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Papel Politico

Print version ISSN 0122-4409

Pap.polit. vol.12 no.1 Bogotá Jan./June 2007

 

LE CONCEPT DE GOUVERNANCE EN SCIENCE POLITIQUE

THE CONCEPT OF GOVERNORSHIP IN POLITICAL SCIENCE

EL CONCEPTO DE GOBERNANCIA EN CIENCIA POLÍTICA

Charles Tournier*

* Charles Tournier Docteur (cand) ès Sciences politiques, Ecole Doctorale, Institut d'Études Politiques de Paris. Diplômé du Master recherche « Sociétés et politiques comparées » de l'Institut d'Études Politiques de Paris. Diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Paris. Una versión de este documento ha sido publicada como capitulo en Jolly, J. F. y Cuervo, J. I. (eds.) (2007), Lecturas sobre políticas públicas, Bogotá, Universidad Externado de Colombia. Correo electrónico: charlestournier13@yahoo.fr

Recibido: 08/08/06 Aprobado evaluador interno: 31/10/06 Aprobado evaluador externo:12/10/06

 


Résumé

Dans cet article, l'auteur cherche à donner une vision transversale du concept de gouvernance pour essayer ainsi de dégager la logique qui la caractérise, en tenant compte du fait qu'il s'agit d'une notion qui a surtout fait l'objet d'une littérature critique.

Après avoir rappelé l'origine du concept de gouvernance, l'auteur traite successivement le thème de la gouvernance comme nouvelle conception des territoires, la crise de la gouvernance à la lumière de la crise de la démocratie y les origines de la gouvernance, avant de conclure sur les polémiques qu'elle a suscitées. Il fait un balayage précis, aussi bien des « utilisations analytiques » du concept de gouvernance, c'est-à-dire celles qui essayent de développer avec elle un outil de compréhension de changements dans l'art de gouverner, comme de ses « utilisations normatives », dans le sens de déterminer quelles son les conditions nécessaires pour « bien gouverner » (good governance).

Cette ambivalence de l'utilisation du concept de gouvernance et un compte rendu critique y rigoureux de la littérature (classiques, compilateurs, analystes et « praticiens »), permet à l'auteur de développer la thèse selon laquelle en science politique, il est impossible de trouver un auteur que structure le débat sur la gouvernance.

Comme conclusion, l'auteur indique que la gouvernance montre les mêmes imprécisions que la démocratie parce qu'elle fait consensus sur sa nécessité mais pas sur ce qu'elle est. C'est certes « un mot valise » mais qui aide aussi bien les hommes politiques que les chercheurs à se comprendre.

Mots clé: gouvernance, démocratie, science politique, utilisations analytiques, utilisations normatives.

 


Resumen

En este artículo el autor busca dar una visión transversal del concepto de gobernancia y tratar de determinar la lógica que la caracteriza, teniendo en cuenta que se trata de una noción que ha sido sobre todo el objeto de una literatura crítica.

Después de recordar el origen del concepto de gobernancia, el autor trata sucesivamente el tema nueva concepción de los territorios, de la crisis de la gobernancia a la luz de la crisis de la democracia y de los principios de la gobernancia antes de concluir sobre las polémicas relativas. Realiza un barrido preciso, tanto de las "utilizaciones analíticas" del concepto de gobernancia, estas son las que tratan de desarrollar con ella una herramienta de comprensión de cambios en el arte de gobernar, como de las "utilizaciones normativas" del mismo, en el sentido de determinar las condiciones necesarias para "buen gobernar" (good governance).

Esta ambivalencia de la utilización del concepto de gobernancia y una reseña crítica y rigurosa de la literatura (clásicos, compiladores, analistas y "prácticos") permite al autor desarrollar la tesis según la cual en ciencia política es imposible encontrar un autor que haya estructurado el debate sobre la gobernancia.

Como conclusión, el autor indica que la gobernancia muestra las mismas imprecisiones que la democracia porque hace consenso sobre su necesidad mas no sobre lo que es. Es por cierto una "palabra maleta" pero que ayuda tanto a políticos como a investigadores a comprenderse.

Palabras clave: gobernancia, democracia, ciencia política, utilizaciones analíticas, utilizaciones normativas.

 


Abstract

In this paper, the author looks for to give a cross-sectional vision of the governance concept and to try to determine the logic that characterizes it, considering that is a notion that has been mainly the object of a critical literature.

After remembering the origin of the governance concept, the author successively deals with the subject of the governance like new conception of the territories, of the crisis of the governance to the light of the crisis of the democracy and the principles of the governance, before concluding on the controversies relative to the governance. It makes a precise scan, as much of the "analytical uses" of the governance concept, these are those that try to develop with her a tool of understanding of changes in the art to govern, like of this "normative uses", in the sense to determine the conditions necessary for "good to govern" (good governance).

This ambivalence of the use of the concept of governance and one reviews critic and rigorous of literature (classics, compilers, analysts and "practitioners") it allows the author to develop the thesis according to which in political science, it is impossible to find an author who has structured the debate on the governance.

Like conclusion, the author indicates that the governance shows the same imprecision that the democracy, because it does consensus on its necessity but not on which it is. It is by the way a "word suitcase" but that helps politicians as to investigators to be understood as much.

Key words: governance, democracy, political science, analytical uses, normative uses.

 


I. Introduction

L'objet de ce texte est de donner une vision transversale du concept de gouvernance et d'essayer ainsi d'en dégager les logiques qui lui sont propres. Cette démarche est rendue complexe par la vaste littérature critique abordant ce concept. Il nous faut observer cette littérature qui a paradoxalement participé à la diffusion d'une notion envers laquelle elle est très sceptique. Par exemple, en tapant dans Google le mot governance, ce moteur de recherche référence plus de 419 millions de pages internet.

Au cours de cet article, nous noterons que différentes communautés scientifiques ont fait de la gouvernance un outil heuristique central. Ce phénomène est observable dans différents domaines tels que l'économie avec la notion de corporate governance, la science politique dans des travaux aussi diversifiés que ceux sur l'intégration européenne, sur les régimes politiques et sur les politiques publiques, ou les relations internationales avec le thème de la gouvernance globale. Mais les milieux scientifiques ont été rapidement concurrencés, dans la construction de la notion de gouvernance, par d'autres acteurs comme les grandes organisations internationales. Celles-ci ont été des vecteurs importants dans la généralisation de l'emploi du terme de gouvernance, notamment en publiant de nombreux rapports sur la bonne gouvernance. Les acteurs politiques nationaux ont aussi participé à la formation du sens moderne du mot « gouvernance ». Ainsi, le Premier Ministre français de 2002 à 2005, Jean-Pierre Raffarin, avait obtenu sa nomination après la publication d'un livre programmatique intitulé Pour une nouvelle gouvernance.

Pour nous permettre de mieux appréhender la notion de gouvernance, nous observerons les trois principales dimensions qu'elle a prises aujourd'hui. Nous verrons alors que la gouvernance traduit des phénomènes de redéfinition du concept de territoire tout en décrivant une remise en cause de la démocratie. La gouvernance apparaît alors comme un terme révélateur d'évolutions de nos sociétés contemporaines et de l'action publique qui s'y déroule.

Afin de pouvoir comprendre les transformations que décrit la notion de gouvernance, il est indispensable d'observer le chemin sinueux emprunté par le terme de gouvernance. En effet, les différents sens pris par ce mot au cours des siècles sont autant d'éléments explicatifs des termes des débats actuels.

Les racines du terme de gouvernance

C'est Platon le premier qui utilisa le verbe kubernáo (Кυβερνάω), qui signifiait alors conduire un navire ou un char, au sens de gouverner les hommes. En faisant passer ce mot du champ militaire au domaine politique, il reprenait l'idée que le pilote occupe un poste stratégique avec de grands pouvoirs et des grandes responsabilités. De la même manière, il expliquait que la direction de la cité nécessite un individu qui soit « seul assis au gouvernail de l'Etat, gouvernant tout, commandant à tout et rendant tout profitable »1. Ainsi, dès son origine, le verbe gouverner est associé à l'ascendant hiérarchique d'une personne sur les autres.

