SOMMAIRE
Introduction. 1. La constitutionnalisation de la montée en puissance du fait indigène. 1.1. Le paradigme de l'État multiculturel ou le multiculturalisme ordinaire. 1.2. Le paradigme de l'État plurinational ou la version radicale du multiculturalisme. 2. La renaissance indigène comme une "décolonialité inachevée". 2.1. La "décolonialité", une épistémologie ouverte. 2.2. Le multiculturalisme latino-américain en tant qu'expression d'une décolonialité inachevée. 3. Le multiculturalisme : entre (re)conceptualisation des droits et revitalisation de la justice sociale. 3.1. La problématique indigène : un horizon ouvert du potentiel universel multiple des droits de l'homme. 3.2. L'introuvable frontière entre reconnaissance culturelle et justice sociale. Conclusion. Bibliographie.
"No se trata de tener derecho a ser iguales, sino de tener igual derecho a ser diferentes"1
INTRODUCTION
La fameuse "découverte" de l'Amérique en 1492 fut pour les "amérindiens" le début d'une violence génocidaire. Considérés comme des sauvages par les conquérants, la disparition dont les peuples amérindiens furent l'objet emporta également leurs structures sociales et culturelles ; l'effondrement des grands empires précolombiens fut planifié2. Par-dessus tout, cette violence des circonstances allait léguer aux nouvelles communautés politiques et culturelles l'étroite alternative exclusion ou assimilation dans l'appréhension de la question de l'autochtonie. En effet, une relation déséquilibrée continue, assez protéiforme, entre autochtones et non-autochtones a marqué la structuration sociale et culturelle dans les Amériques. Toute une sémantique témoigne du traitement spécifique, historique et marginal de l'autochtone dans la région: el aborigen, el indio, el indígena, el originario, el nativo, el campesino3. Pendant longtemps, l'autochtone et tout ce qui le symbolise ont été culturellement opprimés4. Cela, par le truchement de l'idéologie de "l'infériorité naturelle des indiens" et du concept juridique de tutelle indigène qui ont servi à stabiliser le modèle de la subordination indigène au fil du temps5.
Cependant, aujourd'hui, si la marginalisation de l'autochtone n'est pas révolue, de l'eau a coulé sous les ponts, sous les demandes réitérées de justice et d'équité. À la suite d'âpres luttes et mouvements sociaux, les sociétés latino-américaines ont pris conscience de leur diversité. Une conscience multiculturaliste, entendue comme conscience des spécificités culturelles, semble s'aiguiser en Amérique latine. Avec une situation démographique non négligeable, d'environ 40 millions d'indigènes vers la fin du 20ème siècle6 à environ 55 millions en 20 207. De plus, de façon générale, les peuples indigènes de la région démontrent l'importance de leur présence territoriale et démographique, répartis non seulement dans les zones rurales, mais aussi, et de façon accélérée, dans les centres urbains des grandes et moyennes villes8. Par ailleurs, nombre de langues indigènes sont toujours pratiquées -certains États leur ayant reconnu le statut de langues officielles à côté de l'espagnol. Si ces langues ont été maintenues dans la domaine quotidien et familial, il est assez significatif de relever qu'elles ont, quoique de façon minoritaire, également acquis certains espaces publics9. Leur usage a été en effet impulsé par des réformes éducatives, mettant l'accent sur l'interculturel et le bilinguisme10. Par ailleurs, on observe une volonté de plus en plus forte visant à préserver et valoriser les cultures indigènes et une persistance de certaines de leurs pratiques religieuses dans un sous-continent profondément chrétien11. Ainsi, a-t-on pu parler de "retour des peuples indigènes en Amérique latine", de "réveil des Amérindiens"12, ou mieux de "renaissance des Indiens d'Amérique"13. Tout se passe comme si l'ancienne vision indigéniste, caractérisée par l'intégrationnisme et le paternalisme avait cédé, peu à peu, le pas à de nouvelles politiques basées sur la participation, la concentration d'intérêts et la promotion de formes de développement des peuples indigènes en accord avec les grands objectifs du développement national14. Considéré comme un "retour aux cultures"15, ce phénomène a pris une importance internationale aux répercussions considérables dans les sphères juridiques charriant également de nouveaux phénomènes politiques et des approches économiques alternatives16.
Nonobstant que l'évaluation profonde de la situation actuelle des minorités ethniques en Amérique latine peut pondérer l'enthousiasme, il n'est pas moins vrai que leur situation se soit un peu améliorée. Les améliorations obtenues, souvent certes plus significatives sur le plan normatif que sur celui des réalisations pratiques17, sont l'expression d'une véritable amorce d'un changement de paradigme. Une ère de multiculturalisme s'est ouverte dans les Amériques où l'ethnicité fait partie des nouvelles questions sociales. L'intérêt de cet article est de relever quelques spécificités latino-américaines en la matière. En effet, le terme multiculturalisme est souvent évoqué dans des caractéristiques estampillées expériences canadienne, états-unienne ou australienne, qui aujourd'hui ne suffisent pas, par-delà les expériences "d'au-delà" de la notion. Si l'usage de la notion, relativement récente en Amérique latine (vers la fin des années 1980), s'est greffé sur "une trajectoire longue, composée de manières successives d'aborder l'hétérogénéité culturelle", il existe de "forts décalages tant chronologiques que sémantiques entre pays"18. Si le pointillisme analytique s'impose, il n'est pas impossible de relever certaines tendances de fond bien évidement variant d'une période à une autre et d'un espace à un autre. Généralement, le terme multiculturalisme a été utilisé en référence à trois questions différentes: l'existence de cultures multiples, l'idéologie du respect et de la coexistence de cultures multiples, et une politique mise en œuvre par les gouvernements, surtout en ce qui concerne les migrants19.
