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Literatura: Teoría, Historia, Crítica

Print version ISSN 0123-5931

Lit. teor. hist. crit. vol.21 no.1 Bogotá Jan./June 2019

https://doi.org/10.15446/lthc.v21n1.74871 

Artículos

Construction déterministe du personnage féminin chez Émile Zola et Miguel de Carrión

Construcción determinista del personaje femenino en las obras de Emile Zola y Miguel de Carrión

Deterministic Construction of Female Characters in the Works of Emile Zola and Miguel de Carrión

Margarita López Mendez1 

1 Université Paris Diderot, París, Francia margarita.lopez@etu.univ-paris-diderot.fr


Résumé

Prenant appui sur le fait que la condition de la femme est un sujet commun à Emile Zola et à Miguel de Carrión et que le romancier naturaliste crée ses personnages en tenant compte des lois du déterminisme physiologique et social, cet article vise une analyse des personnages féminins, en essayant d'évaluer dans quelle mesure leurs caractères et leurs actions sont influencés par le milieu (les normes sociales et l'éducation) ainsi que par des phénomènes biologiques comme l'hérédité. Cette analyse de l'écriture du féminin devrait ainsi éclairer un chapitre de l'histoire de l'influence du naturalisme français sur la littérature latino-américaine.

Mots-clés: déterminisme; hérédité; Émile Zola; Miguel de Carrión; naturalisme; personnage féminin

Resumen

Partiendo del hecho de que la condición de la mujer es un tema común a la obra de Emile Zola y la de Miguel de Carrión y que el novelista naturalista construye sus personajes teniendo en cuenta las leyes del determinismo fisiológico y social, este artículo busca analizar los personajes femeninos de estos dos autores intentando evaluar en qué medida estos se ven influenciados tanto por el medio (normas sociales y educación) como por los fenómenos biológicos como lo es la herencia. Este análisis pretende aclarar un capítulo de la historia de la influencia del naturalismo francés en la literatura latinoamericana.

Palabras clave: determinismo; herencia; Émile Zola; naturalismo; Miguel de Carrión; personaje femenino

Abstract

The article analyzes the female characters in the works of Émile Zola and Miguel de Carrión, in order to evaluate the extent to which they are influenced by the environment (social norms and education) and by biological factors such as heredity. The analysis is based on two premises: first, that the condition of women is a theme shared by the two authors, and, second, that in the construction of their characters, naturalist novelists take into account the laws of physiological and social determinism. The paper also seeks to shed light on a chapter of the history of the influence of French naturalism in Latin American literature.

Keywords: determinism; heredity; Émile Zola; naturalism; Miguel de Carrión; female characters

DANS SON SENS PREMIER, LE déterminisme désigne le conditionnement d'une chose par des facteurs généraux internes ou externes. Pour le naturalisme zolien, qui s'inspire des théories des scientifiques de l'époque -comme celles de Prosper Lucas sur l'hérédité ou le positivisme de Comte- les facteurs externes proviennent du milieu, c'est-à-dire, des différentes normes économiques, politiques et sociales que l'éducation se charge de transmettre. S'agissant des facteurs internes, Émile Zola attribue une très forte importance à la question de l'hérédité, car il pense que la psychologie est subordonnée à la physiologie. Partant du postulat que ces facteurs déterminent en grande partie le destin des individus, ici, nous étudierons comment ces théories ont servi d'appui à l'écriture du féminin de Zola et de Carrión. Aussi, les pages qui suivent tenteront de répondre aux questions suivantes : quel rôle Émile Zola, représentant majeur du naturalisme français, a-t-il joué dans la façon dont l'écrivain cubain Miguel de Carrión de Cárdenas (1875-1929) représente le féminin dans ses deux œuvres romanesques majeures, Las Honradas (1917) et Las Impuras (1919)? Comment une telle écriture du féminin a-t-elle contribué au dévoilement des injustices sociales de Cuba par Miguel de Carrión qui, comme d'autres écrivains latino-américains de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, aurait vu dans le naturalisme zolien, un modèle d'émancipation ou au moins de recherche et de dévoilement de la vérité sociale de son époque?

1. Le milieu : Normes sociales et éducation

L'éducation

Comme le remarque Krakowski: "En dehors de l'hérédité, dont les critiques ont souvent exagéré la portée, le milieu et l'éducation, pour l'auteur des Rougon-Macquart, sont autant de facteurs qui exercent une influence tout aussi importante sur la personnalité" (71). Pour saisir comment l'influence des facteurs extérieurs se manifeste dans le parcours des personnages féminins chez Zola et chez Carrión, il convient d'approfondir et de comparer, en premier lieu, le contexte social et le système éducatif des filles aux XIXe et XXe siècles en France et à Cuba.

Pour ce qui est du contexte français, Claudie Bernard affirme que la Révolution n'a pu, ou n'a pas voulu, s'occuper de l'éducation des filles, et ajoute que les écoles les négligèrent et même que "le Second Empire les maintint 'sur les genoux de l'Église'" (163). Les filles ont dû attendre jusqu'en 1880 pour entrer au lycée sans que pour autant elles soient préparées au baccalauréat. C'est à partir de la Première Guerre mondiale seulement que les filles ont pu réellement s'y préparer. Avant cela, les parents détenaient une double fonction éducative, celle de l'apprentissage domestique et celle de l'instruction scolaire. C'est la raison pour laquelle nous utiliserons le terme d'" éducation " pour faire référence aux deux : à la fois à l'apprentissage et à l'instruction. En règle générale, c'était le père qui transmettait au garçon de la famille les compétences professionnelles (l'apprentissage), et l'éducation que la mère donnait à la fille avait pour unique but de lui inculquer les fonctions de mère et d'épouse accomplie.

Chez Zola, l'idée selon laquelle l'éducation des femmes exerce une influence néfaste sur leur destin est assez récurrente. En analysant ses personnages féminins tout au long de son œuvre littéraire, on trouve des exemples de la manière dont une bonne ou une mauvaise éducation déterminent les actions, et donc le destin d'une femme. Zola montre comment cette influence s'exerce à la fois sur les femmes bourgeoises et sur les femmes du peuple : "Si dans le peuple, [...], le milieu et l'éducation jettent les filles dans la prostitution, le milieu et l'éducation, dans la bourgeoisie, les jettent dans l'adultère" (Pot-Bouille 1).

