endettés, et dont les productions perdent de la valeur sur les marchés, soutiennent le parti le plus susceptible de défendre leurs intérêts contre ceux des banques et autres compagnies ferroviaires, accusées de tous les maux de ces fermiers (Hofstadter, 1955, p. 64).

Mais au-delà du pouvoir économique local qui se trouve directement visé par les propositions des populistes, c'est l'hégémonie même des partis Républicain et Démocrate sur le pouvoir politique dans le pays, qui se trouve contestée. Ces deux partis adoptent alors une stratégie de catch all visant à intégrer, dans les propositions et débats des deux partis majoritaires, les problématiques portées par le populisme émergent afin de l'affaiblir (Hofstadter, 1955, pp. 94-130). On assiste alors à une alliance entre les financeurs de la campagne de Maxwell et les élites politiques du Congrès et du gouvernement pour mettre en place une action publique, le Reclamation Act, susceptible d'apaiser les demandes populistes de l'Ouest en intégrant une limitation de la taille des propriétés agricoles financées par le gouvernement à 160 acres maximum. Les intérêts dominants du champ politique rejoignent ainsi ceux du pouvoir économique de l'Ouest qui cherche à faire monter la valeur des terres après l'éclatement de la bulle foncière en 1890: il s'agit de promouvoir des projets d'irrigation dont le financement ne peut être assuré que par le gouvernement fédéral. L'intervention fédérale dans l'Ouest permet donc la stabilisation du pouvoir politique et celle du pouvoir économique au sein d'une région qui compte de plus en plus politiquement, étant donné la progressive incorporation des Etats de l'Ouest à la fédération depuis les années 1880 -Idaho, Montana, North Dakota, South Dakota, Washington et Wyoming-.

Le contenu de la loi qui donne naissance au Reclamation Service en 1902 est basé sur les idéaux réformateurs en faveur des petits fermiers. Ainsi, les projets d'irrigation menés par le Reclamation service sont obligatoirement couplés à des propriétés agricoles qui ne pourront en aucun dépasser les 160 acres de sorte à promouvoir les petites exploitations. En outre, la loi inclut des mesures pour éviter la spéculation des terres faisant partie des projets d'irrigation (Hays, 1999, p. 12). Est aussi instituée une gestion de l'eau par les usagers de ces projets d'irrigation, qui constituent des districts chargés de réguler l'irrigation sous forme associative dans les limites des bassins hydrauliques. Cet idéal des petits propriétaires ne fait cependant pas l'objet de débats sur la proposition de loi, ce qui montre qu'elle n'est pas l'enjeu principal au sein du champ politique: il y a un consensus de l'ensemble des intervenants sur le fait qu'il est nécessaire de penser à un modèle d'expansion économique qui permette de trouver une solution à la crise américaine de l'époque. Ce consensus s'accompagne d'une divergence entre ceux qui pensent que la politique hydrique et l'expansion de l'Ouest constituent le levier de cette expansion économique et ceux qui pensent que d'autres voies, la conquête des marchés d'outre-mer, sont à explorer. Comme l'indique Worster (1985, p. 163) à partir des débats au Sénatet au Congrès:

What they really were wrangling over was the wisdom of the traditional American policy of economic expansion and its future direction in the new twentieth century. Did the country need more farmland in production? Was the westward movement now outmoded? What impact did expansion have on older settled regions? Was it wiser to expand overseas or at home?

La loi proposée par Newlands permet de répondre à ces besoins d'expansion économique en convaincant le plus grand nombre que la politique hydrique basée sur l'irrigation de l'Ouest est, à terme, la seule solution viable: "Newlands bill passed, whether it was constitutional or not, whether there was a national need for it or not, because it promised to augment American wealth and muscle" (Worster, 1985, p. 165). Convergences d'intérêts et croyances partagées permettent donc de comprendre l'émergence d'une coalition dominante qui préside à la mise en œuvre des grands travaux hydriques du début du XX siècle.