Le latin a repris le même double sens dans le verbe guberno et des auteurs comme Cicéron, Tite Live ou Sénèque l'utilisaient souvent dans son sens métaphorique. A partir du verbe latin, un premier nom est apparu gubernatio, qui signifiait à la fois la direction du navire et le gouvernement des hommes. Le nom gubernantia est apparu plus tard, dans le latin du Haut Moyen Age, avec un sens équivalent à celui de gouvernement. C'est pourquoi vers le XIIIè siècle, les langues européennes naissantes ont parfois créé deux mots au sens indifférencié ou d'autres fois un seul. Les mots gobernatio et gobernantia ont été traduits par gouvernement et gouvernance en français, gobierno et gobernanza en espagnol, governo et governança en portuguais ou encore government et governance en anglais. Au contraire l'italien, l'allemand, le néerlandais et le suédois, par exemple, n'ont pas crée d'équivalent du mot gouvernance. Cela explique pourquoi la réapparition du mot governance a souvent amené ces pays à officialiser le terme anglais. Dans les pays francophones, le mot gouvernance s'est imposé facilement, notamment avec la science politique canadienne pionnière dans ce domaine et avec la bonne gouvernance prônée par les grandes organisations internationales (Organisation Nation Unies ONU, Fondo Monétaire International FMI, Banque Mondiale) pour les pays d'Afrique subsaharienne. Les langues portugaises et espagnoles semblent suivre le même chemin que l'anglais et le français avec la réutilisation des formes médiévales que sont governança et gobernanza.

Si, comme nous l'avons vu, plusieurs langues ont prolongé les deux termes latins de gubernatio et gubernantia, ceux-ci étaient, durant tout le Moyenâge, des synonymes. Jean-Pierre Gaudin2, spécialiste français des politiques publiques, appelle ce moment le premier âge de la gouvernance. Il identifie ensuite un âge 2è lors du siècle des Lumières. Les philosophes de ce siècle ont clarifié la notion de gouvernement en faisant du pouvoir hiérarchique unique l'élément central de ce concept. De son côté, le processus de définition de la gouvernance est plus chaotique. Cette notion est associée dès cette époque à des « ajustements mutuels entre intérêts économiques et sociaux », elle est également utilisée dans les débats de philosophie politique en France pour appeler à une transformation de l'Ancien Régime, le gouvernement étant associé à la monarchie absolue alors que la gouvernance apparaissait alors comme une alternative imposant un équilibre entre les pouvoirs royaux et parlementaires (Montesquieu). Mais ces utilisations sont minoritaires et l'expression gouvernance tombera en désuétude au cours du XIXème siècle. Nous pouvons voir dans ce moment, à la fois les raisons de la différenciation des mots gouvernement et gouvernance, et aussi les origines du flou qui entoure le sens du concept de gouvernance.

Le troisième âge de la gouvernance de Jean-Pierre Gaudin nécessite une analyse plus pointue. Cet âge correspond au retour du terme de gouvernance dans le courant du XXème siècle avec de nombreux nouveaux usages qui ont tous en commun de s'inspirer des sciences économiques.

La gouvernance, une notion inspirée par la théorie économique

Au XXème siècle, la réapparition du mot gouvernance eu tout d'abord lieu dans le domaine économique aux Etats-Unis par le biais d'un article de Ronald Coase3. La governance désignait alors les modes de coordination interne permettant de réduire les coûts de transaction générés par les marchés. Cette théorie fut reprise par les économistes néo-institutionnalistes, dans les années 1970 et 1980, dont Oliver E. Williamson. Ce dernier définissait la corporate governance comme l'ensemble des mécanismes de coordination réglant l'organisation interne de l'entreprise dans le but d'une plus grande efficacité. Le développement de la corporate governance ou gouvernance d'entreprise se situait dans un contexte de remise en cause des modalités de production fordistes. Les théories de Williamson s'interrogent sur la possibilité d'organiser les entreprises selon un modèle moins hiérarchique, dans un but d'efficacité. La notion de gouvernance s'est donc inspirée de cette vision des économistes américains selon laquelle les coordinations économiques nécessaires à une entreprise reposent sur des conventions, des normes, et des accords ponctuels. Ce concept inspiré du néo-institutionnalisme va voyager de l'économie vers le champ politique notamment grâce au succès remporté par le nouveau paradigme économique néo-libéral monétariste4. Nous faisons référence aux nouvelles théories véhiculées par l'Ecole de Chicago dont Ronald Coase était membre. Selon ces théories, l'Etat est résiduel, il n'existe que pour garantir l'autorégulation du marché. Dans cette vision, les institutions politiques n'ont de raison d'être que parce qu'elles permettent la liberté des forces économiques et le respect des règles de concurrence. L'évolution des théories économiques ont ainsi favorisé l'avènement de la notion de gouvernance et des éléments de soft power qui lui sont attachés, par opposition au hard power de la notion de gouvernement.

Le courant néo-conservateurs qui est apparu en se réunissant autour du paradigme néo-libérale a été le premier vecteur de déplacement de la gouvernance des sciences économiques vers d'autres champs disciplinaires. En faisant de ce paradigme leur l'identifiant idéologique, les néo-conservateurs l'ont importé dans les arènes électorales des pays occidentaux notamment avec Margaret Thatcher, Ronald Reagan, ou un peu plus tard, en 1986, avec Jacques Chirac en France. Cela a eu pour conséquence que la nouvelle génération d'acteurs politiques a cherché, dans le monde entier, à légitimer de nouveaux rapports entre la politique et l'économie. Ils ont véhiculés l'image d'une gouvernance qui « marginalise le politicien, met les dinosaures bureaucratiques au musée et esquisse l'idée d'une action publique où l'intérêt général émergerait d'une coopération horizontale entre partenaires égaux ». Et ceux sont ces acteurs, parmi d'autres, qui sont ainsi à l'origine du succès de la notion de gouvernance.

Ce premier développement contemporain de la gouvernance l'a marquée très profondément, elle s'est toujours trouvée depuis cela écartelée entre des utilisations normatives et des utilisations analytiques. Mais cela n'a pas pour autant diminué son succès. Au contraire, la gouvernance a fait preuve d'une grande capacité d'adaptation. Les auteurs qui l'ont utilisée, ont profité de son statut de notion en construction pour lui donner des sens très divers et qui leur convenait. Cela a amené Jean-Pierre Gaudin à la qualifier de façon péjorative en affirmant « que dans le monde entier, la gouvernance est devenue un mot-valise, employé à tout propos par les pouvoirs économiques et sociaux, sans oublier les médias »5. Il faut pourtant relativiser ces propos en rappelant que ce foisonnement qui entoure la gouvernance est aussi une des raisons de l'intérêt de la notion. La gouvernance a donné lieu à la création d'un forum où se retrouvent plusieurs sciences souvent cloisonnées entre elles. Nous prenons ici le terme de forum dans le sens d'abord développé par Bruno Jobert6 d'instance informelle de débat où s'effectue la transformation de matrice cognitive. Nous considérerons à la suite de Bruno Jobert que le débat sur la gouvernance s'est structuré dans un forum dont les règles prenaient en compte des acteurs venus de disciplines variées et qui s'inscrivait dans une temporalité longue allant de la fin des années 1970 à aujourd'hui, créant ainsi un référentiel de la gouvernance nettement pluridisciplinaire.

La gouvernance, une notion pluridisciplinaire

Il nous faut d'abord noter que le développement de la corporate governance par Coase ou Williamson avait pour but de créer un concept analytique faisant de la firme une structure où se décident différents types de transactions permettant de diminuer les coûts de production de l'entreprise. Un des premiers prolongement du thème de la gouvernance d'entreprise se trouve dans l'économie politique et la sociologie politique, notamment avec les travaux de Lange et Regini.7 L'économie politique a réussi à réutiliser les travaux sur la corporate governance en créant une continuité dans la problématique. Elle a procédé à un changement de terrain d'analyse tout en gardant les mêmes interrogations. La gouvernance d'entreprise étudiait l'efficacité des entreprises en fonction des rapports internes entre employés, dirigeants, fournisseurs et clients, la gouvernance développée par l'économie politique étudie la régulation d'une société et le partage des tâches entre marché, structures sociales et structures politiques. Cette conception de la gouvernance comme régulation économique par la coopération est pour Patrick Le Galès8 trop simpliste au niveau de toute une société. Il considère que c'est pour cela que de nombreuses recherches se sont limitées à l'analyse de systèmes locaux.