Très globalement, nous entendons par multiculturalisme "un projet de reconnaissance "équitable" d'individus et de collectivités historiques dans l'espace public visant à prendre en compte le pluralisme culturel, ainsi que les rapports entre majoritaires et minoritaires, à l'intérieur d'une perspective d'égalité et de justice sociale"20. Cette définition est suffisamment abstraite pour ne pas nier l'élasticité des phénomènes que recouvre ce terme. Le multiculturalisme est en effet pluriel dans sa construction. C'est en effet un terme à connotation œcuménique en ce sens qu'il rassemble, dans ses usages, "différentes politiques qui concernent en fait des problèmes différents"21. Une telle versatilité est perceptible dans la myriade des adjectifs souvent affublés à la notion: multiculturalisme radical, différentialiste, conservateur, libéral, démocratique, essentialiste, etc. Une explication tient aux multiples fondements philosophiques ainsi qu'aux options idéologiques variées sur lesquels peuvent se fonder les revendications multiculturalistes22. Ainsi, c'est dans la contestation de l'assimilationnisme et du néolibéralisme que la question multiculturelle en Amérique latine s'est orientée sur la question ethnique et l'injustice économique et sociale dont ont longtemps fait objet les minorités ethniques. Dans cette perspective, la question multiculturelle offre un complexus, i.e, un pliage d'ensemble, un tricotage mêlant à la reconnaissance de la dignité culturelle les questions de droits de l'homme, et de lutte contre les inégalités économiques23. C'est particulièrement dans son rapport à la question des droits de l'homme et ses succédanés que le projet multiculturaliste latino-américain, en tant que gestion politique de particularismes, mérite d'être sondé, alors que le premier prône a priori un certain universalisme. Il s'agira de chercher à cerner la portée réelle de cet entrelacement mais surtout les ressorts (théoriques et/ou idéologiques) par lesquels la question indienne a pu être le fer de lance de ce multiculturalisme souscontinental, en mettant l'accent sur les principales dynamiques, notamment juridiques (les "usages politiques du droit"), qui sont à l'œuvre (internes externes) et en regardant les objectifs, les ressources et les contraintes des acteurs principaux. En effet, le sous-continent, depuis quelques années, connait une séquence historique d'une intense créativité juridique, politique, sociale et culturelle.
Fort de ces considérations, nous essayerons de démontrer que la forme juridique du multiculturalisme latino-américain (1) a comme sous-bassement idéologique une "décolonialité inachevée" (2), mais qui malgré tout, dans son dynamisme politique, porte un particularisme garant de l'universalisme où la question ethnique est indissociable de la question sociale (3).
1. LA CONSTITUTIONNALISATION DE LA MONTEE EN PUISSANCE DU FAIT INDIGENE
Au tournant des années 1980-1990, l'Amérique latine a amorcé une intense mutation juridico-politique, constitutionnelle notamment. La grande majorité de ces États se sont alors redéfinis comme formant des nations multiculturelles, pluriculturelles et/ou multiethniques ou de manière plus récente plurinationaux. Notons qu'à la même période, des 14 premiers États ayant ratifié la Convention 169 de I'OIT relative aux peuples indigènes et tribaux (1989), 10 furent de l'Amérique latine24. Ce révisionnisme constitutionnel a comme cadre contextuel une accélération du processus de mondialisation et la sortie des dictatures (phénomène plus connu sous le nom de "transition démocratique")25. Plus précisément, si le premier moment de ce "neoconsti-tutionnalisme"26 a été marqué par le débat sur les formes de passage de régimes dictatoriaux aux régimes démocratiques, à partir de la seconde moitié des années 1990, les énergies constitutionnelles se sont focalisées sur les formes de reconnaissance des droits indigènes ou de la diversité ethnique en général dans le cadre des Chartes fondamentales27. Conséquence d'un long processus de prise de conscience de la situation de vulnérabilité (politique, économique, culturelle et sociale) des minorités ethniques, l'"émergence indigène" entrecroise des revendications de droits individuels classiques (en tant que personne humaine) et également un ensemble de droits collectifs qui définissent les minorités ethniques comme peuples28. Si on ne doit pas occulter que l'expérience dans ses variantes locales présente une intensité différente d'un État à un autre, il n'en demeure pas moins qu'elle s'est reflétée dans toute la région. On a ainsi observé une version ordinaire du multiculturalisme (1.1) faisant place à une version radicale émergeant (1.2).
1.1. Le paradigme de l'État multiculturel ou le multiculturalisme ordinaire
La mobilisation indigène a été déterminante dans les transformations juridiques et politiques qui ont pris forme au sortir des dictatures en Amérique latine. Le nouveau constitutionnalisme latino-américain et le paradigme multiculturel qui en résulte est, dans ce sens, fruit de mouvements sociaux, notamment indigènes29. Conséquence de l'indigénisme politique, plusieurs constitutions confèrent aux minorités ethniques, dans les États où elles sont présentes, un statut qui garantit à leurs membres une "citoyenneté spécifique", à travers la reconnaissance du multiculturalisme30.
Ainsi, avant l'adoption de la Convention 169 de l'on (1989) sus-indiquée, le Guatemala (1985)31, le Nicaragua (1987)32 et le Brésil (1988)33 dans leurs nouvelles constitutions ont amorcé la tendance dans la région en reconnaissant et en protégeant la diversité culturelle indigène.
Dans les années 1990, soit après la Convention 169 de I'OIT, plusieurs constitutions latino-américaines reconnaissent la réalité pluriculturelle et multiethnique de l'État et certaines formes d'autonomie locale qui incluent la possibilité d'exercer des fonctions juridictionnelles dans le cadre de cette autonomie en conformité aux normes coutumières34. En effet, ces États d'Amérique du Sud reconnaissent, au niveau constitutionnel, ces peuples comme des sujets collectifs de droits fondamentaux35 en leur consacrant un ensemble de droits de droits politiques de participation, de demande d'autonomie, en rapport avec leurs territoires et leurs ressources naturelles. Ce qui inclut également une reconnaissance de droits à caractère linguistique et culturel. Une telle perspective cherche à repenser l'ancien modèle assimilationniste postcolonial. La diversité culturelle, le pluralisme sont convertis en principes constitutionnels en vue de fonder les droits des minorités ethniques. Le droit n'est plus considéré comme exclusivement produit par les appareils étatiques.
De telles inscriptions sur la nature pluriculturelle, multiculturelle ou multiethnique de l'État sont répertoriées, au cours de la décennie 1990, dans les Constitution d'autres États: la Colombie (1991)36, le Mexique (1992, 2001 et 2011)37, le Pérou (1993)38, la Bolivie (1994)39, la Équateur (1998)40. Le dénominateur commun de ces expériences tient dans l'idée que les peuples indigènes sont une catégorie spécifique nécessitant un statut particulier et des politiques spécifiques face à une culture nationale hégémonique. Cette reconnaissance de nouveaux droits et garanties a permis l'émergence d'un nouveau sujet juridique collectif, un nouveau type de citoyen qui implique "un nouveau type de communauté politique, un nouveau sujet pour un nouveau contrat social multiculturel"41.