Dans Pot-Bouille, Zola se livre à un réquisitoire contre l'éducation des femmes et insiste sur ses effets chez chacun de ses personnages féminins issus de la bourgeoisie. L'écrivain y montre à plusieurs reprises la façon dont les personnages féminins sont élevés conformément aux normes de la bourgeoisie du x1xe siècle. Pour ce faire, il utilise les personnages de "mères" dans le monde diégétique, et les fait parler avec fierté de leur fonction éducative. C'est le cas de Mme Vuillaume :

[E]lle dit son plan d'éducation. L'honnêteté d'abord. [...] Les portes fermées, les fenêtres closes, jamais de courants d'air, qui apportent les vilaines choses de la rue. Dehors, ne point lâcher la main de l'enfant, l'habituer à tenir les yeux baissés, pour éviter les mauvais spectacles. En fait de religion, pas d'abus, ce qu'il en faut comme frein moral. Puis, quand elle a grandi, prendre des maitresses, ne pas la mettre dans les pensionnats, ou les innocentes se corrompent ; et encore assister aux leçons, veiller à ce qu'elle doit ignorer, cacher les journaux bien entendu, et fermer la bibliothèque". Et surtout, "pas de romans avant le mariage, tous les romans après le mariage. (88)

Ces idées, qui sont reprises par plusieurs figures maternelles du roman, nous permettent de constater le modèle d'éducation des femmes de l'époque. Selon Zola, cette éducation favorise l'adultère et la fausse morale au sein du foyer. En effet, dans le même roman, à chaque étage de la maison de la rue Choiseul, il y a une femme adultère.

Par ailleurs, dans L'Assommoir, avec le parsonnage de Nana, Zola décrit l'extrême négligence qui affecte l'éducation des filles issues des milieux les plus populaires. Dans son foyer, elle a été initiée aux vices de l'alcoolisme, de la violence et de l'oisiveté. Dès son enfance, propulsée dans un monde de vices, elle n'aura aucun mal à se prostituer, à séduire des hommes et à les conduire à leur perte. Zola met en relief les mauvais effets de l'éducation de Nana dans le roman dont elle est l'héroïne déchue.

On trouve chez Carrión le même processus que chez Zola : une mauvaise éducation pousse la femme bourgeoise à l'adultère car la femme se marie sans se connaître elle-même, dans l'ignorance de sa propre nature physiologique. C'est là le thème dominant du roman Las Honradas. Tout comme les bourgeoises de Pot-Bouille, Victoria est une fille éduquée à la maison par une mère qui pense que les écoles corrompent les enfants. Par conséquent, Victoria et sa sœur sont instruites par des manuels de comportement pour filles comme El Almacén de las señoritas par Emilia Serrano, lequel fut réédité plusieurs fois à Paris, en Espagne et en Amérique Latine. Cette éducation pousse Victoria à idéaliser l'amour, à détester les " vilaines choses " comme le sexe, et lui fait développer "Une prédisposition de la conscience contre tout ce qui pourrait avoir trait à la saleté" (160).1

Dans Las Honradas, Carrión met en place un dispositif énonciatif particulier pour décrire l'influence du milieu chez la femme. Au cours d'un récit à la première personne, l'héroïne raconte son histoire et porte des jugements sur son passé. Elle décortique les normes sociales et leur influence sur ses compatriotes. Carrión utilise le dédoublement du personnage dans le temps, un personnage d'abord jeune qui multiplie les expériences, puis un autre plus âgé qui les observe et qui les analyse. Par ce biais, l'auteur peut laisser transparaître ses thèses. Ce dédoublement est d'autant plus net que l'héroïne narratrice utilise souvent la troisième du singulier pour faire référence à elle-même et se juger.

Dans Las Honradas, Victoria se demande si elle aurait pu être plus heureuse en recevant un autre type d'éducation. Elle se rend compte de toute l'influence de son éducation dans sa vie, et en vient à regretter de l'avoir subie. Elle l'accuse d'être la raison de son insatisfaction sexuelle dans les premiers temps de la vie commune avec son mari. Il lui faut passer par l'infidélité pour goûter aux plaisirs sexuels :

Mais au fond de mon âme, sans que je l'aie voulu, brillait l'allégresse de la passion partagée et du désir satisfait. Il y avait aussi là, je ne sais pas quel bourgeon d'accusation amère contre ceux qui avaient tordu et jeté à perdre ma vie, en empêchant que légitimement, j'aurais pu profiter des jouissances que maintenant je volais à l'adultère. (433)

Bien que les effets de l'éducation et du milieu dans la vie de Victoria soient assez explicites, avec cette stratégie d'auto-évaluation, Carrión les rend plus visibles encore. Ce que Zola ne fait pas en laissant la liberté au lecteur de tirer ses propres conclusions. De cette façon de procéder, nous pourrions dire qu'il y a un côté "pédagogique" chez Carrión absent chez Zola.

Chez l'écrivain cubain on trouve également une opposition entre des destins de femmes n'ayant pas reçu le même type d'éducation : face à Victoria, on trouve Graciela, dont la mère ne suit pas le modèle d'éducation suivi par la mère de Victoria. La mère de Graciela permet à celle-ci de développer sa propre pensée et lui offre la possibilité de s'épanouir dans sa vie amoureuse. Dès son enfance, Graciela est une femme qui n'a peur ni d'exprimer sa pensée ni d'explorer sa sexualité. Elle y accède sans aucune honte, et est libre de choisir l'homme qu'elle aime. Graciela pense si différemment des autres femmes cubaines que Victoria lui dit : "Tu n'es pas comme les autres Cubaines, ma fille. Sur plusieurs plans, tu sembles même saxonne" (Carrión, LH 433). Elle oppose ainsi l'éducation cubaine à la liberté de pensée souvent attribué aux femmes nord-américaines.

Il faut rappeler le rôle que jouèrent les États-Unis par rapport à Cuba dans les romans de Carrión à ce sujet. Dans le diptyque de Carrión, on retrouve de nombreuses références aux États-Unis. D'une part, parce que les États-Unis ont exercé une influence politique dans le développement de Cuba entre les années 1898 et 1921 (Cuba venant d'obtenir son indépendance). D'autre part, parce que Carrión s'est exilé aux États-Unis au début de la Guerre d'indépendance. Il ne retourne dans son pays que huit ans plus tard. L'écrivain cubain a donc pu analyser les mœurs de la société américaine et l'éducation de ce pays. Carrión transpose d'ailleurs ce fait biographique dans la famille de Victoria qui, une fois la guerre commencée, se voit obligée de partir en Amérique du Nord. A New York, Victoria et sa sœur Alicia rentrent dans un couvent et y restent pendant vingt-deux mois. La comparaison de Graciela avec une "sajona" est une allusion à sa connaissance de la sexualité et à la façon peu honteuse qu'elle a d'en parler.