Au niveau infra étatique, les politistes britanniques se sont emparés de la notion, à l'occasion du financement par le gouvernement d'un programme de recherche sur le thème de la recomposition du pouvoir local. Ils cherchaient à décrire, avec le concept de urban governance, les évolutions du système de pouvoir local, en opposition au local government, antérieur aux réformes conduites depuis 1979 par Margaret Thatcher. Ce nouveau système retirait une large partie des pouvoirs des gouvernements locaux au profit d'agences techniques dépendantes du pouvoir central et des services publics locaux récemment privatisés. La gouvernance urbaine est alors fortement associée aux thèses néo-liberales du New Public Management qui est devenu dans les années 1980 une arme réthorique au Royaume-Uni et aux Etats-Unis pour demander un gouvernement moins cher, moins autoritaire et plus efficace.

Les grandes institutions financières internationales ont également repris à leur compte la notion de gouvernance, notamment dans l'expression de good governance. La gouvernance est alors un concept normatif qui établit des règles de gestion publique pour les pays qui contractent des prêts auprès de ces organisations. La Banque Mondiale a joué un rôle central dans la conceptualisation de la notion de bonne gouvernance en finançant deux célèbres rapports. Le premier de ces rapports, intitulé De la crise à la croissance durable, date de 1989 et est consacré à l'Afrique subsaharienne. La gouvernance y est définie comme « exercice du pouvoir politique dans la gestion d'une nation », dans cette acception la gouvernance est donc assimilé à l'art de gouverner, art dont la Banque Mondiale établit les règles dans un second rapport. Ce second rapport qui date de 1992 et s'appelle Gouvernance et développement précise la doctrine de la Banque Mondiale en fixant les caractéristiques de la bonne gouvernance. La bonne gouvernance, selon la définition de la Banque Mondiale, est un produit direct du paradigme néo-libéral car les règles d'administration qu'elle promeut vont dans le sens d'une libéralisation économique par la suppression des barrières douanières et d'une réduction du périmètre de l'Etat.

Au-delà de la dimension idéologique qu'a pu prendre la gouvernance sous le gouvernement de Margaret Thatcher et sous l'influence des institutions financières internationales, cette notion a comme caractéristique remarquable d'avoir était capable de voyager dans des champs scientifiques très différents, ce qui a permis de la détacher de la pensée néo-libérale. Le lien entre les conceptions normatives de la gouvernance et des conceptions analytiques s'est fait notamment grâce au courant néo-institutionnaliste et à des auteurs tels que March et Olsen qui ont importé la notion de gouvernance dans la sociologie.9 En science politique, il est impossible de déterminer un auteur ayant structuré le débat sur la gouvernance. Les ouvrages de Clarence N. Stone10 ou de James Rosenau et Otto Czempiel sont souvent considérés comme précurseurs, car ils donnent pour la première fois à la gouvernance la dimension d'un concept explicatif. Cependant, la première théorisation du concept de gouvernance, qui va servir de base à toutes les études suivantes se trouve dans l'ouvrage collectif dirigé par Jan Kooiman, Modern governance, livre qui tente, sans y arriver comme nous le verrons plus tard de dépasser les problèmes de définition du concept de gouvernance. Les chercheurs de l'Université Erasme de Rotterdam, habitués à concevoir leur Etat-nation comme le résultat d'une négociation entre les piliers démocrate-chrétien, libéral et socialiste, ont eu la qualité d'être les premiers à percevoir les difficultés contemporaines de l'Etat occidental à orienter la société. A la suite de ces travaux précurseurs, c'est finalement la sous discipline de la science politique que constitue l'analyse des politiques publiques qui s'est emparée de la notion de gouvernance en s'inspirant à la fois de la sociologie des organisations, dans laquelle nous retrouvons les travaux de March et Olsen, et des policy networks dont nous devons la typologie à David Marsh et Roderick A. W. Rhodes. Grâce à cette double inspiration, les apports des britanniques Mark Thatcher, David Marsh et Roderick Rhodes et du français Patrick Le Galès ont été primordiaux pour le concept de gouvernance.

Les difficultés d'une définition analytique de la gouvernance

Nous avons vu que la gouvernance s'est construite dans la normativité d'un nouveau paradigme économique. Ce paradigme a modifié le champ politique, en permettant l'apparition d'un courant néo-conservateur. Il a profondément modifié le débat dans les pays occidentaux, en faisant de la réforme de l'Etat et du nouveau management public une question centrale. Ce changement fondamental a rendu difficile l'utilisation de la notion de gouvernance de manière scientifique et il a fallu attendre les années 1990 pour que cette situation évolue.

Les définitions de la gouvernance ont longtemps été insuffisantes car elles se contentaient d'une position négative par rapport à la notion de gouvernement. Ces définitions prenaient le gouvernement au sens large de pouvoir politique qui régit un Etat au moyen d'une bureaucratie et opposaient une gouvernance comme mode de gestion refusant le cadre bureaucratique, et reposant sur des interactions entre sphère publique et sphère privée, sur des délégations et sur de la contractualisation. C'est par exemple le cas de la définition que tente de donner Jan Kooiman dans son ouvrage Modern governance Il y présente la gouvernance comme de « nouveaux exemples d'interactions entre gouvernements et sociétés dans des domaines tels que la protection social, l'environnement, l'education… Il existe des exemples montrant des expériences de co-régulation, de co-conduite, de co-production, de gestion coopérative et de partenariat public-privé aux niveaux national, regional et local. » Cette définition est décevante car elle se base sur une accumulation d'exemples qui sont seulement présentés à la lumière de leur différences avec les modes de gouvernement classiques. Pourtant elle a permis d'opérer une différenciation claire entre gouvernance et gouvernement.

La gouvernance a également du faire l'objet d'une distinction claire avec la notion de gouvernabilité. Le terme même de gouvernabilité « évoque l'aptitude des groupes à être gouvernés mais aussi les techniques de gouvernement à mettre en oeuvre pour y parvenir ».11 Concept à la mode dans les années 1970,12 la gouvernabilité sous-entendait que les démocraties occidentales avaient une incapacité structurelle à répondre aux demandes sociales. Cette notion était alors accusée d'être marquée idéologiquement et de légitimer d'éventuelles régressions démocratiques. C'est pourquoi la gouvernance a peu à peu concurrencé la gouvernabilité dans les débats sur les transformations des régimes démocratiques. La gouvernabilité reste cependant un point de vue pertinent car elle offre une vision globale du rapport entre gouvernants et gouvernés, elle questionne à la fois l'acceptation par les premiers du pouvoir politique et les méthodes utilisées par les seconds pour se légitimer. La gouvernabilité pose la question suivante : Comment les dirigeants politiques peuvent-ils produire des normes qui s'imposent aux gouvernés, que ce soit par le biais d'une violence physique ou symbolique, et qui emportent l'adhésion de ces derniers ? La gouvernabilité est alors un problème inhérent à toute domination politique et donc à toute société. L'Histoire de la pensée politique est traversée par la question de la gouvernabilité. Sans les préoccupations démocratiques actuelles, Machiavel étudiait déjà dans Le Prince cette relation de pouvoir entre gouvernants et gouvernés. Au contraire, la notion de gouvernance une réponse actuelle aux problèmes de gouvernabilité, elle est historiquement située. Pour ses tenants, la gouvernance n'est pas le reflet d'un questionnement intemporel sur le pouvoir politique, mais c'est une réponse à la crise des Etats actuels concurrencés dans leur dimension territoriale et dans leur légitimité démocratique.