Cependant, si bien ces réformes constitutionnelles ont apporté la reconnaissance formelle des peuples indigènes et des minorités jusque-là marginalisés, paradoxalement, elles sont accompagnées de politiques néolibérales, axée sur la privatisation, dans le cadre du "Consensus de Washington"42, dont l'impact sera inscrit en porte à faux à la question indigène. Les mesures néolibérales dans leur échec de transformations des structures monoculturelles et hégémoniques des États sont devenues un frein à cet élan de concrétisation du nouveau paradigme multiculturel. Pour ne prendre qu'un exemple, les activités d'extractions des sociétés transnationales installées sur les territoires des autochtones, a donné lieu à de nouvelles formes de spoliation semblables à celles du xixe siècle. Le changement constitutionnel n'a pas rimé pas avec un changement d'états des choses. Le rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits indigènes, Rodolfo Stavenhagen (2006) parle d'un "manquement aux obligations" (un "écart d'exécution"), constatant, entre autres facteurs, la distance entre les dispositions constitutionnelles sur les peuples indigènes et les dispositions légales réglementaires en vigueur, l'absence de mécanismes pour rendre exigibles les droits reconnus constitu-tionnellement, et le manque de ressources ou de volonté pour impulser des politiques publiques allant dans le sens de ces idéaux. À ce sujet, la tendance a été catalogué de "constitutionnalisme multiculturel libéral". L'adoption simultanée d'approches néolibérales et de celle de droits indigènes dans les Constitutions, entre autres facteurs, a eu pour conséquence de "neutraliser les nouveaux droits conquis"43. C'est dans la perspective de dépasser ces limites que les expériences bolivienne et équatorienne vont franchir un pas vers une version plus radicale du multiculturalisme: l'État plurinational.
1.2. Le paradigme de l'État plurinational ou la version radicale du multiculturalisme
Les constitutions équatoriennes et boliviennes, respectivement 20 octobre 2008 et 25 janvier 2009 inscrivent le multiculturalisme dans une nouvelle narration. Un trait commun de ces deux expériences, fort différentes en de multiples aspects, a été la représentation indigène dans les assemblées constituantes et la ratification du nouveau texte par référendum. En plus, ces deux nouvelles Constitutions se sont vues grandement influencées par la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Indigènes, approuvée par son Assemblée générale en 200744. Elles sont présentées comme des constitutions du "socialisme du xxième siècle" qui diffèrent à la fois du libéralisme et du socialisme réel45. En ce qu'elles sont relativement récentes, ces constitutions échappent en quelque sorte à la question de la transition démocratique. Elles sont marquées par "la recherche affichée d'instaurer de nouvelles formes de démocratie laissant une place aux réalités culturelles, sociales et économiques des pays"46.
Le modèle d'État campé par ces constitutions se présente comme un dépassement de l'État-nation en reconnaissant la diversité des peuples et des nations et en définissant les États comme plurinationaux, sans remettre en cause l'unité de l'État47 (art. 1 des deux Constitutions)48. La plurinationalité se manifeste en Bolivie aussi par l'incorporation dans la structure et l'organisation fonctionnelle de l'État à travers une Assemblée législative plurinationale, avec des circonscriptions spéciales indigènes et avec la participation proportionnelle des nations et des peuples indigènes originaires paysans (art. 145-147). S'y trouvent également un organe judiciaire et un tribunal constitutionnel avec ce même caractère et composition, avec la représentation de ces peuples (art. 178). Les deux Constitutions reconnaissent les systèmes de justice indigène et leur administration par les autorités indigènes conformément à leur droit coutumier.
Dans cette perspective, le paradigme de l'État plurinational se définit dans sa redéfinition des relations entre l'État et ces populations autochtones historiquement marginalisées49. Le Président équatorien, Rafael Correa, a clairement déclaré que l'État plurinational n'est ni plus ni moins que "la reconnaissance de plusieurs nationalités dans une seule République" (Noticiero RTS. 1-III-10). La plurinationalité apparaît ainsi comme "un acte de reconstitution et/ou de construction d'une nouvelle forme d'organisation économique, politique, éthique et sociale"50. Il y a une quête de sens, en rupture à l'homogénéisation culturelle, économique, politique et sociale dominante. L'État est à considérer non pas seulement comme une mosaïque de peuples et de nationalités mais bien plus comme "une sorte de Kaléidoscope (géo)politique intégrant différents peuples et nations qui permet de combiner différents concepts de la nation dans un seul et même État"51. Les deux Constitutions définissent l'interculturalité comme forme relationnelle entre les peuples différenciés composant les États. On dit à cet égard qu'il y a une remise en question de la théorie constitutionnelle eurocentrique52.
Comme un "retour du refoulé" ou une sorte de "ruse de l'histoire", cette version radicale du multiculturalisme entend corriger les pathologies d'origine, en résistant au monisme juridico-étatique. Le principe du monisme juridique, cher aux États libéraux du xixe siècle, caractérisé par l'existence d'un système juridique unique et d'une loi générale pour tous, exclut le pluralisme juridique de l'idéologie de l'État-nation53. Car "les peuples autochtones sont reconnus non seulement comme des "cultures diverses" mais aussi comme des nations ou des nationalités originelles disposant de l'autodétermination ou de l'autonomie"54. Il s'agit de surmonter l'absence du pouvoir constituant autochtone dans le fondement républicain en contrecarrant la tutelle étatique dont ces minorités ont fait l'objet tout au long de l'histoire55. L'ambition est des plus démesurées. Il reste à voir la réalité des promesses accompagner ce bouillonnement constitutionnel plein de potentialités démocratiques. Néanmoins, comme le souligne Uprimny Rodrigo, malgré tous ses défauts, le constitutionnalisme latino-américain récent représente un effort non négligeable de créativité démocratique56. Ce tournant multiculturel est l'expression d'un mouvement idéologique qui interroge les narrations officielles de l'idée de nation pour célébrer constitutionnellement les différences ethno-culturelles.
2. LA RENAISSANCE INDIGENE COMME UNE "DECOLONIALITE INACHEVEE"
Tout le cheminement du multiculturalisme révèle des efforts en vue de trouver la bonne formule capable de permettre aux sociétés latino-américaines de générer leur développement par des dynamiques internes propres. Cet effort démontre, notamment avec la version radicale du multiculturalisme, trouver son soubassement idéologique dans ce qui est couramment appelé en Amérique latine: la décolonialité. En effet, les sociétés latino-américaines ont hérité de l'histoire coloniale un système d'ordre public porteur d'un type spécifique d'inégalité, basé notamment sur la filiation, le phénotype et les différences culturelles. Il y a dans ce leg une essentialisation et une hiérarchisation des différences. Si l'indépendance a valu abolition du système colonial officiel, toutes les sphères de la vie sociale ont été trempées dans une "normalité coloniale" (l'État colonial) qui a permis la persistance informelle, insidieuse ou même ouverte des dispositifs de la hiérarchie coloniale.