Avant l'intervention des Etats-Unis à Cuba, la sexualité n'était pas verbalisée et l'éducation sexuelle que recevaient les cubaines assimilait le sexe à la honte, à la saleté et à l'impureté morale. Cependant, à la fin du XIXe siècle, les discours sur le sexe commencent à exister hors du domaine religieux. Avec l'intervention des États-Unis à partir de 1899, le sexe devient un enjeu économique et politique pour la population cubaine, car le pays décide de contrôler entre autres choses le taux de natalité, et le taux de naissances légitimes et illégitimes (Moureau-Lebert, "La redención" 3).

Le mariage

Nous avons pu constater que l'éducation des femmes européennes du XIXe siècle ne diffère pas beaucoup de l'éducation des femmes cubaines du début du XXe siècle. Cette éducation fait de la femme un être incapable de survivre par lui-même de sorte que le mariage représente le seul projet de vie envisageable. Au XIXe siècle, le mariage est vu avant tout comme un contrat. Claudie Bernard écrit à ce propos : "Sur l'axe de l'alliance, la monogamie, assise indissoluble de la famille, était bien un contrat charnel, assorti d'un contrat économique, mais pas nécessairement un contrat sentimental" (168). Cette situation amène les personnages féminins de Zola à enfanter, même quand le sentiment de la maternité n'a pas encore été éveillé : cette situation, assez récurrente dans l'œuvre zolienne, concerne Nana et Marie Pichon qui, dans Pot-Bouille, s'occupe de sa fille comme s'il s'agissait d'une tâche ménagère. Ici, Zola dédie plusieurs chapitres au mariage de Berthe et Auguste Vabre, et à la façon dont la mère de Berthe, Mme Josserand, a réussi à les unir. Dans ce roman, on conçoit le mariage comme un contrat économique où la femme doit payer à son futur époux une dot tandis que ce dernier doit démontrer en retour qu'il est fortuné.

Chez Carrión, le mariage est présenté sous diverses facettes au sein du même roman. Dans Las Honradas, il n'est pas uniquement caractérisé comme contrat économique : en effet, Victoria, comme sa sœur Alicia, se croit amoureuse de son époux. Il faut pourtant noter que Victoria se marie, non pas parce qu'elle le souhaite, mais parce que c'est là une convention conforme à la norme sociale. Dans la famille de Joaquín, l'époux de Victoria, au contraire, le mariage revêt la même valeur que dans Pot-bouille. Les sœurs de Joaquín, encouragées par leur mère, envisagent bien, quant à elles, de se marier pour pouvoir sortir de la pauvreté. Malheureusement, une fois mariées, les personnages féminins sont loin de trouver stabilité et tranquillité : elles rencontrent un monde d'hostilité, voire la maltraitance de la part du mari, ce qui est un usage légal selon le code civil de Cuba, basé sur le code civil espagnol de 1888. La législation en vigueur à Cuba jusque dans les années 1950 exigeait l'obéissance de la femme envers son époux, lequel avait le droit de la soumettre sexuellement, et même de la mettre à mort si elle se livrait à l'adultère. Bien entendu, la virginité est une obligation morale à l'époque de la République et tout homme qui arrive au mariage s'attend à ce que sa femme soit vierge (Moreau-Lebert, "La redención" 4).

Dans Las Impuras, le mariage repose sur le "culte" de la virginité et c'est ce dernier qui marque le destin de Florinda. Celle-ci mène une vie difficile à cause de son époux Rogelio, l'amant de Teresa, le personnage principal. Loin d'essayer de se soustraire à cette vie, Florinda s'y soumet dans une forme d'aliénation complète. Elle finit même dans une extrême pauvreté car elle ne se considère plus comme l'épouse de Rogelio, mais comme sa domestique. En effet, elle accepte tout cela car elle demeure reconnaissante à Rogelio de s'être marié avec elle alors même qu'elle n'était pas vierge. Ceci est un exemple clair de la manière dont les normes et les préjugés d'une société patriarcale, comme celle des pays latino-américains, contraignent la femme à se soumettre et peuvent déterminer toute une vie. Sous la plume de Carrión :

Comme toutes les femmes, celle de Rogelio éprouvait un profond respect pour le mythe de la virginité, sur lequel est fondée une bonne partie des dogmes et problèmes sociaux. Ce respect, [...] nous éclaire un peu sur la vie intime de cette créature vulgaire chez qui l'instinct maternel s'était développé excessivement au point d'émousser le reste de sa sensibilité et de presque toute sa pensée. Rogelio profitait de cette disposition d'esprit, en se laissant soigner comme une idole et en prodiguant á sa femme l'affection avec laquelle on reçoit les caresses d'un animal domestique, sans se priver de l'éloigner d'un coup de pied quand il devient gênant. (182-183)

En employant le mot "mythe", Carrión renvoie à l'idée que la virginité a une valeur presque sacrale. Quant à Freud qui théorise cette idée, il se réfère à la virginité en tant que tabou propre à la vie sexuelle des peuples primitifs (La Vie sexuelle 66).

Concernant le contexte propre aux pays latino-américains, Katarzyna Rózañska affirme que la conquête espagnole, en établissant la religion catholique, a établi dans le même temps un patriarcat classique où la virginité devient un moyen de domination sexuelle sur la femme tandis que la perte de celle-ci est vue comme une forme de dégradation (64).

Situation politique et sociale du pays

Mélanie Moreau-Lebert déclare que si Miguel de Carrión met la femme au centre de ses récits, c'est parce que les femmes sont les premières victimes des changements sociaux brusques et négatifs et de la corruption politique de la société cubaine survenus après l'indépendance et l'intervention politique des Etats-Unis ("Les Impures de Miguel" 3). A ce propos, Las Impuras, constitue un excellent exemple pour illustrer combien certaines données sociales peuvent rendre la femme victime.