A partir du moment où ce travail de différenciation de la gouvernance par rapport au gouvernement et à la gouvernabilité a été fait, certains auteurs ont pu proposer une définition positive de la gouvernance. Celle de Patrick Le Galès en est un exemple; « La gouvernance est un processus d'acteurs, de groupes sociaux et d'institutions en vue d'atteindre des objectifs définis et discutés collectivement. La gouvernance renvoit à un ensemble d'institutions, de réseaux, de directives, de réglementations, de normes, d'usages publiques et sociaux, ainsi que d'acteurs publics et privés qui contribuent à la stabilité d'une société et d'un régime politique »13. Cette définition de la gouvernance nous servira de base pour observer le renouvellement des conceptions des territoires sous-jacent à cette notion, puis pour étudier les remises en cause de la démocratie qu'elle suppose, pour enfin être capable de comprendre les modifications de l'action publique qu'elle cherche à décrire.

II. La gouvernance comme nouvelle conception des territoires

Le développement de la notion de gouvernance tente de rassembler des transformations à la fois économiques, politiques et sociales. Pour ne pas ajouter à la difficulté qu'il y a à définir la gouvernance, les travaux de synthèse de toutes ces transformations qui utilisent le concept de gouvernance ont pris l'habitude privilégier un échelon territorial. La gouvernance s'est également développée en opposition à la centralité des Etats, elle se décrit elle-même comme un remise en cause du modèle de l'État-nation, comme la traduction d'une nouvelle réalité où la politique devient transfrontalière tout en offrant de nouvelles opportunités aux territoires infranationaux. Les auteurs parlent donc alternativement de gouvernance globale à l'échelle planétaire, de gouvernance multi niveaux concernant l'intégration européenne ou de gouvernance urbaine pour les aires métropolitaines.

Globalisation et gouvernance

Même si les rapports étroits entre gouvernance et globalisation trouvent leur origine dans la bonne gouvernance prônée par la Banque Mondiale, au travers de politiques d'ajustements structurels à destination des pays en voie de développement, ces rapports ont pris une dimension bien plus grande dans les années 1990. Et c'est en 1992 que la notion de global governance va connaître un succès important avec son approfondissement, au même moment, par des acteurs politiques et académiques de premier plan. Mais avant de nous intéresser aux théories liées à la gouvernance mondiale, il semble indispensable de s'arrêter préalablement sur le concept même de globalisation.

La globalisation désigne un processus économique étendu à l'ensemble de la planète qui a pour effet de créer une convergence de l'ensemble des populations, cultures et sociétés. Il existe un courant assez important d'auteurs sceptiques, tels que Fligstein,14 qui remettent en cause l'originalité et l'impact de la globalisation. Pour Fligstein, on retrouve aujourd'hui les mêmes interdépendances qui existaient au début du XXème siècle et qui avaient disparues sous l'effet des deux guerres mondiales et de la crise de 1929. Les auteurs sceptiques ne croient pas à la convergence des modèles nationaux, ils considèrent que les Etats restent centraux, notamment car ce sont eux qui permettent ou empêchent la globalisation. Cette vision correspond à l'approche réaliste des relations internationales qui considère que le système international est anarchique, qu'il n'existe pas de souveraineté au-dessus des Etats.

Cependant, la fin de la guerre froide a conduit de nombreux spécialistes des relations internationales à considérer que cette vision est erronée. Cependant la fin de la guerre froide, même si elle a permis une réapparition des problèmes occultés par la confrontation Est-Ouest, n'est pas le seul facteur d'explication de l'importance prise par la globalisation. Dès 1972 Robert O. Keohane et Joseph Nye marquaient l'apparition de thèses transantionalistes relativisant la centralité des Etats sur la scène internationale en publiant leur célèbre ouvrage Trasnational Relations and Worlds Politics. Ces thèses transantionalistes estiment que les années 1970 marquent une rupture nette pour différentes raisons. Tout d'abord les chocs pétroliers qui marquent l'apparition de nouveaux acteurs internationaux, les pays membres de L'OPEP et accélère la crise industrielle. Cette crise se traduit par la disparition des industries traditionnelles et l'émergence d'une société post-industrielle, post-fordiste et post-matérialiste. Ces transformations de la société sont rendues possibles par une rupture technologique majeure, l'apparition de l'informatique qui impose de nouvelles dynamiques de production et d'échange. Ces changements ont amené de nombreux acteurs étatiques à développer des stratégies qui ont accentué la globalisation. C'est le cas des Etats-Unis qui sont à l'origine de ruptures de régulation des échanges internationaux visant à favoriser les intérêts de ses multinationales, l'exemple phare de cette période est la fin du système de Bretton-Woods décidée par Nixon.

Ces caractéristiques de la globalisation ont pour effet d'ouvrir les marchés nationaux mais aussi d'agrandir les domaines soumis à la marchandisation. Nous pouvons constater cela avec les privatisations de services publics, la contractualisation des gestions publiques, le succès des agences de régulation. La globalisation a donc pour effet de remettre en question le modèle étatique, sous son influence l'Etat apparaît dépassé par de nouvelles règles et stratégies, elle crée ainsi un contexte favorable à l'émergence de la notion de gouvernance globale.

Aujourd'hui thème classique des relations internationales, la gouvernance globale n'est apparue qu'en 1992, sur la scène internationale avec la création par l'ex-chancelier ouest-allemand Willy Brandt de la Commission on global governance auprès de L'ONU, et dans le monde universitaire avec la création au sein de la London School of Economics du Center for th Study of Global Governance et avec l'ouvrage Governance without government de James Rosenau et Otto Czempiel.

Pour Anne Mette Kjaer,15 il existe aujourd'hui trois conceptions de la gouvernance globale qui sont des conséquences de l'opposition entre les thèses néo-réalistes et les thèses transnationalistes.

Les néo-réalistes tels que John J. Mearsheimer, Kenneth N. Waltz ou Stephen Krasner contestent, même lorsqu'ils reconnaissent la croissance des flux mondiaux, le fait que les Etats soient limités par des règles qui s'imposent à eux. Stephen Krasner16 montre que même losrque des Etats semble promouvoir et adopter des règles en se concertant, ils n'hésitent pas à violer ces règles lorsqu'il s'agit de défendre leurs intérêts. Il illustre son propos par la sortie sortie des Etats-Unis du protocole de Kyoto. Pour ces auteurs la gouvernance globale ne peut exister tant que ce sont les intérêts nationaux qui comptent en dernier ressort.

La deuxième conception de la gouvernance globale, qu'Anne Mette Kjaer qualifie de pluraliste, est intermédiaire entre la position néo-réaliste et la vision transnationaliste. Nous devons cette conception à l'Ecole anglaise des relations internationales et notamment à Robert H. Jackson.17 Cet auteur considère remet en cause l'anarchie des relations internationales et considère au contraire qu'il existe une société internationale des Etats qui fonctionne avec des règles communément acceptées depuis les traités de Westphalie de 1648. Ces traités marquèrent la fin de l'ordre médiéval et le début d'un droit public de l'Europe qui est à l'origine du droit international public bâti autour du concept de souveraineté des Etats. Ces règles communes ont été, comme le rappelle Robert Jackson, alternativement violés et restaurés tout au long de l'histoire. Il reconnaît cependant des changements dans cette ordre international à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale. Les décolonisations ont permis d'étendre au-delà des pays occidentaux la doctrine de reconnaissance et de non-intervention entre Etats et de créer pour la première fois de l'Histoire une société faisant le lien entre toutes les cultures. Il désigne ce nouvel ordre des relations internationales par l'expression de global covenant, que nous pourrions traduire par accord formel mondial. Ce concept rejoint l'idée de gouvernance globale dans sa dimension d'accord entre les cultures mais il a une portée moindre. Ce n'est qu'une garantie, par un ensemble de règles, de l'indépendance politique des peuples, en leur donnant la possibilité de construire leur Etat. Dans le concept de global covenant, la centralité des Etats sur la scène internationale n'est pas remise en cause, il n'y a pas de tentative de réguler les forces économiques, sociales et environnementales mondialisées. La thèse pluraliste ne remet donc qu'en partie en cause la vision néo-réaliste, elle considère toujours l'Etat comme prépondérant dans le système international mais admet que leur souveraineté puisse être limitée par des règles de droit international public.