1.3- Les ingénieurs et l'échec «d'un nouveau pays» de petits propriétaires

La mise en œuvre de la politique hydrique des deux premières décennies du XX siècle échoue cependant très vite à instituer un pays de petits propriétaires agricoles mis en avant lors de la promulgation du Reclamation Act. Cet échec se produit à plusieurs niveaux. Tout d'abord, le nombre de projets développés et d'hectares irrigués reste très faible au cours des vingt premières années (Pisani, 2002). Ensuite, l'Ouest des petits producteurs agricoles et des fermiers s'avère en fait largement dominé par les grands producteurs agricoles suite à l'abandon des terres de la part des petits fermiers (Pisani, 1984). Ce double échec renvoie en particulier à l'absence de réseaux politiques des premiers responsables du Reclamation Service dans les territoires de l'Ouest; leur profil d'ingénieurs civils s'avère de fait inadapté aux structures économiques et sociales de la région, qu'il s'agisse des élites locales avec lesquelles il faut composer, des fondements spéculatifs de l'usage des terres ou de la prise en compte des besoins locaux.

Le Reclamation Service est commandé de 1902 à 1915 par Frederick H. Newell, puis de 1915 à 1923 par Arthur Powell Davis. En tant qu'ingénieurs ayant fait toute leur carrière au sein du US Geological Survey, leur spécialisation professionnelle s'articule autour de la construction de réservoirs (Carpenter, 2001, p. 33i). Ils font partie des new engineers issus du boom de la profession entre i880 et 1920, formés par une vision de la discipline qui met la maîtrise de la nature et le développement technologique au cœur du métier, au détriment des autres aspects politiques, sociaux ou économiques des projets de travaux publics. Ces new engineers conçoivent la maîtrise technique basée sur la connaissance des lois de la nature comme un outil permettant de dépasser les intérêts économiques et les conflits de classe. Ils considèrent que la science est au-dessus de la politique et des affaires, et ne peut pas être discutée (Pisani, 2002, p. 24). Ils ne s'intéressent qu'aux lois de la physique dans leur action et se soucient donc peu des difficultés que les bénéficiaires des projets d'irrigation vont rencontrer lors de leur installation -pas plus qu'ils ne se préoccupent d'établir des liens avec les pouvoirs locaux pour assurer la réussite de ces projets. Contrairement à ce qui était défendu par Maxwell et Newlands, ces deux premiers responsables ont donc une vision de leur action strictement focalisée sur la construction de barrages et de réservoirs; elle laisse de côté les analyses des sols, le drainage et le soutien aux nouveaux agriculteurs et fermiers qui s'installent sur les terres irriguées par les projets fédéraux (Pisani, 1984; Carpenter, 2001).

De plus, les connaissances nécessaires pour faire aboutir un projet d'irrigation dans l'Ouest, telles que l'analyse des sols, les plans et la construction des canaux, relèvent alors des compétences du Département of agriculture et de l'Army Corps of Engineers. Or la coopération entre les deux organisations est réduite au strict minimum à cause du conflit qui oppose les chefs de ces Départements- et plus largement les ingénieurs de l'Army corps et ceux du Service of Reclamation (Carpenter 2001, p. 335). En outre, peu de ces ingénieurs sont issus de l'Ouest de sorte qu'ils ne possèdent pas une connaissance de la région et de ses caractéristiques en termes de sol -les systèmes d'irrigation étaient un sujet obligatoire mais très loin des réalités et spécialités des universités où ils ont été formés (Carpenter, 2001, p. 335).