Ce roman est situé dans la période de l'histoire politique de Cuba appelée par les historiens "Seudorepública", période qui suivit l'indépendance de Cuba en 1898. On parle de "pseudo-république" car Cuba subit l'influence politique des Etats-Unis au point que les premiers présidents, après l'indépendance, sont des Américains (John R. Brooke et Leonard Wood). De ce fait, on appelle également cette période située entre les années 1898 et 1921 la période de "la democracia inauténtica". En 1906, l'avocat américain Charles Magoon prend le pouvoir et Cuba devient une île où se propage la corruption favorisée, par exemple, par le détournement de fonds publics.

Après le mandat de M. Magoon, ce sont les Cubains libéraux qui reprennent le pouvoir et le gouvernement de Gómez est connu pour avoir amplifié le problème de la corruption : "La corrupción se hizo endémica [...] y como dijo Fernando Ortiz, se instaló en Cuba una auténtica 'cacocracia, o sucesión de gobiernos corrompidos" (Esteban y Aparicio 14).2 Ces gouvernements répandent un climat néfaste pour les citoyens et Gómez instaure brutalement une sorte de libertinage dans leur vie quotidienne : Il réhabilite plusieurs pratiques qui auparavant étaient interdites comme les combats de coqs, les corridas et les jeux d'argent. Toutes ces réformes, selon Ángel Esteban y Yannelys Aparicio, ont diminué chez les Cubains la disposition au travail et ont promu la fainéantise et l'oisiveté (11-17).

Carrión, comme plusieurs écrivains de l'époque, se lance dans la critique de cette "cacocracia" et met en lumière le caractère invasif de la corruption en se servant de personnages masculins qui mènent à leur perte les personnages féminins. Teresa est victime des hommes qui l'entourent et de la corruption d'une société cubaine en pleine évolution. Elle est d'abord chassée de chez elle par son propre frère qui prétend l'avoir renvoyée suite à une affaire qu'elle aurait eue avec un homme marié, en revendiquant le devoir de chasteté et de vertu. Son frère est en fait un homme égoïste dont les vraies intentions sont de s'approprier son héritage. Elle est ensuite abandonnée par son amant, Rogelio, un homme avide de luxe, d'argent et désireux d'obtenir tous ces biens sans travailler car la corruption le lui permet. Teresa est également abandonnée et critiquée par une société qui la condamne à être une femme "impure". À la fin du roman, Teresa finit par se retrouver seule avec deux enfants. Elle reconnaît alors que, comme pour n'importe quelle femme cubaine, dans ces conditions, elle n'a que peu de chances de refaire sa vie et de trouver un équilibre à la fois sentimental et économique. C'est pour cela qu'elle se prostitue.

Selon Mélanie Moreau-Lebert, lors de la guerre d'indépendance, Cuba perd 20% de sa population masculine. Des milliers des femmes veuves ou d'orphelines se retrouvent sans moyens de subsistance et doivent opter pour le mariage, le travail ou la prostitution. Le mariage, comme planche de salut, était une option accessible aux plus chanceuses d'entre elles. Quant au travail, seulement 9,8% des femmes pouvaient y accéder. Pour celles qui réussissaient à avoir un poste, leur situation ne s'améliorait guère car les salaires étaient très bas. C'est donc à cette époque que Cuba connaît sa plus grande période de prostitution ("Les Impures de Miguel" 6).

Carrión explore le monde de la prostitution en décrivant les femmes prostituées comme étant tributaires de problèmes sociaux, sujettes aux contraintes que subissent les femmes dans cette activité : la violence extrême ainsi que le harcèlement moral et sexuel, comme dans le cas d'Anita, qui est exploitée par sa propre mère, ou bien d'autres par leurs maris comme dans le cas de Carlota, femme d'origine française qui supporte la violence de son mari avec un stoïcisme remarquable. Avec ces portraits, Carrión, comme d'autres écrivains de l'époque, dévoile une problématique sociale : sous la plume de l'écrivain naturaliste, la prostitution n'est pas montrée comme une pratique dans laquelle se jetteraient volontairement des femmes immorales et cupides, mais comme un mal social, résultat d'inégalités entre les hommes et les femmes.

Carrión ne se limite pas à dépeindre ses personnages féminins, dont les prostituées, comme des femmes malchanceuses mais cherche à véhiculer une profonde compassion envers ces victimes. Dans le dernier chapitre de Las Impuras, Rogelio abandonne ses deux femmes, Florinda et Teresa ainsi que sa fille Llillina. Les prostituées habitant dans le bâtiment où habite Teresa mettent à disposition de ces trois femmes, en particulier de Llillina qui est gravement malade, nourriture et argent. Teresa finit elle-même par se prostituer pour pouvoir payer un traitement à Llillina, qui meurt malheureusement au même moment, ce qui rend l'acte de Teresa dépourvu de sens et de valeur :

A sa sortie, Las Impuras a été très critiqué par la haute société conservatrice, qui rougit presque de la sensualité explosive de certains personnages, et réprime cette image des prostituées " humaines " et " sensibles ", quand la plupart des gens s'entêtent à considérer la femme qui se prostitue comme une paria menaçant l'intégrité familiale, l'équilibre moral et hygiénique de la société. (Moreau-Lebert, Les discours 9)

D'autre part, dans LAssommoir, Zola aborde plusieurs problèmes sociaux du Second Empire dont l'alcoolisme. La production de vin a augmenté en France de manière considérable et sa consommation double à Paris. Les travailleurs partageaient la certitude que l'alcool les aidait à supporter leur longue journée de travail (12 heures en moyenne) et faisaient de la boisson un substitut de la nourriture qui leur manquait. Jacques Dubois déclare dans ces notes dans LAssommoir ainsi "Par ailleurs, qui songerait à nier qu'au XIX siècle, en milieu ouvrier, l'alcoolisme exerçait ses ravages jusqu'à devenir un fléau collectif ?" (34), et affirme que ce roman illustre ce schéma : les ouvriers perdus dans l'alcoolisme entrainent leurs proches dans leur perte, même s'ils tentent de façon désespérée de s'élever.

Chez Zola, le personnage qui illustre le mieux la femme malchanceuse victime de son milieu est Gervaise. Sa vie avec Lantier débute alors qu'elle vient d'échapper à une vie déjà difficile menée auprès de ses parents, où son père "pour un oui, pour un non, [lui]'allongeait des coups de pied dans les reins" (64).