Ainsi, la décolonialité entend affranchir l'inconscient collectif de l'emprise coloniale (2.1). Si le multiculturalisme, notamment dans sa version radicale, s'apparente à une mise en œuvre du projet décolonial, en l'état, pris dans ses propres contradictions, la stratégie est limitée (2.2).
2.1. La "décolonialité", une épistémologie ouverte
La "décolonialité"57 renvoie conceptuellement à un ensemble de travaux critiques menés par un réseau d'auteurs du Groupe modernité/colonialité58. La théorie de la "colonialité du pouvoir", développée par le penseur et chercheur en sciences sociales péruvien Aníbal Quijano, étant au cœur du collectif en question.
Cette perspective, construite à partir d'épistémologies et d'horizons "autres", non-occidentaux59, distingue "colonialité"60 de "colonialisme". Dans le colonialisme, le colonisateur met en place une administration (coloniale) lui permettant d'exploiter les ressources locales61. Or, la fin du colonialisme n'amène pas directement celle de la "colonialité", en ce sens que cette dernière est "un type de pouvoir multiforme, hétérogène, et complexe: il consiste en une hétérarchie de relations de pouvoir qui se déploient au niveau mondial (selon des critères tout à la fois raciaux, sexuels, épistémiques, spirituels, linguistiques, pédagogiques, économiques, esthétiques, de genre, etc.) et s'imbriquent mutuellement dans le cadre d'un schéma global dans lequel l'Occident, reconnu supérieur, domine et exploite un monde non-occidental, jugé inférieur"62. La "colonialité" est alors le résultat de l'ethnocentrisme occidental prétendant gouverner l'être, la pensée et l'agir de l'humanité tout entière, dans une perspective de négation des autres cosmovisions. Il y a, pour reprendre un adage connu des études postcoloniales, un "passé qui ne passe pas"63. Il y a dans les études postcoloniales une remise en cause de "la centralité politique, scientifique, culturelle et plus largement épistémique de l'Occident" en cherchant à comprendre pourquoi la décolonisation de la pensée n'a pas accompagné les indépendances politiques64. Le philosophème envisagé campe ainsi une sorte de "critique de la raison coloniale"65.
Dans cette perspective, la "décolonialité" apparaît comme un effort de déconstruction en ce sens qu'elle va interroger les fondements occidentalo-centrés de la modernité. Cela, en essayant de se défaire de l'imaginaire colonial dans ses effets sur l'être, le pouvoir et le savoir. Il ne s'agit pas de remplacer le récit ethnocentrique occidental par un autre lui-même hégémonique, mais s'inscrit davantage dans un élargissement des perspectives par des combinaisons multiples avec d'autres expériences de vérité (au sens de H. G. Gadamer) du vécu humain. En cela, les tenants de la décolonialité parlent de "plurilogies", de savoirs "pluriversels" ou "multiversels". C'est un mouvement aux contours conceptuels amples. Ce n'est pas une épistémologie anti-occidentale, mais une épistémologie plus qu'occidentale. Elle intègre l'apport occidental pour le dépasser. C'est en cela nous la qualifions d'épistémologie ouverte. Il s'agit de camper l'être, sa pensée et le pouvoir dans la réalité d'une existence propre, d'un vécu singulier et non dans le cadre d'une "civilisation-reflet" venue d'ailleurs. Dans une telle perspective, le cadre de pensée est pluriel, le passé est lu, et réutilisé dans "un présent imprégné d'héritages multiples"66. L'enjeu principal réside dans des possibles ouverts par une telle perspective, car il s'agit de "penser en termes de totalité" sans arrêter de "perturber la pensée totalisatrice en faisant jouer des catégories non totalisantes"67.
On comprend dans cette perspective combien une telle orientation de la pensée fait écho au multiculturalisme en construction dans la région.
2.2. Le multiculturalisme latino-américain en tant qu'expression d'une décolonialité inachevée
Le lien évident du paradigme décoloniale à la question indigène, et par là à la problématique multiculturelle, renvoie à l'expérience des indigènes comme "des sujets subalternisés, à ces autres invisibles ou inventés"68. Leur réalité s'apparente à une perpétuation physique et symbolique de la conquête. Ainsi, l'adoption de la plurinationnalité apparaît comme un acte de justice post-colonial qui rompt à l'errance coloniale69. Il s'agit de casser la dichotomie civilisation-barbarie (synthétisant le vieux schéma monarchique et centralisateur) pour une nouvelle forme de coexistence librement déterminée, communautaire et interculturelle avec plus d'équité70. Ces constitutions sont définies comme décoloniales dans leur distance à la fois politiquement et épistémologiquement de la grammaire du constitutionnalisme classique71. Le projet d'Evo Morales, président de la Bolivie, était d'ailleurs "de décoloniser l'État"72. Comme le souligne W. Mignolo, "c'est en cela que résident les pensées décoloniales, nées comme des possibilités transformatrices et émancipatrices, des alternatives aux processus de la modernité coloniale et à leurs séquelles pour la construction de dialogues sociaux et interculturels, pour échanger des expériences et des significations, comme fondement pour des rationalités/autres"73. La constitutionnalisation du fait indigène ne porte pas en effet seulement un projet contre-hégémonique, elle charrie également un effort d'élaboration de vivre ensemble véritablement intégratif. La catégorie indigène, autochtone ou afro-descendante n'a jamais été évoquée pour remplacer le non-indigène, non autochtone ou non-afrodescendant. La dénonciation a beaucoup insisté sur le fait que "l'État colonial avait rendu invisibles d'autres formes d'organisation constitutionnelle que celles du Nord développé, notamment "les structures indigènes de pouvoir""74. On comprend bien pourquoi le nouveau constitutionnalisme est parfois présenté comme le paradigme juridique de la décolonisation75.