Les auteurs transnationalistes, que la science politique américaine appelle liberalists, sont ceux qui reconnaissent la pertinence de la gouvernance globale. La vision de la gouvernance globale du courant liberalist des relations internationales se retrouve dans la définition du Center for the Study of Global Governance « un ensemble, réduit au minimum, de règles nécessaires pour essayer de résoudre les problèmes globaux, et garanties par un système d'institutions qui inclut à la fois les organisations internationales et les gouvernements nationaux ». La théorie liberalist va plus loin que la théorie pluralist car les règles qui s'imposent sur la scène internationale ne se limitent pas à celle concernant le respect de la souveraineté des Etats, ces règles couvrent des domaines d'activité politique aux niveaux infra national, national et supra national. Pour ce courant d'analyse des relations internationales, la gouvernance globale est le résultat de fait de la multiplication des régimes internationaux, c'est-à-dire du sujets où les Etats convergent en établissant des principes, des règles et des procédures pour répondre aux défis de la globalisation, comme peut l'être L'OMC par exemple. L'usage de la notion de régime international amène les liberalists, tels que James Rosenau,18 à s'intéresser à l'efficacité de la scène internationale dans des situations de complexité croissante. Cette vision ne se centre pas comme chez les néo-réalistes et les pluralistes sur l'existence ou non d'un ordre international, elle s'intéresse avec la notion de gouvernance globale au fonctionnement du désordre mondial. Les auteurs structuralistes ne se distinguent pas des liberalists dans leur définition de la gouvernance globale. Le reproche que fait notamment Susan Strange19 aux liberalists est qu'ils ont tendance à ne voir que des relations harmonieuses et à négliger l'importance du pouvoir respectif des acteurs dans une situation de rapport horizontaux. Dans cette vision, la gouvernance globale sous couvert de rapports sans hiérarchie établit des relations verticales cachées qui sont fonction des ressources de chaque acteur.

L'opposition entre néo-réalistes et transnationalistes qui engendre les différentes conceptions de la gouvernance globale semble avoir été dépassé dans la façon dont est associée la notion de gouvernance à l'Union Européenne - UE.

L'intégration européenne

Les chercheurs qui étudiaient initialement l'intégration européenne étaient des théoriciens des relations internationales. Cela les amenait à adopter un point de vue hérité de l'opposition entre réalistes et liberalists concernant l'avenir des Etats-nations en Europe. Ces deux thèses se retrouvent dans les deux interprétations traditionnelles de la construction européenne avec, d'un côté la vision intergouvernementaliste de la construction européenne, qui considère que les Etats ne se séparent d'éléments de leur souveraineté que lorsque c'est dans leur intérêt, et de l'autre côté la double vision fonctionnaliste puis néo-fonctionnaliste qui affirme que la construction européenne est un processus naturel d'interdépendances croissantes qui doit déboucher sur une nouvelle communauté politique destinée à effacer les limites entre les Etats.

Ces deux conceptions de l'intégration européenne se sont succédé au cours du projet européen en suivant les opportunités politiques des époques. La vigueur des projets fédéralistes après le choc fondateur qu'est la deuxième guerre mondiale pour l'Europe ont permis un développement des thèses fonctionnalistes, que nous devons notamment à David Mitrany, qui ont inspiré les pères fondateurs de l'Europe comme en témoigne le discours de présentation de la CECA par Robert Schuman le 9 mai 1950 : « l'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une création d'ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait ».

Les thèses inter gouvernementalistes furent initiées dans les années 1960 par Stanley Hoffmann. Cette perspective réaliste eut rapidement du succès car elle permettait d'expliquer l'arrêt de la construction européenne alors que la théorie fonctionnaliste la disait irréversible. En effet, après les premiers traités des années 1950 (CECA 1951, CEE et Euratom 1957), le contexte des années 1960 et 1970 fut plus favorable aux lectures inter gouvernementalistes de la construction européenne, sous l'effet de la politique du Général de Gaulle (crise de la chaise vide, double véto à l'entrée du R-U) puis de la dépendance vis-à-vis, des Etats-Unis mise en évidence lors du choc pétrolier de 1973 (Royaume-Uni qui préféra la solidarité atlantique à la solidarité européenne) et de L'OTAN lors de la crise des Euromissiles (1979).

La relance de l'intégration européenne dans les années 1980, avec l'entrée de la Grèce en 1981 et de l'Espagne et du Portugal en 1986 puis surtout avec l'Acte Unique (17-18 février 1986), permit un retour des interprétations fonctionnaliste. Les recherches de cette époque sont qualifiées de néofonctionnaliste car elles s'appuient sur les travaux de l'américain Ernst Haas qui dans son ouvrage The uniting of Europe développe une nouvelle version du fonctionnalisme beaucoup moins critique à l'égard des Etats. Dans cette théorie, les souverainetés des Etats seraient préservées tout en créant progressivement un super Etat de type fédéral.

Mais les deux visions, inter gouvernementaliste et fonctionnaliste puis néo-fonctionnaliste, ont le même défaut de rester centrées sur les Etats, que se soit pour dire qu'ils restent souverains ou pour dire qu'ils sont en train d'abandonner leur souveraineté. Les néo-fonctionnalistes considère toujours l'Europe comme une association d'Etat et l'union politique n'est qu'un projet lointain même si ils pensent que c'est inévitable grâce à la création d'interdépendances irréversibles (spill-over effect).

Pour mettre en relation L'UE avec la notion de gouvernance, il a fallu attendre l'apparition de recherches qui délaissent les interrogations sur la souveraineté des Etats-nations. Ce processus s'est effectué progressivement grâce à différents travaux20 qui se sont focalisés sur les politiques publiques au niveau européen. De nombreux autres ont suivi, surtout après l'Acte Unique et la relance de l'intégration, en étudiant l'impact des décisions prises au niveau de L'UE sur les politiques publiques nationales et infranationales. De cette manière est apparu le débat aujourd'hui central dans la science politique en Europe, celui de l'européanisation des politiques publiques. Cette approche dans les recherches sur L'UE consiste en un renversement de perspective, L'UE n'est plus considérée comme un processus d'intégration entre Etats souverain mais comme un système politique à part entière. Anne Mette Kjaer identifie deux utilisations différentes de la notion de gouvernance dans les recherches sur L'UE, la gouvernance multi niveaux et la gouvernance européenne. Ces deux approches ont en commun de rejeter la centralité des Etats et de considérer que l'action publique est le fruit de nombreux.

La gouvernance multi niveaux est un modèle dans lequel les compétences en matière de prises de décisions concernant des politiques publiques sont partagées, sans que cela suppose de domination des Etats sur les acteurs infranationaux et supranationaux. Ce modèle cherche à expliquer la façon dont la Commission européenne conçoit des programmes en partenariat avec les institutions locales des pays membres, libérant celles-ci d'une partie de la tutelle exercée par les pouvoirs exécutifs nationaux. L'exemple emblématique de cette gouvernance multi niveaux se trouve dans les politiques cohésion de L'UE qui ont pour objectif de réduire les inégalités régionales et sociales à l'intérieur de L'UE. Depuis la réforme de ces politiques en 1988, les Etats ne décident plus librement de la distribution des aides issues des fonds structurels sur leur territoire. Un ensemble de règles a été adopté au niveau de L'UE pour que l'allocation des fonds soit le résultat d'une négociation entre régions, Etats et UE. Cela a eu pour effet de faire des régions un nouveau partenaire institutionnel de L'UE et de changer les relations de ces régions avec leur Etat. La gouvernance multi niveaux est donc la traduction d'une évolution de L'UE qui fait apparaître des processus de co-décision horizontaux entre institutions. Le problème de cette gouvernance multi niveaux est qu'elle n'a qu'une application faible, les régions infranationales et les représentations qu'elles ont installées à Bruxelles, pour exercer des pressions sur les décisions, n'interviennent que sur la répartition des fonds du FEDER. De plus, ce sont les Etats qui sont garants face à L'UE de la bonne utilisation des fonds par leurs régions, ceux-ci ont donc mis en place une tutelle financière contraignante par le biais de cours des comptes qui montre la persistante infériorité des régions face aux Etats et à L'UE. Ces constatations amènent donc à relativiser la pertinence de la gouvernance multi niveaux et des rapports horizontaux entre institutions qu'elle suppose.