Gervaise rêve d'une autre vie :

Mon Dieu! Je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grande chose... Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d'avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage... Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c'était possible... Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d'être battue... Et c'est tout, vous voyez, c'est tout... (88)

Mais même si elle y travaille et que, tout au long des premiers chapitres, Gervaise trouve une stabilité émotionnelle et économique dans son couple avec Coupeau, elle devient rapidement la victime de tous les fléaux sociaux des ouvriers, comme l'instabilité, la misère, l'alcoolisme et tout ce qu'il entraîne : l'oisiveté et la violence. Gervaise, au fur et à mesure que l'histoire progresse, se montre de moins en moins capable de lutter contre ce qui contribuera à sa chute. Elle s'habitue à voir son mari ivre, travaillant rarement, puis au ménage à trois, presque imposé par son mari et Lantier, et enfin à voir sa boutique faire faillite. Son milieu la conduit irrévocablement à sa perte et à mourir comme une bête esseulée.

Dans ce roman, Zola, partant de la problématique de l'alcoolisme dans la classe ouvrière, traite la question de la violence envers la femme, et expose l'histoire d'une petite fille maltraitée par son père alcoolique qui finit même par la tuer. Cette fille, Lallie Bijard, est souvent appelée, par le narrateur et son père, comme "la petite mère" :

Jusqu'à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout son monde. En voilà une qu'on ne remplacerait pas, bien sûr ! Elle mourait d'avoir eu à son âge la raison d'une vraie mère, la poitrine encore trop tendre et trop étroite pour contenir une aussi large maternité. Et s'il perdait ce trésor, c'était bien la faute de sa bête féroce de père. (463)

D'ailleurs, elle adopte le rôle de mère lorsque son père, rendu fou par l'eau-de-vie, tue sa propre femme d'un coup de pied au ventre. Lalie est alors obligée d'élever ses deux petits frères, une fille et un garçon, et elle le fait comme si elle était née pour cela. Cette figure féminine se pose en contraste avec la plupart des personnages féminins de Zola, qui sont mères dont le sens de maternité est inexistant. Zola décrit à plusieurs reprises la manière dont Lalie est torturée par son père toujours ivre ainsi que la soumission la plus complète avec laquelle la fillette endure cette situation. Zola ne la fait mourir qu'au chapitre xii. Cette fille est une double victime : d'une part, de la violence envers les femmes -récurrente dans les basses classes de la société- et de l'alcoolisme de son père.

Si les deux auteurs décrivent des destins de personnages féminins comme le résultat de l'influence du milieu et des mœurs d'une société, leur écriture est néanmoins assez différente.

Afin d'aborder des sujets et des problématiques qui affectaient la société du Second Empire et afin de dresser un réquisitoire contre la société de façon crue et directe, Zola crée ses personnages en se servant de stéréotypes. Il fait de ses personnages des idées, des allégories et ils représentent les sujets qu'il compte aborder. En restant dans le cas spécifique, à l'aide de ses personnages, Zola se limite à montrer une réalité qu'il veut la plus objective, et invite tacitement le lecteur à trouver dans le monde fictionnel le lien avec la réalité. De son côté, Carrión a essayé d'aller plus loin dans sa critique en associant l'individu à la théorie. En partant de ses personnages et de cas spécifiques, il tente ensuite de généraliser et de démontrer l'influence du milieu sur le déroulement de la vie d'une femme à Cuba à l'époque de la Pseudo-République. Afin de donner un exemple concret, nous pouvons citer le dernier chapitre de Las Honradas. Dans les dernières pages du roman, l'héroïne dresse le compte-rendu d'un essai qu'elle a lu et qui porte sur le rôle de la femme dans la société et sur les demandes et reformes de l'Etat cubain. Carrión, grâce à cette stratégie, dévoile un peu plus directement son idéologie. Victoria, qui regarde par la fenêtre et voit des femmes et des hommes passer, décrit les vêtements des premières afin de montrer qu'il y a un changement dans les mœurs de la société, dans laquelle la femme a acquis une certaine liberté. Carrión attribue cette semi-liberté à la volonté de l'État qui a besoin d'une participation plus active de la femme. L'auteur accorde toutefois la prépondérance au milieu et non à la volonté des femmes, même si à cette époque-là, les féministes commençaient déjà à faire entendre leur voix. En effet, dès 1918, quelques mois après la publication de Las Honradas, Cuba devient le premier pays latino-américain à approuver la loi du divorce. D'après Carrión, ce sont les " systèmes " qui ont attribué aux femmes leur rôle à chacune des époques suivant les besoins politiques. Par rapport au changement de mentalité de la femme, il dit :

Dire à la femme : " tu as vécu éloignée des luttes sociales jusqu'à aujourd'hui où on a besoin de ta coopération. Tu es libre. Ton corps est à toi. Ce que nous t'avons dit qui était mauvais, ne l'est plus. Il a été nécessaire de te faire croire afin d'accomplir une formalité d'évolution collective. Tu as le droit de rêver, de travailler et de procréer au sein de cette nouvelle société, parce que, au même titre que l'homme, tu as devant toi les chemins ouverts de l'activité et comme lui, tu dois te soumettre de façon inconditionnelle à la machine de l'État ". (566)

Avec ces idées tirées de l'essai lu par Victoria, Carrión livre la conclusion de son roman et, même si Victoria a trouvé une sorte d'émancipation après son adultère, Carrión conclut que la liberté des femmes est exigée et imposée par l'Etat. Ce qui suppose un grand pessimisme chez Carrión vis-à-vis de l'émancipation féminine. Il nous semble que Carrión voit en la femme l'image de son pays, Cuba, dont l'indépendance n'est pas authentique car encouragée par les États-Unis qui se sont imposés dans le domaine politique et économique par ailleurs.

Les mots avec lesquels Carrión finit son roman, Las Honradas, souligne enfin l'importance assignée au milieu comme agent extérieur déterminant le parcours de ses personnages. Il reste maintenant à analyser la place qu'il accorde à l'hérédité comme agent intérieur, élément également caractéristique de la construction des personnages zoliens.

2. Hérédité

De vastes progrès scientifiques ont eu lieu au XIXe siècle. La biologie commence à se constituer comme science et nombreuses sont les découvertes qui émergent tout en déclenchant diverses polémiques. Les œuvres portant sur l'origine et l'évolution de l'homme prolifèrent. En 1859, Charles Darwin publia sa théorie de l'évolution de l'homme dans l'ouvrage De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, ou la Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Zola en tant qu'écrivain naturaliste, n'était pas indifférent aux théories darwinistes ; il les étudia, ainsi que d'autres théories scientifiques étayées par Haeckel, Galton Weismann ou encore le Dr. Prosper Lucas (Traitéphilosophique et physiologique de l'hérédité naturelle), qui, à leur tour, se sont posé des questions sur l'évolution de l'homme et plus spécifiquement sur l'hérédité et la transmission des caractères. Ces recherches et découvertes sont utilisées par l'auteur comme support pour consolider les principes sur lesquels il bâtît ses personnages, tout spécialement ceux de la série Rougon-Macquart (Malinas).