Seulement, une question reste non élucidée: la question de l'autonomie que l'on pourrait ou devrait reconnaître aux catégories indigènes76. En effet, l'autonomie peut être perçue du point de vue de l'État. Dans ce cas, elle est pensée avec les différents impératifs de légitimité et de gouvernance de celui-ci. Elle est renvoyée à une forme de réorganisation politique et administrative. Cette perspective est classique et connue: de la décentralisation ordinaire à des décentralisations poussées. Mais l'autonomie est pensable également du point de vue des indigènes, davantage liée à un projet politique contre-hégémonique qui peut nécessiter une réorganisation plus profonde de l'État ou sa désintégration même dans ses formes jusque-là connues. C'est en constatant l'incapacité du nouveau constitutionnalisme latino-américain à réaliser cette deuxième autonomie, ou de porter ce projet contre-hégémonique jusqu'au bout, que nous la qualifions de "décolonialité inachevée, imparfaite ou inaboutie". Cet inaboutissement est peut-être interne à tout multiculturalisme à dominance idéologique pensé à travers le dogme de l'État (substantiellement unitaire77). En vertu des conséquences juridico-internationales que consacre le droit à l'autonomie des peuples, les États restent prudents dans la reconnaissance pleine et entière de ce droit. Elle reste exigible tant qu'elle ne dépasse pas le projet national d'organisation sociale, politique et culturel. Autrement dit, elle reste un élément d'un ensemble national. Comme si les aspirations à l'autonomie restent formuler "dans le langage même qui a permis de les assujettir"78. L'État comme forme de l'exercice du pouvoir politique n'est pas dépassé. En même temps, la question demeure, jusqu'où peut conduire la concession de ces autonomies à un État qui se veut encore "un"? Soit l'État est l'horizon indépassable de la perspective multiculturaliste, soit la perspective décoloniale impose la nécessité de dépasser l'État comme lieu central du pouvoir politique, comme forme de référence de gouvernance. La perspective semble porteuse plus d'interrogations que de réponses.
Par ailleurs, tous les mouvements identitaires ne parlent pas le même langage revendicateur. Certains revendiquent une assimilation sans intégration et en même temps une autonomie sans indépendance (séparation). Logique indigéniste et logique d'État ne se rencontrent pas toujours, en raison de ce rapport problématique et pluriel que peuvent entretenir les mouvements identitaires à l'État. Le pluralisme (politique, juridique) ne trouve pas encore (pleinement) sa place parmi les concepts directeurs de l'État79. Dans la réalité, les États organisent et monopolisent toujours comme bon leur semble les concepts d'unité, de diversité et de nation80. D'ailleurs, trop souvent, la définition même des peuples indigènes ou peuples autochtones reste empreinte d'une connotation spéciale où "ces peuples, primo-habitants des terres conquises et colonisés par les puissances européennes, ont été et continuent d'être identifiés par rapport à ce moment précis, moment où l'histoire occidentale a heurté la leur"81.
En réalité, c'est que le paradigme de l'État plurinational traduit la situation d'États qui traversent un processus de réforme dans la recherche de nouvelles formes de construction de l'État82. Les innovations juridiques sont pensées dans des contextes complexes qui imposent leurs tensions et contradictions aux textes constitutionnels83. Non sans problèmes, c'est pour saisir le processus de la refondation de l'État engagé, en distance avec la tradition critique eurocentrée, que Boaventura de Sousa Santos parle de "constitutionnalisme transformateur"84 configurant un "État expérimental", forcément un peu aveugle et un peu imprévisible, en ce sens qu'il ne prend pas toujours le chemin que l'on imagine85. En effet, les nouvelles tendances constitutionnelles ne sont pas sans problème dans leurs prétentions ; les transformations espérées peinent à être réalisées. Il reste que les zones de fuite ouvertes par cette perspective décoloniale multiculturaliste a revitalisé l'analyse des droits fondamentaux dans la perspective de justice sociale. Il en ressort un dynamisme interprétatif qui fait vaciller certains dogmes.
3. LE MULTICULTURALISME: ENTRE (RE)CONCEPTUALISATION DES DROITS ET REVITALISATION DE LA JUSTICE SOCIALE
La mise en œuvre des droits des indigènes comme catégorie particulière des droits de l'homme a mis en évidence la forme du particularisme dans l'uni-versalisme effectif des droits (3.1), ce faisant, elle réactualise l'imbrication étroite entre politique de reconnaissance et justice sociale (3.2).
3.1. La problématique indigène: un horizon ouvert du potentiel universel multiple des droits de l'homme
L'internationalisation de la question autochtones, notamment par la voie du droit des droits de l'homme, reste un facteur pertinent dans la compréhension du "modèle" multiculturaliste latino-américain86. Le "contentieux indigène" est intimement lié aussi aux problématiques de revendication internationales des droits. En effet, après des siècles de confinement dans des territoires étatiques, c'est aujourd'hui, grâce à l'internationalisation des droits, qu'une "identité transnationale autochtone"87 s'affirme. Dans le cadre de l'Amérique latine, c'est particulièrement l'activité des organes interaméricains de protection des droits de l'homme, la Commission et la Cour interaméricaines des droits de l'homme qui illustrera notre propos.
Notre postulat est le suivant: les droits des indigènes, a priori droits catégoriels, loin de remettre en cause l'universalisme des droits de l'homme, exigent la prise en compte du particularisme comme condition d'une universalité véritable. Comme le souligne Laure Ortiz, "le multicultural-turn de la pensée juridique latino-américaine, c'est l'universalisme passé au crible de l'exigence d'effectivité du droit"88. En effet, l'universalisme multicultu-rel, prodige du génie juridique latino-américain, démystifie la pertinence de l'antagonisme apparent qui sévit la rhétorique des droits de l'homme à chaque fois qu'universalisme et particularisme s'emploient. Classiquement, Universalisme, en filigrane droits universels, et Particularisme, à travers les droits catégoriels, sont pensés de façon dichotomique. En entame d'une réflexion sur la question, Danièle Lochak se demande si l'ère des "droits [de l'Homme] catégoriels" s'est succédé à l'ère des "droits [de l'Homme] universels89. "Parler des "droits catégoriels", n'est-ce pas postuler l'existence de droits qui ne seraient plus revendiqués par tous ni applicables mais seulement à des catégories d'individus, sonnant le glas de l'universalité des droits de l'Homme?"90 Elle défend l'idée que la question ne peut pas se poser de façon si hypothétique car dans l'histoire des droits de l'homme, il y a une dynamique d'alternance entre formulations universalistes et formulations spécifiques où la dialectique sied mieux qu'une évolution linéaire91.