La gouvernance européenne permet de dépasser cette critique grâce à une approche plus large qui ne se limite pas aux politiques de cohésion. Il s'agit, comme pour la gouvernance multi niveaux, d'une analyse en termes de réseaux de politiques publiques, à la différence qu'il s'agit de ne pas prendre uniquement en compte des acteurs institutionnels. Alberta Sbragia21 justifie cette approche en mettant en évidence la faiblesse du budget de L'UE qui empêche celle-ci d'organiser de grandes politiques redistributives. Elle estime au contraire que le principal rôle de L'UE se situe dans la régulation de marchés. Elle cite ainsi l'exemple suivant, 70% des règles encadrant l'économie du Royaume-Uni sont prises à Bruxelles, ces règles allant du système bancaire à l'environnement ou à la protection des consommateurs. C'est en raison de l'importance du rôle de régulateur qu'a L'UE que la gouvernance européenne se concentre sur la compréhension des différents types de négociations caractérisant les secteurs contrôlés par les institutions communautaires. L'UE étant présente au début de la mise en place d'une politique publique, par la proposition de la commission européenne, et à la fin, par le contrôle exercé par la CJE, et comme elle dispose de faibles ressources, elle est amenée à utiliser différents acteurs pour l'assister. La gouvernance européenne est alors le résultat des coordinations entre la Commission, le Conseil mais aussi les groupes d'intérêts, les comités spécialisés su Parlement européen et les experts indépendants.

Un des exemples typique de cette gouvernance européenne est celui des politiques environnementales. De manière générale, ces politiques sont souvent citées en exemples pour montrer le développement de modes de gouvernance. Cela peut s'expliquer par les importantes conséquences économiques qu'ont ces politiques et la nécessaire pression des ONG qui en découle afin qu'elles soient adoptées. Andrea Lenschow22 établit les relations entre les multiples acteurs qui interviennent dans cette politique. Elle nous montre ainsi l'impulsion donnée par la Commission et la façon dont celle-ci s'est alliée avec le Parlement depuis que celui-ci dispose d'un pouvoir de codécision. Elle met également en évidence la manière dont certains Etats ont été des freins à cette gouvernance des politiques environnementales, c'est ainsi le domaine où les Etats sont le plus condamnés par la CJE. Cette politique a donc opposé de nombreux acteurs institutionnels, mais elle rappelle que certaines ONG internationales (« gang of seven » : European Environmental Bureau, Friends of the Earth, Greenpeace, WWF, Climate Network Europe, BirdLifes and European Federation for Transport and Environment) ont décisives en tant que groupes de pression lors des phases de prise de décision. En ce qui concerne le contrôle a posteriori de la bonne application des politiques, la gouvernance européenne mise en place se fait entre les ONG nationales, la Commission et la CJE, les premières signalent à la deuxième les abus des Etats qui saisit la troisième pour condamnation. L'analyse d'Andrea Lenschow va même plus loin en montrant que cette gouvernance européenne a des répercussions au niveau international. L'UE a la volonté de jouer un rôle dans la gouvernance globale des problèmes environnementaux mais elle se retrouve toujours enfermée par ses affrontements traditionnels sur ce thème. Lors des négociations du Protocole de Kyoto, les Etats membres étaient représentés en même tant que la Commission, sans que l'on sache si s'était elle ou la Présidence du Conseil qui parlait au nom de L'UE. Dans ce genre de contexte très informel, où les compétences de chacun ne sont pas définies, le concept de gouvernance est particulièrement efficace pour expliquer la manière selon laquelle les interactions débouchent quand même sur des régulations.

Nous pouvons observer un autre exemple de cette gouvernance européenne, selon Knud Erik Jorgensen,23 dans le fait que certains traditionnellement intergouvernementaux sont devenus des thèmes supranationaux. Pour cet auteur, la Politique Extérieure de Sécurité Commune qui est embryonnaire dans les traités de L'UE, a profité de la proximité des représentants des Etats-membres au Conseil pour créer une socialisation et une adaptation organisationnelle. La PESC est devenue selon lui un système de gouvernance européenne. Bien sûr, ses conclusions ont été amplement critiqués par les néo-réalistes qui ont trouvé dans l'actualité politique, avec la guerre en Irak, un argument permettant de montrer que les Etats peuvent choisir de rompre un système de gouvernance européenne en réagissant différemment à un même problème.

D'autres auteurs effectuent la critique inverse. Jean-Louis Quermonne24 considère que L'UE a un problème de gouvernabilité dont une des composante est la demande de démocratisation et que cela va déboucher sur une construction institutionnelle « plus proche d'un gouvernement que d'un simple mode de gouvernance ». Il constate que L'UE est de plus en plus amenée à exercer des fonctions régaliennes malgré certaines périodes où l'intégration est freinée. La gouvernance européenne apparaît alors insuffisante et il se demande à la suite de l'ancien Président de la Commission, Jacques Delors, si nous assistons à l'émergence d'un super Etat basé sur un fédéralisme des Etats-nations, c'est-à-dire une sorte d'Etat féderal light où les Etats-nations ne seraient pas destinés à disparaître.

« Le retour des villes »

Dans l'analyse du processus de formation des Etats-nations faite par Charles Tilly, dont nous parlions plus tôt, celui-ci met en évidence l'importance de la contrainte exercée par les villes en tant que lieu d'accumulation des richesses et de la logique capitaliste. Pour contrer l'indépendance politique de ces villes alimentée par leur puissance économique, les Etats ont utilisé divers moyens: idéologie nationale, mise en avant de leur légitimité, armée, impôt, privilèges accordés aux élites urbaines, c'est-à-dire la logique coercitive. Les puissantes villes de la ceinture européenne, allant des Flandres au Nord de l'Italie, ont mieux résisté à cette logique imposée par les Etats-nations. C'est pourquoi c'est en France, Grande-Bretagne et Espagne qu'apparaissent au XVIème siècle les premiers Etats modernes, et non pas en Italie, Allemagne, Pays-Bas ou Suisse. C'est plutôt le XIXème siècle et la Révolution industrielle qui marquera l'avènement des Etats-nations dans leur forme contemporaine, tout en favorisant les croissance des grandes capitales européennes au détriment des villes de taille moyenne. Un premier empowerment politique des villes a eu lieu avec la croissance économique des villes et l'urbanisation de l'Europe du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Dès 1807 en Allemagne, 1836 en Belgique, 1837 en Norvège, 1857 au Danemark, 1862 en Suède, ou dès la loi sur les libertés communales de 1884 en France, des gouvernements locaux se sont développés en suivant généralement les formes prises par l'Etat. Ce moment correspond à l'apparition de nouveaux problèmes, ou de problèmes anciens mais à des échelles plus grandes, à résoudre pour les villes européennes. Les élites urbaines doivent répondre aux problèmes de criminalité, d'hygiène, d'aménagement urbain. Patrick Le Galès25 rappelle que ce « mouvement parfois appelé d'haussmannisation des grandes villes européennes souligne la diffusion des idées, des savoir-faire des professionnels, des doctrines de l'urbanisme…Les gouvernements urbains deviennent dès lors actifs dans ce face-à-face, parfois qualifié de relations centre périphérie, dans lequel l'Etat est le centre. » Le type d'Etat était alors la variable décisive dans la littérature de la science politique pour expliquer les politiques publiques mises en place par les gouvernements locaux. Cette approche n'a été renouvelée qu'à la fin du XXème siècle avec l'apparition de nouvelles variables, la construction européenne et la mondialisation.