Les projets d'irrigation se heurtent à d'autres obstacles sociaux liés à la position même des ingénieurs au sein de la bureaucratie étatique: ceux-ciappartiennent à des agences fédérales fortement autonomes du pouvoir politique. Le Service of Reclamation entre 1902 et 1914 ne doit rendre des comptes ni au Congrès ni au Président des USA: disposant d'un budget propre, il peut l'utiliser comme bon lui semble sous le seul regard du Secrétaire d'intérieur du gouvernement (Carpenter, 2001, p. 335). Les problèmes dérivés de la conception du rôle du Reclamation Service de la part de ses dirigeants s'aggravent au cours de la période à cause de l'organisation administrative de l'agence (Carpenter, 2001, p. 334). Le Bureau fait partie du Département de l'intérieur, qui compte à l'époque douze divisions chargées de surveiller le travail du bureau et qui prennent en charge certains aspects du travail du Reclamation service. Ainsi pour les questions légales, toute décision doit être validée par l'assistant de l'avocat général du département ; toute dépense doit être visée par la section financière. Cette division des tâches au sein d'une très grande administration fait que la mise en œuvre de chacun des projets du Reclamation service est très long; celui-ci s'avère ainsi très peu réactif aux problèmes de terrain rencontrés (Carpenter, 2001, p. 333). A cette organisation basée sur une extrême division des tâches, il faut ajouter la dimension hiérarchique. Ainsi, le bureau doit attendre la signature de l'avocat du Département, ce qui peut prendre des mois. Ces délais vont, par exemple, priver les paysans du Nevada d'eau pendant une saison complète (Carpenter, 2001, p. 333).

C'est, finalement, toute la structure territoriale du pouvoir politique aux USA qui se dresse contre l'action du Reclamation Service, et qui contribue à l'augmentation imprévue du coût des premiers projets du Reclamation: les mauvais calculs sur les coûts du drainage, sur la qualité de l'eau qui irrigue les propriétés concernées, sur les rendements des terres irriguées et en conséquence sur les potentielles capacités des nouveaux fermiers à rembourser le coût des propriétés au Service, éveillent des doutes au sein du Congrès sur la compétence de cette agence fédérale, dont l'autonomie et l'action cesseront dès 1914 quand le Congrès récupérera le contrôle du budget de l'agence. De plus, la méthode de calcul de la valeur des terres qui devait être achetée par le Reclamation service pour le développement de ses projets laisse une trop grande place à la négociation avec les propriétaires de ces terres: les logiques spéculatives de ces propriétaires entraînent une augmentation considérable des coûts des terres achetés par le Service. Tous ces coûts non prévus auraient eu moins d'importance si le Reclamation service avait récupéré l'argent à travers les traites payées par les bénéficiaires de projets d'irrigation. Cependant, la plupart des occupants des terres irriguées partent en laissant leurs terres et sans payer leurs dettes lors des deux premières décennies du XX siècle. L'augmentation des coûts des travaux entraîne en outre une augmentation du prix des projets qui se reporte sur les nouveaux arrivants et complique encore plus leur installation.

Un dernier problème rend difficile la tâche du Reclamation Service pendant cette période: le clivage structurant le champ politique en termes territoriaux entre fédération et Etats ou pouvoirs locaux. Ainsi, les Etats restent très réticents au fait que l'eau présente sur leur territoire soit utilisée pour l'irrigation de terres d'autres Etats:

An even more trouble some problem confronted the Reclamation Service: water in one state often could most efficiently irrigate lands in another. Yet the transfer could rarely be accomplished. In Nevada, for example, Newlands and others waged an unsuccessful campaign to obtain water from Lake Tahoe in California to irrigate lands in the lower Truckee Valley in Nevada. Newlands had hoped that the federal government could plan for full development of interstate streams by retaining the freedom to locate reservoirs and irrigable lands irrespective of state lines. Yet, the Reclamation Service met great resistance from local people who wanted to use the water in their own state and complained of federal interference with state rights (Hays, 1999, p. 18).