Lors de la grande vague d'internationalisation de la protection des droits de l'homme post 1945, dont la Déclaration universelles des Droits de l'Homme de 1948 en est l'icône, on entendait protéger tous les droits de tous les êtres humains sans distinction de race, d'origine, de condition sociale, de religion, de langue, de convictions politiques, etc.92. La question des minorités est éclipsée. Il était question d'édifier un système de protection sur une base universelle en mettant en exergue davantage ce qui rapproche les hommes que ce qui les différencie93. À cet égard, Eleanor Roosevelt avait déclaré en 1946: "If individual human right are respected, there will be no need to proclaim the rights of minorities". Le débat sur les conceptions des droits et libertés était exclusivement centré sur les divergences Est-Ouest (démocraties libérales vs. démocraties populaires). La querelle dominante, à forte densité idéologique et politique, occultait les dimensions anthropologiques, cosmogoniques que charrie la question des droits de l'homme. C'était l'ère de l'universalisme abstrait. Pourtant, la problématique contemporaine de la protection des minorités, notamment avec l'effondrement des régimes communistes et la multiplication des conflits ethniques qui l'accompagnent, va faire surgir l'importance de cette matrice culturelle fondamentale d'appréciation dans la rhétorique des droits.
Il faut d'entrée de jeu souligner qu'en raison de l'influence libérale du cadre juridique américain, les traités (de droits de l'homme) interaméricains ne contiennent aucune spécificité culturelle94. D'ailleurs, aux termes de l'article 1§2 de la Convention américaine sur les droits de l'homme, les droits et libertés sont reconnus aux personnes qui s'entendent comme tout être humain95. Suivant une interprétation textuelle stricte, cet article semble exclure les personnes morales du bénéfice des droits de la Convention. A priori, elle exclut tout autant d'ailleurs les groupements et les communautés96. Ce n'était donc pas étonnant que, dans ses premières positions, la Commission interaméricaine des droits de l'homme ne distinguait pas les particuliers des peuples indigènes dans ses analyses. Les affaires relatives à ces derniers étaient traitées comme des affaires de sommation d'individus, sans considération de leur caractère de peuples ou les conséquences des crimes sur l'ensemble de leur communauté97. Cependant, au contexte de changement social de la fin du xxème siècle, du rôle actif des mouvements indigènes et indigénistes, et l'adoption progressive par les États de la région de la Convention 169 de I'OIT, s'est affirmée une évolution significative d'appréciation de la question indigène98. De plus, il revient de mentionner que depuis 1990, il existe un Rapporteur spécial sur les droits des peuples indigènes au sein de la Commission interaméricaine des droits de l'homme. Il a été également créé depuis 1999 un Groupe de travail du Conseil Permanent de I'OEA en matière de peuples indigènes et tribaux qui se réunit régulièrement. Tout un état d'esprit et un échafaudage ayant participé à l'édification actuelle de la jurisprudence interaméricaine relativement à la protection des peuples indigènes et tribaux.
Au regard de la jurisprudence de la Cour interaméricaine, les peuples indigènes et tribaux sont considérés comme des "groupes humains en situation de vulnérabilité" (ce qui inclut toutes les minorités ethniques dont les afro-descendants également). Fidèle à sa méthode d'interprétation "dynamique" / "généreuse"99, "sociologique"100, centrée sur le titulaire du droit, la Cour interaméricaine s'est obligée à une approche pluraliste ou multiculturelle, respectueuse des particularismes, comme garantie d'effectivité des droits conventionnels. En d'autres termes, dans le contentieux indigène, le juge interaméricain a assumé le défi de protéger la spécificité, sans pour autant perdre la vocation universelle des droits protégés par le système101. Ainsi, dans son travail d'interprétation de la Convention américaine des droits de l'homme relativement aux peuples indigènes et tribaux, la Cour interaméricaine va favoriser une méthode d'interprétation de très large portée, notamment par l'ouverture à des sources externes au système102.
L'identité culturelle sert alors de cadre théorique d'interprétation des droits et libertés. Il importe de mentionner quelques illustrations jurisprudentielles. Ainsi, dans l'affaire Mayagna-Awas Tingni, la Cour interaméricaine rend manifeste cette ouverture à l'univers des sources de droits de l'homme, sur la base du principe pro homine103, en soulignant que le devoir étatique d'ajuster la jouissance des droits des communautés indigènes et tribaux soit conformément à leur droit coutumier, valeurs, us et coutumes"104. De même dans l'affaire Sarayaku105, la Cour rappelle qu'en matière de sources, "les traités externes au système, ratifiés par l'État en cause et qui contiennent des aspects de droits de l'homme (para 161), la législation interne relative aux membres des peuples indigènes et tribaux, les principes généraux de droit international (para 164), les accords et instruments formellement liés avec le système interaméricain (para 161), sont tous des éléments qui intègrent l'analyse juridique de la Cour interaméricaine, qui va même plus loin en intégrant le soft law dans son analyse106.
Dans ce processus d'interprétation dynamique de la Convention, il y a une réhabilitation du pluralisme juridique, trait marquant de toute réalité multiculturelle. Dans l'affaire Bámaca Veláquez107, la Cour interaméricaine avait fait valoir la cosmovision indigène pour évaluer les conséquences culturelles d'une disparition forcée au-delà des répercussions sur les victimes directes ou indirectes individuellement considérées108. L'unité du genre humain entre les vivants et les morts et l'importance centrale de ce lien au sein de la culture maya ont été la porte d'entrée d'une analyse pluraliste des droits à la lumière de l'identité culturelle (para. 145). Un renvoi à l'identité culturelle se retrouve réitérer dans les affaires Yakye Axa et Sawhoyamaxa, respectivement 2005 et 2006. En effet, la Cour interaméricaine, interprétant les articles 24 (égalité devant la loi) et 1.1 (obligation de respecter et de garantir les droits) de la Convention américaine, postule que l'obligation d'interpréter et d'appliquer la législation interne en matière de procédure administrative effective et de délai raisonnable (recours judiciaire effectif) pour la revendication des terres des peuples indigènes et tribaux et de reconnaissance de la personnalité juridique comme peuple, implique de "prendre en considération les caractéristiques qui distinguent les membres des peuples indigènes de la population en général et conformément à leur identité culturelle"109.
Un autre contentieux de valorisation de l'identité culturelle des titulaires des droits et libertés est le contentieux des droits politiques (élection et participation). Dans l'affaire Yatama, la Cour souligne que lorsque la loi électorale de l'État impose des pratiques de participation politique non adaptées culturellement à une communauté traditionnelle dont les leaders se voient exclus des listes de candidats, elle prive à la communauté la possibilité d'élire celui qui "contribue à établir et préserver l'identité culturelle des membres des communautés indigènes et tribunaux"110. L'incorporation de l'identité culturelle comme principe juridique est la preuve d'un pluralisme juridique réhabilité qui sera la base d'un examen approfondi des questions relatives à la notion de "personne" comme individu et "personne" comme plusieurs sujets, trait caractéristique substantiel des communautés indigènes et tribaux111.