Dans la série de Rougon-Macquart, Zola tente d'illustrer "l'histoire naturelle d'une famille". Dans son ultime roman, Le Docteur Pascal publié en 1893, il livre aux lecteurs les théories de l'hérédité qu'il a suivies et montre la façon dont elles ont déterminé le parcours de ses personnages. Le docteur Pascal est un homme de science qui dédie sa vie à la recherche sur l'hérédité. Il prend sa propre famille en exemple pour observer la trace de tares physiologiques et s'appuie sur celle-ci pour rédiger les lois découvertes par lui-même.

A travers ce personnage, Zola exprime explicitement les principes d'imitation (hérédité) et d'invention (innéité) qui président selon lui à la filiation. Les modalités de l'imitation notamment sont nombreuses et Zola en parle dans le passage suivant :

[I]I avait tenté une théorie générale de l'hérédité, qui pût suffire à les expliquer tous. [...] Il était parti du principe d'invention et du principe d'imitation, l'hérédité ou reproduction des êtres sous l'empire du semblable, l'innéité ou reproduction des êtres sous l'empire du divers. Pour l'hérédité, il n'avait admis que quatre cas : l'hérédité directe, représentation du père et de la mère dans la nature physique et morale de l'enfant ; l'hérédité indirecte, représentation des collatéraux, oncles et tantes, cousins et cousines ; l'hérédité en retour, représentation des ascendants, à une ou plusieurs générations de distance; enfin, l'hérédité d'influence, représentation des conjoints antérieurs, par exemple du premier mâle qui a comme imprégné la femelle pour sa conception future, même lorsqu'il n'en est plus l'auteur. Quant à l'innéité, elle était l'être nouveau, ou qui paraît tel, et chez qui se confondent les caractères physiques et moraux des parents, sans que rien d'eux ne semble s'y retrouver. (39-40)

D'après Malinas, ces idées correspondent aux lois évolutionnistes de Darwin (65). En ce qui concerne l'innéité, Malinas affirme que Pascal (le personnage) et Zola sont réticents à valider ce principe. Cependant, il souligne que l'auteur en avait besoin, car sinon, une stricte transmission des caractères et tares aurait fait des Rougon-Macquart des monstres pathologiques (67).

Si Zola s'efforce d'imposer les principes de l'hérédité, une science alors naissante, à ses personnages, il a souvent fait l'objet de critiques concernant la naïveté des principes sur lesquels ils sont construits. Malinas, dans son livre Zola et les hérédités imaginaires, dresse un parcours des théories dont Zola s'est servi et conclut que les hérédités chez l'écrivain naturaliste ne sont qu'imaginaires. Zola part d'une documentation médicale incomplète et il "devine" ce que les médecins n'ont su lui expliquer (5).

Il semble que Zola sort préparé à cette critique lorsqu'il affirme dans son dernier volume :

Ah ! ces sciences commençantes, ces sciences où l'hypothèse balbutie et où l'imagination reste maîtresse, elles sont le domaine des poètes autant que des savants ! Les poètes vont en pionniers, à l'avant-garde, et souvent ils découvrent les pays vierges, indiquent les solutions prochaines. (Le Docteur Pascal 126)

S'agissant de la construction des personnages zoliens, il est intéressant de remarquer que l'ancêtre transmettant la tare à partir de laquelle les autres personnages vont en développer d'autres est une femme : Adélaïde Fouque, surnommée Tante Dide, "jetée à la démence", dont procède "toute la lignée, la branche légitime et la branche bâtarde, qui avait poussé de ce tronc, lésé déjà par la névrose" (81). Nous oserons donc dire que Zola fait de cette Tante Dide, l'Ève, l'origine du mal, du vice et du péché. Anna Krakowski soutient en effet que le vice chez Zola est toujours une conséquence des maladies transmises héréditairement par des femmes mais qu'il ne croit pas à la malignité originelle de la femme (55). Si on prend comme exemple Nana, dans L'Assommoir et Nana, celle-ci est décrite comme l'héroïne la plus remplie de vices de tous ses personnages féminins dans la série Rougon-Macquart. Or, dans Le Docteur Pascal, son caractère et ses actes sont attribués à l'influence de l'hérédité ; elle est donc libre de toute culpabilité et de tout jugement. Le fait que Nana appartienne à la lignée des Macquart et non à la lignée de Rougon définit déjà en grande partie son destin, puisque la première correspond à la branche bâtarde où prime l'alcoolisme. Dans L'Assommoir, Nana est décrite dès son enfance comme une fille aux yeux pleins de vice. Si Nana elle-même n'est pas alcoolique, la tare de l'alcool est encore présente en elle. À ce sujet, Malinas prétend que l'alcoolisme héréditaire tel que le présente Zola est une fiction, tout en reconnaissant que "l'alcoolisme familial et les névroses des enfants de foyers d'alcooliques sont des réalités" (116).

Il apparaît que Zola a voulu montrer comment une tare héréditaire exerce son influence chez n'importe quel type d'individu, le laissant incapable de lutter contre elle. Dans La Joie de vivre, même une héroïne aussi positive que Pauline, qui appartient à la lignée des Rougon, se voit affectée par l'hystérie héréditaire. En dépit de son caractère tranquille et de son dévouement et sa tendresse envers les autres, la tare héréditaire se laisse sentir de temps en temps. Dès son enfance, elle présente des signes d'hystérie et de jalousie, qui se révèlent par des crises de rage et de sauvagerie :

Cachée derrière la remise, l'enfant tenait Mathieu [le chien de la famille] acculé contre le mur, et hors d'elle, emportée par un accès fou de sauvagerie, elle lui tapait sur le crâne de toute la force de ses petits poings [...] Il semblait de ces violences jalouses lui vinssent de loin, de quelque aïeul materne, par-dessus le bel équilibre de sa mère et de son père. (53)

Quant à Gervaise, la femme malchanceuse de L'Assommoir, le romancier la décrit dans son ébauche comme ayant un tempérament tendre et passionné. Mais Zola explique également qu'il fera de Gervaise la reproduction exacte de sa mère, qu'elle boira comme sa mère qui la faisait boire. Gervaise aura une manifestation physique héréditaire, sa boiterie, "bancale de naissance, la cuisse droite déviée et amaigrie, reproduction héréditaire des brutalités que sa mère avait eu à endurer dans une heure de lutte et de soûlerie furieuse" (BNF 10). On vérifie bien que Gervaise est une reproduction de sa mère, et non de son père, M. Macquart, indiquant que le "mal" vient des femmes.