Malgré ces difficultés, la Première Guerre mondiale donne un second souffle au rêve d'un pays de petits propriétaires agricoles avec, d'une part, un renforcement de la migration campagnes-villes (les salaires urbains montant grâce à l'industrie de guerre) et, d'autre part, la nécessité d'offrir des emplois aux vétérans - sans oublier les craintes du «péril jaune» en Californie. Un des premiers projets du Bureau dans cette deuxième jeunesse, le Yuma Project, souffre cependant à son tour des mêmes maux que la plupart des anciens projets. Sur les 173 propriétés agricoles créées par le Bureau of Reclamation sur la zone de Yuma, 68 sont abandonnés par les nouveaux arrivants en 1910, 17 en 1911 et 10 en 1912 et 4 en 1913. Un deuxième projet, le Klamath Project, connaît le même sort : mené à la frontière avec l'Oregon, il se situe dans une région très éloignée des marches agricoles. Un troisième projet, le Orland Project, est aussi confronté à des problèmes de spéculation, au manque d'expérience des nouveaux arrivants et à des erreurs techniques dans le calcul de répartition des eaux. Tous ces problèmes provoquent des ruptures dans les contrats passés entre le Bureau et les paysans récemment installés, et engendrent ainsi de forts conflits relatifs aux conditions de paiement des propriétés agraires. Les abandons de propriétés et le non-paiement des engagements auprès du Bureau en sont la plus visible conséquence.

Au cours de cette première période, très peu de projets sont finalisés, au point que l'on peut questionner l'impact du Reclamation service en tant que promoteur du pays des petits propriétaires agricoles dans l'Ouest au cours des premières décennies du XX siècle. En 1920 seulement un grand projet est finalement mené à bien: l'Arizona Salt River Project, tandis que d'autres atteignent 80 ou 90 % de leur réalisation alors que certains, comme le Newlands, le Klamath et le Shoshone en sont encore à peine à la moitié (Reisner, 1985). Même avec le deuxième souffle de la Première Guerre mondiale moins de la moitié des 60.000 fermes issues des projets gouvernementaux sont irriguées; seulement 3% des terres publiques concernées par les projets sont cultivées tandis que la terre privée y reste inutilisée. En 1925, un sixième de toutes les propriétés agricoles gouvernementales demeurent vacantes et moins de 10 % des terres irriguées dans l'Ouest sont des terres exploitées par le gouvernement fédéral (Pisani, 2002, p. 293).

Tous ces éléments réunis préparent le terrain à un changement de période qui commence en 1928 et prend de l'ampleur suite à la Grande Dépression de 1929. L'époque des projets d'irrigation, basés sur une loi qui cherche la promotion d'un pays de petits producteurs est terminée: l'alliance du pouvoir économique et politique, gérée par des ingénieurs croyant au pouvoir de la science comme instrument principal d'organisation du pays, se trouve confrontée à d'autres forces politiques susceptibles de peser sur l'organisation du système capitaliste de l'Ouest étasunien.

2- La genese des mega-projets hydriques 2.1 Un remède à la Grande Dépression

A partir de la fin des années 1920 et de façon plus intense à partir de 1933 avec l'administration F.D. Roosevelt, la politique hydrique du gouvernement fédéral entre dans une nouvelle phase, en termes d'objectifs, de moyens et de bénéficiaires. Il ne s'agit plus de construire un pays de petits propriétaires agricoles via l'irrigation mais de relever le pays de la Grande Dépression. Des mégaprojets hydriques basés sur la construction de grands barrages visent non seulement la mise en place de projets d'irrigation mais aussi la production d'énergie électrique et le contrôle des flux. Cette période se caractérise aussi par l'intensité des projets hydriques en relation à la période précédente. Ainsi dans cette nouvelle période, le budget annuel moyen des projets du Bureau of Reclamation atteint seulement 9 M$ entre 1902 et 1933, contre 52 M$ entre 1933 et 1940. Le Bureau of Reclamation construit 36 projets d'irrigation entre 1902 et 1928, contre 228 dans les 30 ans qui suivront (réservoirs, lacs, canaux, barrages) (Reisner, 1985, p. 165). Finalement, l'agrobusiness et les villes sont les grands bénéficiaires des projets hydriques en opposition aux projets initiaux d'une politique hydrique pour les petits agriculteurs.

Cette période marque surtout une nouvelle phase du capitalisme où il s'agit avant tout de rétablir l'économie nationale suite au krach du modèle financier et d'apaiser les «tensions sociales», à l'aide d'un programme fédéral d'investissements dans lequel les grands travaux jouent un rôle clé. Dans cette quêted'une croissance économique renouvelée, l'eau constitue un facteur de relance fortement prisé:

Hoover argued, should not merely regulate business and referee economic disputes; it should direct, promote, and sustain economic growth. It should integrate and rationalize the nation's economy, making the marketplace as orderly and predictable as possible. Without water management, there could be no planned economy. And without a planned economy, the United States would remain vulnerable to boom and bust cycles (Pisani, 2002, p. 244).