Pour une dernière illustration de la preuve de l'ouverture culturelle remarquable de la juridiction interaméricaine matérialisée par une interprétation dynamique et généreuse de la Convention, l'affaire Communauté Moiwana c. Suriname112 mérite l'attention. De façon très originale, voire audacieuse, la Cour prend en considération, à titre principal, l'atteinte à l'intégrité spirituelle des victimes fondée sur le préjudice dont elles ont souffert en raison de leurs croyances religieuses et du lien qui unit les vivants aux morts. À travers cette prise en compte des particularités culturelles, le dommage fondamental que retient la Cour relativement à la communauté du village Moiwana est de type spirituel. Et conformément aux principes énoncés dans l'affaire Comunidad Mayagna Awas Tingni sus-indiquée, la Cour applique le droit à la propriété collective de la communauté autochtone, tenant compte de la signification particulière du droit de propriété pour ces communautés qui ne le conçoivent qu'au profit de la communauté dans son ensemble.
Enfin, les groupements et les communautés, notamment indigènes et tribaux, sont devenus, au fil de l'interprétation de la Cour, titulaires des droits de la Convention113. La Cour interaméricaine, généralement non-littéraliste, s'était pourtant limitée à une interprétation textuelle stricte de cette disposition quant aux personnes morales. L'avis consultatif № 22 de la Cour interaméricaine synthétise la question114. Elle affirme en effet que les droits de l'homme appartiennent principalement aux personnes naturelles (i.e., les êtres humains individuels), et que ces droits ne s'appliquent aux personnes juridiques (les entités légalement formées) que lorsque ceci est nécessaire pour concrétiser les droits des personnes naturelles les composant115. Néanmoins, dans le but de protéger et de promouvoir de manière effective les droits de l'homme, la Cour interaméricaine considère que les communautés indigènes et tribunaux peuvent être titulaires de droits collectifs. Réaffirmant sa jurisprudence des affaires des peuples indigènes, la Cour précise que certains droits des communautés indigènes et tribaux ne peuvent être exercés que de façon collective et doivent avoir des conséquences collectives qui ne peuvent être réduites simplement au niveau des victimes individuelles dans des affaires spécifiques. Les communautés indigènes et tribales sont des "sujets-titulaires" des droits et libertés dans le droit interaméricain des droits de l'homme116.
La spécificité identitaire des communautés ethniques commande la reconnaissance d'une catégorie de droits fondamentaux, les "droits bio-culturels"117. À propos de ces derniers, "il s'agit d'un "faisceau" de droits conçu de manière à mieux protéger les intérêts collectifs des peuples autochtones et populations locales, mais aussi-et c'est ce qui en fait assurément toute la singularité-de mieux protéger l'humanité (ou la communauté biotique dans son ensemble) à travers la préservation des activités, pratiques, savoirs et valeurs des peuples autochtones et communautés locales liés à leur rôle supposé d'intendants ("steward") de la nature"118. En d'autres termes, c'est l'idée que les droits des communautés indigènes, par exemple, "ne doivent pas être confondus avec des droits collectifs des autres groupes humains"119.
Deux observations dans ce contentieux interaméricain relatif à la question des indigènes: d'une part, les droits et libertés de la CADH sont interprétées suivant une dynamique multiculturelle et, d'autre part, on observe parfois une émergence prétorienne de droits et libertés non expressément mentionnés dans le texte conventionnel (par exemple le droit à l'identité culturelle, le droit de consultation préalable, etc.).
Globalement, nous pouvons affirmer que dans le cadre de cette protection régionale des peuples indigènes et tribaux, loin de s'attacher au contenu substantiel des droits et libertés, le particularisme doit être davantage recherché dans leurs conditions de leur mise en œuvre120. Et comme le souligne Danièle Lochak, nombre de droits catégoriels, au demeurant très hétérogènes, ne sont que la simple déclinaison concrète des droits universels121. Ainsi la Cour interaméricaine a saisi le potentiel subversif de la question indigène en rapport avec les droits de l'homme, où faire prévaloir une interprétation abstraite des droits, uniformément libérale et individualiste relèverait purement et simplement du déni de la justice. Et la question indigène ne s'épuise pas seulement dans la reconnaissance, elle charrie d'importants enjeux de justice sociale également.
3.2. L'introuvable frontière entre reconnaissance culturelle et justice sociale
Dans la problématique des politiques du multiculturalisme gît en filigrane la controverse politique de la reconnaissance versus politique redistributive. Dit autrement, il y a d'un côté, les politiques de la reconnaissance (symbolique et juridique) des identités qui peuvent concerner des "droits différenciés" ou alors une nouvelle génération de droits de l'homme: les droits culturels. D'un autre côté, des politiques qui visent à lutter contre l'inégalité sociale (souvent assimilées aux affirmatives actions nord-américaines). Si en premier lieu, le modèle latino-américain rime bien avec le pôle politique de la reconnaissance (toute une pléthore de droits collectifs en rendent compte: reconnaissance du pluralisme juridique, de droits collectifs spécifiques et garantie de la propriété communautaire, etc.), mais la question de la justice sociale loin d'être éclipsée fait son retour en force. On pourrait même parler d'un "multiculturalisme intégré", pour reprendre la typologie de Michel Wieviorka122. En d'autres termes, nous partageons l'analyse de Laure Ortiz qui contrairement à Roberto Gargarella (avocat et sociologue argentin), soutient que la question indigène ne s'est pas substituée à la question sociale, au contraire, elle l'a remise en scène. Il s'agit par-là de remettre d'interroger la pertinence même de la distinction justice sociale et demande de reconnaissance culturelle.
Roberto Gargarella a observé la place centrale de la "question indigène" dans le constitutionalisme latino-américain de la fin du xxe siècle. En effet, toutes les Constitutions de la région avaient tendance à être sensibles à une question qui avait été mis en veilleuse pendant des décennies, et ont continué à y faire mention explicite et en général de manière enthousiaste: les droits des peuples indigènes123. Il constate que si la première vague de réformes constitutionnelles majeures du début du xxe siècle s'étaient distinguées par leur emphase sur la "question sociale", cette seconde moitié du siècle (avec ses multiples variantes) a été spécialement marquée par la "question indigène". Et comme avec l'inclusion des droits sociaux, le "constitutionalisme de fusion" ou libéral-conservateur du xxe a donné lieu à la "question sociale", reporté au siècle précédent, maintenant le "constitutionalisme de mélange" de la fin du xxe siècle a repris la "question indigène" abandonnée dans les expériences juridiques antérieures124. Il s'agissait pour lui d'une tentative de récupérer les exclus parmi les exclus125.