Dans le diptyque de Carrión, l'influence de l'hérédité dans le parcours des personnages féminins est également présente. Néanmoins, ses procédés et les thèses sur lesquelles il s'appuie se différencient de ceux de Zola. Pour commencer, et même si le diptyque de l'écrivain cubain raconte une histoire familiale dont les personnages passent d'un roman à l'autre, Carrión n'a pas pour objectif de montrer la trace d'une tare physiologique héréditaire chez les membres de cette famille. En dévoilant les conséquences psychiques, chez la femme, de la différence anatomique entre les sexes, et la façon dont celles-ci soumettent la femme, Carrión met l'accent, malgré tout, sur la transmission, de génération en génération, des "caractères féminins". Initialement biologique, il s'agit d'une hérédité renforcée ensuite par la société, devenant ainsi un héritage plutôt culturel. Ces caractères seront donc renforcés par l'éducation. Pour explorer ce territoire, Carrión se penche sur les théories freudiennes concernant la sexualité et la féminité.3

Le personnage principal de Las Honradas médite pendant tout le roman sur la différence de caractère des hommes et des femmes et dresse une sorte de bilan des traits de caractère propres à la femme et qui déterminent sa manière d'agir, de se comporter et d'envisager la vie. L'un d'entre eux est la curiosité. Dans Las Honradas, Victoria est décrite comme une fille curieuse qui, dès son enfance, se pose de nombreuses questions ; elle recherche désespéramment des réponses, si bien que son père l'appelle parfois marisabidilla.4 D'après Freud, une fille est plus intelligente et plus vive qu'un garçon du même âge mais, comme Carrión le montre, cette intelligence et cette curiosité sont réprimées parallèlement à la répression sexuelle liée à ce que Freud désigne comme étant "la morale sexuelle civilisée". Carrión, contrairement à plusieurs autres écrivains, érige la curiosité comme une caractéristique héréditaire positive chez les femmes à l'inverse de la curiosité qui pousse Eve au mal et qui est une caractéristique négative depuis la nuit des temps.

À plusieurs reprises, Carrión fait référence à l'hérédité des ancêtres lointains qui, d'après lui, explique la soumission, l'obéissance et la conformité naturelle des femmes et illustre comment ces caractères déterminent leur destin et leur rapport avec le sexe opposé ainsi que leur place dans la société et au sein du foyer. Dans le roman, Victoria présente la soumission et l'obéissance comme des facteurs déterminants. Par exemple : "L'idée du devoir me fut elle imposée, venue de je ne sais pas quel coin de mon esprit où restent endormis les mandats ancestraux qui imposent à celles de mon sexe l'abnégation et la soumission" (LH 277). Cette idée se rapproche de la thèse freudienne selon laquelle la femme est synonyme de passivité et que cette caractéristique est prédéterminée biologiquement, liée à la nature des organismes sexuels élémentaires (Freud, "La Féminité" 155-157).

Comme Zola, Carrión écrit sur l'influence héréditaire des ancêtres, mais il ne se satisfait pas des ancêtres d'une même famille ou lignée, il va encore plus loin en remontant aux ancêtres inconnus. Les "mandatos ancestrales" supposent ici une hérédité sociale, anthropologique et non proprement physiologique. La soumission, l'obéissance et la conformité éternellement transmises héréditairement et culturellement condamnent la femme cubaine à suivre la volonté de l'homme et à adopter une position fataliste. Pendant tout le roman, Victoria part de son cas puis généralise à toutes les femmes :

Chez nous les femmes, le conformisme est un guide qui nous conduit au fatalisme.5 (LH 287)

Je ressentais le fatalisme résignant qui a éternellement fait de l'âme féminine une pâte malléable et façonnable par les doigts de l'homme.6 (LH 315)

Victoria, l'héroïne de Las Honradas, critique cette attitude et se demande comment serait le destin des femmes si elles n'étaient pas si conformistes et soumises. À la fin du roman, Carrión fait un bilan des caractéristiques que les femmes acquièrent soi-disant "naturellement" quand Victoria parle de sa fille qui montre à son jeune âge les tendances naturelles du sexe féminin :

Depuis sa naissance, elle a commencé à refléter les tendances de son sexe : elle était plus délicate, avait le caractère plus doux et ses mouvements étaient moins vivants que ceux des garçons de son âge. Après, elle a commencé à développer l'instinct de plaire, la coquetterie inconsciente des postures et des gestes, la flexibilité du corps, la grâce de ses sauts et de ses courses, l'amplitude plus grande de son imagination... (510)

Il convient de remarquer que même si Carrión est médecin de profession, ce qui nous fait supposer qu'il n'ignore pas les théories sur l'hérédité, l'auteur cubain est moins "biologiste" que Zola. L'influence de Freud en est sûrement la cause. En effet, les traits de caractère de la fille de Victoria correspondent à ceux que Freud attribue à la jeune fille : "La petite fille est, en règle générale, moins agressive et rétive, elle se suffit moins à elle-même, elle semble avoir plus besoin d'une tendresse que l'on lui doit, et être, par la même, plus dépendante et plus docile" ("La Féminité" 157).