Si l'intervention du gouvernement fédéral au niveau des Etats a été nécessaire pour surmonter les conséquences économiques et sociales de la Grande Dépression, l'économie étasunienne du tournant des années 1930 est beaucoup plus interdépendante que lors des années 1900 (Pisani, 2002, p. 252), de sorte que les crises et les désastres naturels dans un Etat ont un effet sur l'économie des autres Etats. La nature des nouveaux projets hydriques -principalement de grands barrages producteurs d'énergie électrique en masse et garants du contrôle des flux des grands fleuves américains-, permetà ce que plusieurs Etats puissent bénéficier d'un même projet hydrique.

Ces transformations ont des répercussions sur le fonctionnement du Congrès, avec en particulier l'approbation des deux premières lois qui inaugurent cette nouvelle période: le Flood control Act et le Boulder Dam Act. Les deux lois sont votées en 1928 après des années de blocage du Congrès. Le Boulder Dam Bill avait été proposée en 1922 par Phil Swing, congressiste de l'Imperial ey en Californie, et par le sénateur Hiram Johnson, représentant de la Californie. Cette proposition est refusée par le Congrès en 1922, 1924 et 1926: des Etats du bassin nord du fleuve Colorado qui ne partagent pas les mêmes intérêts s'y opposent tandis qu'au même moment, les Etats du nord-ouest pacifique prônent plutôt un barrage dans le Columbia Valley. De même, les Etats du Midwest et du Sud n'ont pas vraiment d'intérêt pour ce projet. "The old mercantilist view that one state or region's gain was, inevitably, another's loss remained powerful during the 1920's" (Pisani, 2002, p. 259). Cette logique mercantiliste est liée à des projets d'irrigation propres au premier Bureau of Reclamation, qui promeut des projets centrés sur un territoire précis au sein d'un Etat et qui exacerbe ainsi les tensions des autres Etats, suscitant leur opposition au Congrès. La nouvelle politique de la fin des années 1920 se focalise au contraire sur la production d'énergie électrique en masse, grâce au contrôle des flux hydriques qui débordent le territoire d'un seul Etat.

L'approbation du Boulder Dam par le Congrès en 1928 est liée à celle du Flood Control Act, qui avait été proposé suite aux inondations provoquées par les débordements du Mississipi en 1927 tout au long de son parcours, causant un désastre économique et social dans les Etats du Midwest et du Sud qui composent son bassin. Une politique de contrôle des flux apparaît alors comme la seule garantie pour ces Etats d'éviter des nouvelles catastrophes. Les représentants de l'Ouest promouvant le Boulder Dam Bill rentrent dans une logique de négociation avec les Etats intéressés par le Flood control Act leur proposant un appui législatif en échange d'un vote favorable du Boulder Dam Act. Cet épisode marque l'émergence de coalitions en faveur des politiques hydriques beaucoup plus larges que celles relatives aux projets d'irrigation antérieurs. C'est grâce à cette association entre représentants du Midwest, du Sud et de l'Ouest que le Flood Control Act est approuvé.

En ce qui concerne le Boulder Dam, les représentants de la Californie ont besoin des votes des Etats du bassin nord du Colorado. L'électricité constitue alors un élément clé des politiques hydriques de cette période. Ainsi, le Boulder Dam est un projet permettant la production d'énergie électrique en masse pouvant desservir une grande partie de l'Ouest. Pendant les années 1920, les compagnies privées productrices d'électricité commencent à faire un travail de lobbying contre le Boulder Dam afin d'éviter que l'énergie électrique soit essentiellement produite et contrôlée par les pouvoirs publics. Ces compagnies forment un trust très puissant comme les compagnies ferroviaires l'avaient été au début du siècle. Les Etats qui s'opposent au Boulder Dam comprennent que le vote négatif pour le Boulder Dam implique une soumission d'une ressource clé comme l'électricité aux intérêts privés et du coup une perte de contrôle politique de l'avenir économique de leurs Etats. C'est cet intérêt partagé, créé par l'émergence de l'électricité comme objet des nouvelles politiques hydriques entre les différents Etats de l'ouest, qui permet de dépasser les oppositions au projet basées sur les intérêts particuliers et qui amène à un vote majoritaire des Etats de l'ouest pour le Boulder Dam Act en Décembre 1928 au Congrès (Pisani, 2002, pp. 253-262).