Les changements que ces processus ont amenés dans les villes sont nombreux et variés. Kenichi Ohmae26 montre que la mondialisation qui a crée de plus grandes compétitions en termes coûts de production pour les entreprises, a eu pour effet de faire des grandes aires métropolitaines, des villes-régions, un optimum territorial en matière économique. Les grandes agglomérations apparaissent plus judicieuses pour la mise en commun des dépenses les coûteuses comme les systèmes de transports ou autres équipements. Pour Patrick Le Galès ce processus n'est pas seulement économique, il montre ainsi que «les populations des villes sont activement partie prenante des échanges commerciaux, culturels, de populations, qui s'organisent au-delà des frontières. » Les sociétés urbaines sont de moins déterminées par les Etats-nations et les structures sociales nationales. Ce phénomène est renforcé par la construction européenne qui intègre les villes dans un processus d'institutionnalisation d'un système politique européen qui produit des règles, des sanctions, des politiques publiques. L'UE a pour effet de légitimer les villes comme acteur collectif notamment par la prise en compte du lobbying des réseaux de villes. Ainsi les villes sont de plus en plus vues comme le siège d'intérêts multiples organisés comme le montre l'importance que peut prendre l'implantation dans une ville d'une multinationale ou d'une association. Il existe de nombreux exemples de compétition entre villes pour attirer une entreprise,27 cela a eu pour effet de faire également des Chambres de Commerce et d'Industries des acteurs clés en ce qui concerne les politiques de développement économique local. Cette multiplicité croissante d'acteurs intervenant dans la formation des politiques publiques urbaines a eu pour effet de remettre en cause les analyses de la science politique au travers du concept de gouvernement local.

Nous avons ainsi assisté à l'apparition du thème de la gouvernance urbaine, surtout à partir de 1995 qui a été une année charnière pour le renouvellement des études sur les villes. De nombreux auteurs, de pays avec des systèmes locaux aussi différents que le Canada, les Etats-Unis hors d'Europe, ou que le Royaume-Uni, l'Italie et la France, à l'intérieur, ont commencé à en faire un concept décrivant de nouveaux modes de gestions urbaines, parfois par des procédures démocratie locale participative et d'autres fois par des coordinations plus informelles d'intérêts particuliers. La gouvernance a alors changé de connotation en étant de plus en plus associée au dialogue entre institutions politiques et société civile. Cependant la littérature qui tend à présenter la gouvernance urbaine comme l'avènement de la démocratie locale participative a été amplement critiquée pour la dimension normative de ses théories. De la même façon que la notion de gouvernance a été utilisée pour justifier des demandes d'une économie de marché non entravée, elle est aujourd'hui parfois utilisée pour prôner plus que pour décrire un renouvellement de la démocratie. Ainsi Patrick Le Galès préfère affirmer, concernant les villes européennes, que les modes de gouvernance urbaine sont le résultat de l'articulation entre la régulation des marchés, les grandes organisations, l'Etat et la société civile.

III. La démocratie en crise et la gouvernance

Comme nous le montrons depuis le début de cet article, la notion de gouvernance regroupe en un seul mot des sens multiples. Elle s'applique à des territoires différents, dont l'échelle peut aller d'une ville à la planète, et elle véhicule des conceptions de la démocratie parfois opposées. Ces variations de la gouvernance nous amène à privilégier un point de vue ouvert sur cette notion et à considérer qu'il existe de nombreux modes de gouvernance. Pourtant, il est possible de trouver une unité entre ces modes de gouvernances, il s'agit toujours de prendre en compte la diversité de notre monde. Même dans les visions les plus normatives de la gouvernance nous retrouvons une volonté d'ouvrir les systèmes de prises de décisions à de nouveaux acteurs et de limiter le pouvoir coercitif des gouvernements, et le plus souvent des gouvernements nationaux. Ces principes communs aux différents modes de gouvernance sont la conséquence de fondements philosophiques que décrit Pierre Calame et qui débouchent sur un renouvellement des instruments de l'action publique. Ainsi, la gouvernance apparaît comme la description de nouvelles gestions publiques qui tout étant variées possèdent des principes communs.

Pour Pierre Calame,28 la gouvernance mondiale est la source de légitimité de toutes les gouvernances car c'est au niveau planétaire qu'apparaît la nécessité de créer une communauté sociale et politique. Les interdépendances les plus importantes se trouvent aujourd'hui entre les sociétés, la biosphère et l'humanité, cela amène l'apparition d'une communauté mondiale qui a besoin de régler ses problèmes à l'échelle adaptée. C'est pourquoi les groupes humains sont amenés à définir des règles et des valeurs communes, donc à construire une société mondiale sur une base négociée, contractuelle. La philosophie de la gouvernance se fonde donc selon Pierre Calame sur un contrat fondateur au niveau mondial qui affirme « qu'aucune société ne peut assurer son propre avenir sans que la même possibilité soit assurée aux autres. » La gouvernance apparaît alors comme la recherche de solutions pour gérer les interdépendances croissantes entre sociétés, elle correspond à la prise en compte d'obligations réciproques dans les relations économiques, politiques et sociales. Dans le propos de Pierre Calame, la gouvernance est la conséquence d'un contrat social contemporain. Le contrat social est une notion centrale de la philosophie politique, elle postule le passage d'un « Etat de nature » à un « Etat social » par la volonté contractuelle et rationnelle des individus. Chez Hobbes c'est la cession par l'individu d'une part de sa liberté en l'échange de sa sécurité pour Rousseau c'est l'institution d'un peuple qui unit autour d'un sentiment d'appartenance.

Pierre Calame se trouve plutôt dans la tradition Thomas Hobbes, car il le contrat créant la gouvernance a un rôle fonctionnel, gérer la globalisation, mais en respectant l'existence de sociétés intermédiaires. La nouvelle échelle de problèmes qui est à la base de la gouvernance globale induit le besoin de créer une communauté globale, donc de susciter un sentiment partagé d'appartenance à cette communauté. Cela a pour effet de rappeler la diversité des populations mondiales, ce qui crée fréquemment des replis communautaires comme on peut le voir à la multiplication des conflits ethniques. Pour Pierre Calame, la gouvernance est la solution à ses problèmes car elle reconnaît l'importance de chaque niveau territorial, de chaque communauté tout en les reconnaissant comme partie intégrante d'une communauté plus vaste qui va jusqu'au niveau mondial. La gouvernance apparaît comme le mode de gestion des rapports entre unité et diversité, ce qui explique pourquoi, même si la gouvernance répond d'abord à des changements globaux, elle se décline et s'applique à tous les niveaux territoriaux. Les systèmes de gouvernance correspondent finalement à des adaptations du politique aux changements dans les sentiments d'appartenance à une communauté politique. Chaque individu est amené à articuler la conscience de sa propre citoyenneté, il est à la fois citoyen d'une communauté restreinte, d'un Etat, d'une région du monde et de la planète entière. Cela est d'ailleurs devenu une question importante dans la science politique européenne avec les débats sur l'existence et le contenu d'une citoyenneté européenne. Le thème de l'émergence d'une société civile mondiale prend est également très débattu, beaucoup voient dans les manifestations contre les rounds de L'OMC ou contre la guerre en Irak les signes de l'apparition d'une conscience citoyenne mondiale. La littérature développant la thème de la gouvernance propose cette notion comme la solution politique pour gérer ces problèmes et concilier les différents niveaux territoriaux et de citoyenneté. La gouvernance reconnaît à la fois le besoin de réponses communes aux problèmes globaux mais sans proposer un gouvernement global, car elle reconnaît aussi l'impératif de réduction au minimum nécessaire des règles venues du haut pour s'appliquer uniformément aux communautés locales. La gouvernance permet pour Pierre Calame la réinvention locale de règles sans porter préjudice à l'unité d'une nation ou de la planète car cela se fait dans la prise en compte des principes directeurs émis par chaque communauté dans laquelle la communauté locale s'inscrit.

En réalisant la coordination entre unité et diversité, la gouvernance cherche à concilier deux principes, ceux de responsabilité et moindre contrainte. Le principe de responsabilité se retrouve dans la façon dont la gouvernance oblige chaque communauté, même la plus petite, à reconnaître les mêmes droits aux autres communautés qu'à soi-même. Le principe de moindre contrainte reconnaît que pour atteindre le bien commun, il faut limiter au maximum les contraintes imposées à chaque communauté. La gouvernance s'impose comme le moyen d'appliquer conjointement dans les faits ces deux principes a priori opposés. En effet, ce que nous venons de voir ne doit pas nous faire croire que la gouvernance est une réponse de la philosophie politique à de nouveaux problèmes. Il s'agit en réalité d'une conceptualisation qui vient donner une unité à des changements de fait dans les formes de gestions publiques.