Dans Las Impuras, le procédé de Carrión se maintient. Il construit la plupart des personnages féminins de ce roman selon l'idée que les femmes adoptent naturellement, donc culturellement, un comportement d'acceptation des circonstances et choisissent de faire très peu pour s'y opposer. Ainsi, les femmes prostituées, au lieu d'essayer d'améliorer leur condition, supportent le joug imposé par leurs proxénètes et sont d'un stoïcisme exceptionnel. D'autre part, nous avons l'exemple de Teresa et de sa mère. Carrión, à la manière de Zola, décrit tout ce que Teresa a hérité de ses parents et illustre au fur et à mesure que l'histoire se déroule la façon dont cette influence héréditaire détermine son destin :

La fillette, pour sa part, n'avait des Trebijo que la rude obstination, la volonté inflexible et la vigueur corporelle. De sa mère, elle avait hérité le désintéressement, la délicatesse des sentiments et un certain mépris un peu hautain envers tout ce qui ne s'adaptait pas à ses idées, ce qui l'obligeait parfois à se taire et à paraitre empruntée ou trop soumise. (150)

Une lecture attentive nous fait prendre conscience que ce sont précisément ces traits de caractère qui détermineront son destin. D'un côté, l'obstination et la volonté inflexible de Teresa la mènent à ne pas demander à son frère aîné la partie de son héritage qu'il lui devait. De l'autre, à la fin du roman, Teresa se montre extrêmement soumise et fataliste comme sa mère. Elle devient complice de sa misère, comme le fait Gervaise dans L'Assommoir. Quoiqu'elle ait pu changer au cours des événements, elle se montre complètement soumise à Rogelio et tombe dans une pauvreté extrême. Elle renonce à ses enfants et se lance dans la prostitution une fois abandonnée par celui-ci.

Zola considère lui aussi la soumission et le conformisme comme des caractéristiques naturelles des femmes et fait de Gervaise le personnage féminin qui illustre combien ces caractéristiques exercent une influence déterminante dans son avenir. À ce sujet, Malinas estime que la malchance de Gervaise n'est qu'apparente et explique que c'est un problème d'hérédité qui mène Gervaise à sa chute, car "les personnes de cerveau faible et de personnalité hystérique sont la proie de sujets violents, paresseux, et mènent une vie misérable sous la dictature brutale de partenaires instables et alcooliques" (104). Malinas pense que Zola s'éloigne du principe de l'innéité. D'ailleurs, le Docteur Pascal, dans le roman du même nom, affirme que dans toute la famille Rougon-Macquart, seuls Hélène, Jean et Angélique sont des cas d'innéité comme peut-être lui-même. Carrión, au contraire, met en valeur dans chacune de ses héroïnes ce qu'elles ont d'inné. Malgré les poids des contraintes culturelles, Teresa, par exemple, possède une âme sincère et une rectitude d'esprit innées. En effet, Teresa confie à Rigoletto qu'elle ne se sent pas appartenir à l'époque où elle est née. Dans Las Honradas, Victoria, elle aussi, possède des caractères propres. Elle est décrite toujours en comparaison avec sa sœur Alicia, qui incarne bien plus qu'elle les tendances du sexe féminin. Victoria tente de savoir si sa frigidité sexuelle est due à un problème héréditaire. Plus loin dans l'histoire, on voit que, même si la frigidité est considérée par Carrión un problème sexuel propre à la femme comme le théorise Freud, elle n'est pas conditionnée par une tare physiologique héréditaire mais par ce que Freud désigne sous le nom de "morale sexuelle civilisée" relevant du "transfert d'exigences féminines à la vie sexuelle de l'homme et [de] la réprobation de toutes relations sexuelles sauf celles qui sont conjugales et monogames" (La Vie Sexuelle 28).

Conclusion

Nous avons essayé de mettre en lumière la trace de l'influence littéraire d'Emile Zola dans l'écriture du féminin par Carrión. Ce faisant, nous avons également mis en valeur le style et les processus de réappropriation des principes du naturalisme adoptés par ce dernier. Nous concluons donc qu'avec des procédés différents, Zola autant que Carrión, créent leurs personnages féminins avec l'hérédité comme facteur interne déterminant. Avec une famille de cinq générations, Zola vise à dévoiler les lois scientifiques qui régissent le destin des êtres humains. Carrión, de son côté, se sert de l'idée d'une transmission de caractères pour tenter de comprendre ce qui a toujours creusé la brèche entre tendances des hommes et des femmes et s'en sert également pour exprimer ses idéologies politiques.

Les deux auteurs, fidèles au mouvement littéraire et aux théories scientifiques auxquels ils ont adhéré, explorent et exposent les conditions sociales de leurs pays. Tous deux évoquent des sujets tels que l'éducation, le mariage, la situation et les changements politiques comme l'instauration de Second Empire pour la France et l'indépendance de l'Espagne ainsi que l'intervention politique des États-Unis qui s'en suit pour le contexte cubain. Ce n'est pas une coïncidence, en ce sens, si les écrivains naturalistes tant français que latino-américains mettent la femme au centre de leurs intrigues car, comme Prendes l'indique, c'est la femme dans tous ses états qui cristallise les injustices et les transformations sociales d'une communauté historique.

Œuvres citées

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1Toutes les traductions des passages de Las Honradas (Désormais LH) ainsi que des ouvrages critiques en espagnol ont été traduits par l'auteur de cet article sauf les passages de Las Impuras (Désormais li), dont la traduction a été prise de la version française de ce roman, Voir de Carrión, Miguel, Les impures.

2Traduction : La corruption est devenue endémique [...] et tel que Ferdinand Ortiz l'a souligné : on a installé en Cuba une authentique "cacocracia", ou une succession de gouvernements corrompus.

3Voir Freud, Sigmund, La vie sexuelle.

4Femme qui se croit savante.

5Nous soulignons.

6Nous soulignons.

Cómo citar este artículo (MLA): López Mendez, Margarita. "Construction déterministe du personnage féminin chez Émile Zola et Miguel de Carrión". Literatura: teoría, historia, crítica, vol. 21, núm. 1, 2019, págs. 93-115.

Sobre la autora

Margarita López Mendez es licenciada en Idiomas Extranjeros de la Universidad del Atlántico, Colombia. Egresada de la maestría en investigación Letras, Artes y Pensamiento Contemporáneo de la Universidad Paris Diderot (M2 LAPO). Es magíster en Industria de la Lengua y Traducción Especializada (M2 ILTS) de la misma universidad perteneciente a la red Université Sorbonne Paris Cité, Francia. Actualmente se dedica a la traducción literaria y a la coordinación del proyecto Red de Educación por un África Leader de la asociación Action Real, de la cual es cofundadora. Sus temas de investigación predilectos son la traductología, los efectos cognitivos del bilingüismo, la literatura del siglo XIX, específicamente autores naturalistas y, en el campo de la educación, la pedagogía activa y participativa. Es miembro de la Actti (Asociación Colombiana de Traductores, Terminólogos e Intérpretes).

Received: December 03, 2017; Accepted: May 25, 2018

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