Cette évolution des politiques de l'eau est aussi rendue possible par des facteurs externes au champ politique, et en particulier par les transformations de l'agriculture aux USA: peu de terres publiques sont disponibles pour la création de nouvelles communautés; l'agriculture demande plus de connaissances et d'équipements et donc plus d'investissements; les villes deviennent quant à elles plus attractives en termes de conditions de vie. D'une part, les difficultés des années 1920 (la sécheresse de 1925 et la Grande dépression) ont creusé l'écart entre les grands propriétaires, qui peuvent supporter ces aléas, et les petits exploitants qui abandonnent les terres aux grands propriétaires; d'autre part, la croissance de la population urbaine à partir de 1900 en Californie favorise le développement de l'agro-business. La population urbaine croit de 89 % de 1900 à 1910, 58,5 % de 1910 à 1920 et de 78,8 % durant les années 1920 (Pisani, 1984, p. 452). Toutes ces transformations entraînent des transformations institutionnelles importantes.

Jusque dans les années 1914, le jeu décisionnel dans le domaine des projets hydriques se déroulait entre le Département de l'Intérieur, son agence technique (le Bureau of Reclamation) et la White House. Les présidents pouvaient alors passer outre les points de vue des Congressistes et accorder les budgets fédéraux nécessaires pour développer l'Ouest. Cette coalition peut s'expliquer par le fait que le Congrès, fortement représenté par les élites de l'Est, à une époque où les Etats de l'Ouest construisent leur légitimité, ne voit pas l'intérêt de voter des budgets qui ne concernent pas leurs circonscriptions. Les projets hydriques passent donc en force, surtout à l'avantage de la Californie constituée en Etat depuis 1850. Cette situation crée des tensions avec d'autres Etats de l'Ouest, plus jeunes, comme l'Arizona (créé en 1912) qui revendiquent le contrôle de l'usage de leurs ressources naturelles par rapport au gouvernement fédéral, tout en aspirant à un développement économique. A partir des années 1930, plus les délégations congressistes des Etats de l'Ouest s'organisent et gagnent en influence, plus les jeux décisionnels se déplacent: obtenir un financement fédéral se joue dans les arènes parlementaires, la Chambre des représentants et le Sénat, au sein desquelles représentants des Etats de l'Est et de l'Ouest sont amenés à débattre de l'opportunité de grands travaux publics, comme la construction de barrages. Certaines élites de l'Arizona l'ont bien compris quand elles tentent de jouer la carte de l'unité, plutôt que celle d'une opposition systématique à l'égard de la Fédération pour s'assurer la concrétisation de projets hydriques.

Ce déplacement d'influence vers le Congrès s'accompagne également d'ajustements du côté bureaucratique. Au début du siècle, les projets d'irrigation du Reclamation service restent centrés sur un territoire précis au sein d'un Etat, et par là même exacerbent les intérêts étatiques au sein du Congrès. La nouvelle politique de la fin des années 1920, qui se perpétue avec le New Deal et après la Seconde Guerre mondiale, en se focalisant, au-delà des systèmes d'irrigation, sur la production d'énergie électrique en masse et le contrôle des flux d'un fleuve, génère des effets bien au-delà de la structure territoriale du pouvoir, puisqu'elle engage des relations interétatiques au sein de la Fédération, qui suppose compromis et consensus au sein du Congrès. Ce changement de politique, n'est pas sans conséquences non plus sur les pratiques bureaucratiques qui, en concevant des projets régionaux polyvalents (multipurposeprojects), ont besoin d'élargir leurs zones d'influence, à l'échelle nationale, pour être légitimes.