IV. Conclusion

Comme nous l'indiquions en introduction, la littérature critique sur la gouvernance est semble bien plus vaste que celle destinée à développer ce concept. L'objectif de cette conclusion sera de confronter ces deux tendances et de nuancer les opinions tranchées et les passions que déchaîne chez les politologues la notion de gouvernance.

Il nous faut tout d'abord prendre garde de croire aux annonces d'innovations dans l'action publique faites par les politiques. Différents auteurs montrent que si la notion de gouvernance a eu du succès à la fois dans le champ politique et scientifique c'est à cause d'un effet pervers d'autolégitimation. Les politiques en utilisant le mot gouvernance et en affirmant être à l'origine de nouvelles formes de gestion pratiquaient leur propre communication politique, mais en même temps ils donnaient du crédit et une audience au travaux des chercheurs. Ceux-ci ont alors à leur tour légitimé les discours politiques en produisant des recherches sur ces nouvelles gestions. Des auteurs comme J-P Gaudin, P. Le Galès et P. Lascoumes ont insisté sur ce biais en montrant que certains nouveaux modes de gouvernance n'ont en réalité rien de novateur. Le sentiment de nouveauté serait causé par l'apparition de chercheurs se concentrant pour la première fois sur les instruments de l'action publique.

Le contexte de réapparition de la notion de gouvernance, dans le domaine des sciences économiques, est une autre raison pour laquelle cette notion fait l'objet de critiques virulentes. Nous avons vu plus tôt que la gouvernance s'est développée, dès ses débuts, dans la normativité néo-libérale des préconisations d'organisations telles que la Banque Mondiale. Bruno Jobert29 fait la critique de cette gouvernance qui est mise en avant comme un argument de dépolitisation du politique. Il analyse la façon par laquelle la pensée économique néo-libérale a considéré dès le début des années 1990 que la fin de l'idéal socialiste n'était pas suffisante, que l'Etat avait tendance à développer toujours plus ses institutions et à entraver le marché en favorisant des intérêts particuliers. Il résume cette pensée en citant la phrase du prix Nobel d'économie James Buchanan « le socialisme est mort mais le Léviathan vit encore ». Pour James Buchanan les hommes politiques sont trop soumis à la compétition électorale ce qui les amène à céder à la facilité en baissant les taux d'intérêt et produisant plus de monnaie avant les élections, sans se soucier des conséquences sur l'économie. De plus les économistes néo-libéraux voient dans les partis politiques de gauche un plus grand danger avec leur tendance à augmenter la taille des administrations. Ils renforcent ainsi des bureaucraties qui pratiquent déjà l'expansionnisme par leur double monopole de l'expertise et de la fourniture de services publics. Elles créent alors des dépendances en habituant la société à toujours plus d'interventions publiques. James Buchanan déduit de cela que les marchés politiques et économiques sont contradictoires, il considère que l'entrepreneur oeuvre pour l'intérêt général quand l'homme politique favorise des intérêts particuliers. Bruno Jobert estime qu'à partir de ces constatations, de nombreux acteurs, et pas seulement des économistes, ont développé un discours sur la gouvernance comme moyen de limiter la liberté d'action des responsables politiques. Si les premiers acteurs sont des économistes issus des premiers think tank néo-conservateurs apparus à la fin du paradigme keynésien, ils ont été ensuite relayés par de nombreuses organisations internationales. Bruno Jobert cite la Banque Mondiale et le FMI, mais aussi Organisation de Cooperation et de Development Economiques L'OCDE et L´e Union Européene L'U.E.

Au-delà du rapport de la gouvernance avec le politique, de nombreux auteurs ont écrit sur l'ambiguïté des rapports entre démocratie et gouvernance. Dans la conclusion de leur ouvrage, G. Hermet et A. Kazancigil écrivent qu'il est impossible des conclusions d'une analyse de la gouvernance. « Au même titre que la démocratie, y compris même dans les pays où elle est implantée de longue date, la gouvernance ne parviendra probablement jamais à se transformer en une sorte de « régime » totalement accompli. » La gouvernance montre les mêmes imprécisions que la démocratie, elle fait consensus sur sa nécessité mais pas sur ce qu'elle est. La gouvernance donne une unité à des systèmes politiques différents qui évoluent dans le même sens, mais les auteurs mettent bien plus souvent en évidence ses incohérences. Elle possède finalement les avantages et les inconvénients d'une notion utilisée presque partout sur la planète, à des échelles différentes, dans des champs scientifiques différents, par des hommes politiques comme par des chercheurs. C'est certes un « mot-valise » mais qui aide tout ce monde à se comprendre.

 


1 Euthydème, 291 d

2 Gaudin, J.-P. (2002), Pourquoi la gouvernance ? Presses de Sciences Po.

3 Coase, R. (1937), The Nature of the firm.

4 Hall, P. A. (1993), "Policy Paradigms, Social Learning and the State: The Case of Economic Policymaking in Britain" en Comparative politics, vol.25, nº3.

5 Ibíd.

6 Jobert, B. (dir.) (1994), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L'Harmattan.

7 Lange et Regini (dir.) (1989), Sate, Market and Social Regulation, Cambridge, Cambridge University Press.

8 Le Galès, P. (2003), Le retour des villes européennes, Paris, Presses de Sciences Po.

9 March et Olsen (1976), University governance; (1989), Redescovering Institutions.

10 Stone, C. N. (1989), Regime Politics. Governing Atlanta 1946-1988.

11 Chevallier, J. (1996), in C.U.R.A.P.P., La gouvernabilité, Paris, PUF.

12 Crozier, M.; Huntington, S. et Watanuki, S. (1975), Report on governability of democracies, New York, New York University Press.

13 Ibíd.

14 Fligstein, N. (2001), The Architecture of Markets: An Economic Sociology of Twenty-First-Century Capitalist Societies, Princeton, Princeton University Press.

15 Kjaer, A. M. (2004), Governance, Cambridge, Polity Press.

16 Krasner, S. (1999), Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton, Princeton University Press.

17 Jackson, R. H. (2000), The Global Covenant. Human Conduct in a World of States, Oxford, Oxford University Press.

18 Rosenau, J. (2000), Change, Complexity and Governance in a Globalizing Space in Jon Pierre (dir.) Debating Governance. Authority, Steering and Democracy, Oxford, Oxford University Press.

19 Strange, S. (1996), The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambrige, Cambridge University Press.

20 Voir notamment. Wallace, W. et H. (2005), Policy-making in the European Union, Oxford, Oxford University Press, 5ème réédition.

21 Sbragia, A. (2000), The European Union as Coxswain: Governance by Steering in Jon Pierre (dir.), Debating Governance. Authority, Steering and Democracy, Oxford, Oxford University Press.

22 Lenschow, A. (2005), Environemental Policy : Contending Dynamics of Policy Change in Wallace, W.; Wallace, H. et Pollack, M. A. Policy-making in the European Union, Oxford, OUP.

23 Jorgensen, E. (dir.) (1997), Reflective Approaches to European Governance, Londres, MacMillan.

24 Quermonne, J.-L. (2003), De la gouvernance au gouvernement: l'Union Européenne en quête de gouvernabilité in Favre, P. ; Hayward, J. et Schemeil, Y. (2003), Etre gouverné, Paris, Presses de Sciences Po.

25 Ibíd.

26 Ohmae, K. (1995), The end of the Nation-State, New York, Free Press.

27 L'exemple de l'installation d'EuroDisney dans la banlieue parisienne est fameux.

28 Pour mieux comprendre la pensée de cet auteur, voir notamment : Calame, P. et Talmant, A. (1997), L'Etat au coeur : le meccano de la gouvernance, Paris, Desclée de Brouwer ; Calame, P. (dir.) (2003), La démocratie en miettes : pour une révolution de la gouvernance, Paris, Descartes & Cie.

29 Jobert, B. (2003), Le mythe de la gouvernance dépolitisée in Favre, P. ; Hayward, J. et Schemeil, Y., Etre gouverné, Etudes en l'honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po.

 


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