Pour lui, cet engouement constitutionnel à la "question indigène" soulève des questions et des doutes exceptionnellement complexes allant des tensions directes ou indirectes des demandes d'autonomie avec des systèmes politiques verticalistes et d'autorité concentrée jusqu'à la judiciarisation de questions qui méritent une attention et un type de solutions primordialement extra-judiciaires (tendant ainsi à individualiser des réclamations collectives et de menacer les communautés du pouvoir de décision relativement à leurs conflits). Alors que la "question sociale" avait exigé de nouvelles réflexions liées à "comment intégrer" les "marginalisés" socialement et économiquement, la "question indigène" elle requérait, immédiatement, au-delà de ce point pour se poser alors directement si des ordres juridiques et des systèmes culturels différents, souvent en tension entre eux, pouvaient coexister sur le même territoire126.
Pourtant s'il faut bien admettre l'audience de plus en plus croissante de la question indigène, néanmoins postuler de la dissociation question sociale et question indigène nous paraît non seulement gommer l'histoire de la demande indigène mais également c'est occulter la splendeur de l'actuel développement du contentieux réel de la question indigène.
Les mouvements et luttes indigènes sont intimement liés à la problématique des conditions sociales, eu égard aux siècles de domination, d'exploitation ou de discrimination dont ils furent longtemps l'objet. Au-delà de la demande de reconnaissance, le mouvement indigène a toujours été porteur de demande sociale. En effet, dès leurs débuts, les luttes indiennes modernes (1960 aux années 1980), s'inscrivant dans le cadre de luttes paysannes, et plus généralement du "mouvement populaire", portent des revendications principalement de nature économique et sociale127. De telles revendications s'articulent autour des questions du développement, de l'accès à la terre, au crédit, au marché, aux infrastructures et aux services (éducation, santé, transports, eau potable, électricité ...)128. Leurs enjeux résident dans la réforme agraire, les conditions de production et de commercialisation, la modernisation, l'intégration à la société nationale et les conditions de vie129. Ce n'est pas par hasard que les mobilisations s'effectuaient le plus souvent dans le cadre de coopératives ou d'organisations syndicales et politiques de classes. La domination à combattre est autant culturelle que sociale. Elle est diffuse et pénètre à tous les interstices de la vie sociale. Sous la révolte culturelle perce la contestation sociale.
Ce n'est pas moins ce que sous-entend le juge constitutionnel colombienne lorsqu' il juge que la terre indigène ne constitue pas seulement la base de leur subsistance, mais également elle est à la fois un élément fondamental de leur cosmovision, de leur culture et de leur spiritualité130. Des décisions de la Cour interaméricaine font montre également de cette imbrication question sociale/question indigène. Ainsi dans sa décision relative à l'affaire ndígena Sawhoyamaxa c. Paraguay, la Cour interaméricaine précise que la terre n'est pas "une simple propriété matérielle" (mais elle n'est, souligné par nous), et doit être respectée comme le "fondement de la culture, de la vie spirituelle, de l'intégrité et un élément fondamental de l'héritage à transmettre aux générations futures" ... "Méconnaître les versions spécifiques de ce droit d'utilisation et de jouissance liées à la culture, aux us et coutumes ou croyances de chaque peuple équivaudrait à soutenir qu'il n'existe qu'une forme d'user et de disposer des biens, ce qui reviendrait à rendre illusoire la protection de l'article 21 pour des millions de personnes"131. Pour ces peuples, occuper la terre, c'est pouvoir également disposer des ressources qui s'y trouvent, dans la perspective d'un "droit à la maitrise par les communautés de leurs conditions de développement intégral"132. La Cour interaméricaine n'hésite pas à condamner des politiques agraires effectuées au nom de "l'exploitation rationnelle des terres"133, ou sous prétexte de la création d'un "espace boisé protégé sous régime de propriété privée"134.
L'interprétation des droits sous le prisme multiculturel, associé à une recherche d'effectivité, ouvre des possibilités de correction à l'injustice historique dont a fait l'objet les catégories indigènes, et marginalisées. Parce que ces catégories marginalisées sont en même temps souvent des défavorisés économiques, justice sociale et reconnaissance apparaissent comme indissociables. Leur combinaison permet de mieux saisir les discriminations structurelles et systémiques des catégories concernées.
CONCLUSION
Au travers de son nouveau cadre institutionnel et normatif, sans cesse com-plexifiant et évoluant, l'Amérique latine tient compte du différend ethno-iden-titaire pour répondre, en partie, à l'exigence de la reconnaissance des groupes indigènes. Ce processus a impliqué une mobilisation complexe du droit (et des droits), de la politique et de l'idéologie. Parce que le droit en réalité héberge, dans son sous-sol, la question politique et idéologique, il s'est trouvé déterminant, notamment à travers son pouvoir symbolique, dans la conjugaison de l'État de droit à l'État multiculturel et plurinational, pluriethnique, créant des passerelles de plus en plus complexes entre ces figures de l'État.
L'instrumentalisation du cadre politique et juridique de l'État qui s'en est suivie a favorisé l'installation des groupes indigènes comme des acteurs incontestables de l'arène politique. La prise en compte de leur spécificité a démontré tout le potentiel d'une interprétation stratégique et bénéfique des droits.
La version radicale du multiculturalisme a impulsé, du moins théoriquement à travers la pensée décoloniale, un nouveau rapport de la société et de l'État qui ne soit pas médiatisé par l'idée de nation. L'État-nation étant remise en cause. Un défi s'impose: l'État ne saurait alors défendre une identité nationale englobant l'ensemble de ces citoyens, alors même que la logique de l'État territorialisé la requiert135.
La société multiculturelle, pluriethnique ou plurinationale devient aussi une société des droits (toutes les catégories revendiquent des droits). A priori cela pourrait être interprété comme renforçateur du processus démocratique et facilitant le passage d'une démocratie formelle à une démocratie de plus en plus substantielle. Mais c'est surtout que cette revendication plurielle et multiple de droits créé de plus en plus de problèmes de gouvernabilité pour des États non moins fragiles déjà. En ce sens que l'énergie étatique s'épuise à gérer les nombreuses contradictions que suscite le multiculturalisme. Mais faut-il bien prendre le chemin que l'on ne connait pas pour aller là où on ne connait pas.