D'autres transformations d'ordre sociologique sont aussi à prendre en compte. Entre les années 1940 et les années 1960, le Bureau of Reclamation n'est plus seulement un vivier d'ingénieurs; il se compose aussi d'assistants assurant une liaison avec les congressistes, dont certains seront promus directeurs. A cette époque, pour faire valider financièrement ses conceptions techniques, le Bureau ne peut plus compter sur l'appui du Secrétariat de l'Intérieur et de la White House puisque ce sont les élus de Washington qui représentent la force décisionnelle. Au-delà de ses ressources techniques, il accumule des ressources politiques, courtise les élus moins en raison de leur appartenance partisane que parce qu'ils partagent un intérêt commun à savoir le développement de l'Ouest. Mais si les jeux décisionnels tendent à se structurer autour du Congrès, par contraste avec la période précédente, la Cour Suprême devient aussi un protagoniste institutionnel important: ses verdicts pèsent sur l'autorisation et la mise en œuvre de projets hydriques; les négociations parlementaires ne parviennent pas toujours à régler les tensions entre les Etats qui s'affrontent sur les droits d'accès aux rivières. La bataille juridique entre l'Arizona et la Californie, entre 1931 et 1968, est une illustration exemplaire de l'importance que joue «the Law of the river», et donc la Cour Suprême, dans l'arbitrage des relations entre les Etats, représentés au Congrès et l'administration fédérale. C'est autour de ces trois sphères, du politique, administratif et juridique que se structurent désormais les jeux et les enjeux décisionnels relatifs aux projets hydriques. Le Central Arizona Project, dernier méga projet hydrique de l'Etat fédéral, approuvé par le Congrès en 1968, sera l'expression de cette transformation structurelle.

Conclusion

La genèse des politiques hydriques présentée ici livre plusieurs enseignements pour une analyse sociologique des politiques de gestion de l'eau et plus généralement des problématiques environnementales. En premier lieu, elle montre que les politiques hydriques mises en œuvre dans l'Ouest étasunien sont le fruit d'alliances spécifiques et momentanées entre des élites économiques et des élites du champ politico-bureaucratique qui partagent le projet d'un usage de l'eau comme facteur de développement économique. En second lieu, cet usage de l'eau a été fortement marqué par une structure territorialisée du pouvoir politique dans lequel les intérêts des Etats sont fondamentaux, contribuant à façonner le type de projets mis en œuvre et leur emplacement. En troisième lieu, l'architecture institutionnelle de la politique hydrique s'inscrit dans un cadre multiniveaux qui divise les responsabilités entre les différences instances de gestion, du fédéral au municipal. Le caractère extrêmement coûteux de mégaprojets hydriques conditionne alors non seulement les politiques de gestion mais aussi les stratégies à adopter face à une sécheresse comme celle qui affecte l'Ouest étasunien depuis quelques années. En effet, les autorités locales qui doivent payer le coût de construction d'un mégaprojet ne peuvent honorer cette dette qu'à travers la vente de l'eau de façon intensive aux usagers: augmenter la quantité d'eau vendue procure plus de recettes pour le remboursement, encourageant une sorte de fuite en avant collective dans l'urbanisation, la recherche de solutions dans de nouveaux projets et finalement la réduction des possibles politiques aux seules coupures d'eau. Finalement, l'approche sociologique développée ici montre que la genèse de la politique hydrique étasunienne se présente comme le produit de coalitions spécifiques qui se structurent à différents niveaux de décision et d'action, où prédominent des intérêts et des logiques contradictoires, ce qui entrave, ou du moins rend difficile l'émergence d'une vision en termes de bien commun. La stratégie de préservation qui aurait pu en ressortir et constituer aujourd'hui la priorité d'une action publique concertéese heurte ainsi à ce que l'on pourrait appeler, une sorte d'inertie structurelle et institutionnelle, qui est le produit de toute une histoire, des hommes, de leurs systèmes techniques et du rapport à la nature qu'elle engage.


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