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Eidos

Print version ISSN 1692-8857On-line version ISSN 2011-7477

Eidos  no.9 Barranquilla July/Dec. 2008

 

INTUITION ET SYMPATHIE CHEZ BERGSON

THE CIRCUIT FROM INTUITION TO SYMPATHIE IN BERGSON

David Lapoujade*

* Université de Paris. dlapoujade@wanadoo.fr

Fecha de recepción: enero 2008
Fecha de revisión: febrero 2008
Fecha de aceptación: marzo 2008


RESUMÉ

On s'efforce de montrer que, chez Bergson, intuition et sympathie ne sont pas des termes synonymes, mais renvoient chacun à deux aspects distincts de sa méthode. L'intuition désigne en effet le rapport de l'esprit avec lui-même en tant que pure forme d'intériorité, le spirituel considéré en tant qu'il dure. Mais, par là, l'esprit ne saurait sortir de lui-même. C'est ici qu'intervient la sympathie : elle permet d'accéder, selon un raisonnement par analogie d'un nouveau type, à des réalités en apparence extérieures à l'esprit : le matériel dans la matière, le vital dans les formes vivantes, le social dans les sociétés, le personnel dans les existences individuelles. Les phénomènes sont perçus selon leur sens interne, en tant qu'ils durent. On atteint à l'en soi mais pour autant qu'il est en nous. C'est ce chiasme qu'il s'agit ici de décrire.

MOTS CLÉS
Mémoire, méthode, analogie.


ABSTRACT

In Bergson's work, intuition and sympathy are not synonymous terms. Each of them are two different aspects of his method. Intuition means the intimate relation of the spirit with itself as a pure form of interiority, the spiritual field considered as duration. But, this means that the spirit can't reach a reality out of itself. Here intervenes sympathy. It reaches the material in matter, the vital in living forms, the social in societies, the personal in individual existences. Phenomena are perceived according to their inner sense, in duration as they are reflected in our spirit. This is the double relation we try to describe.

KEY WORDS
Memory, method, analogy.


« Le philosophe n'obéit ni
ne commande, il cherche
à sympathiser ».
Bergson

 

Que signifie la « sympathie » dont parle Bergson au sujet de l'intuition? Elle appartient à ces termes généraux et indéfinis qui, plutôt que d'éclairer, semblent obscurcir la méthode bergsonienne. Les commentateurs l'évoquent rarement sinon pour en atténuer la portée. Le terme de « sympathie » ne serait employé que pour illustrer l'acte ou la « série d'actes » intuitifs qui, eux, fondent une méthode rigoureuse. Rapidement, on en vient à conclure que l'intuition n'est conçue rigoureusement (comme méthode) que si elle cesse d'être conçue comme sympathie, notion vague, trop entachée de psychologie. La sympathie ne serait au fond, qu'une concession faite à la pédagogie ou à la psychologie, bref un succédané de l'intuition.

Pourtant on sait que Bergson y revient constamment au point qu'intuition et sympathie semblent se confondre : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable1 ». De même, l'intuition esthétique se replace « à l'intérieur de l'objet par une espèce de sympathie »2. Ailleurs encore, l'intuition est définie comme une « sympathie spirituelle » avec ce qu'une réalité « a de plus intérieur »3 . La sympathie semble être ici davantage qu'une illustration de l'intuition ou un vague corrélat psychologique. Elle apparaît plutôt comme un indispensable complément méthodologique. C'est elle qui permet de passer « à l'intérieur » des réalités, de les saisir du « dedans ». Mais, à son tour, que veut dire « passer à l'intérieur », saisir du « dedans »? Y gagne-t-on en précision et en rigueur? Plus important : si Bergson les identifie l'une à l'autre, pourquoi revenir alors spécifiquement sur la sympathie? En quoi se distingue-t-elle des « actes » d'intuition proprement dits? A-t-elle un statut méthodologique distinct?

Bergson donne d'abord des indications assez vagues : l'intuition est un travail, un long travail qui réclame une fréquentation assidue de l'objet : « Car on n'obtient pas de la réalité une intuition, c'est-à-dire une sympathie spirituelle avec ce qu'elle a de plus intérieur, si l'on n'a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles. Et il ne s'agit pas seulement de s'assimiler les faits marquants; il en faut accumuler et fondre ensemble une si énorme masse qu'on soit assuré, dans cette fusion, de neutraliser les unes par les autres toutes les idées préconçues et prématurées que les observateurs ont pu déposer, à leur insu, au fond de leurs observations »4 . Certes, on peut supposer qu'il ne s'agit pour l'instant que de conditions préparatoires, encore empiriques. Mais l'essentiel se joue déjà à ce niveau. La réalité se constitue comme un tout continu qui possède bientôt une unité interne (« fusion » de la « masse »). Or, le tout ne doit sa nature de tout qu'à une certaine mémoire qui assure la continuité intérieure dont il est fait. Autrement dit, cette longue fréquentation permet d'accomplir le « saut » propre à l'acte intuitif dont Bergson précise bien qu'il n'est ni synthèse, ni récollection. En quoi consiste alors ce « saut »? C'est que non seulement l'esprit, par un effort sur lui-même, s'installe « d'emblée » dans l'élément de la durée, mais également dans celui du sens 5. La durée de cette réalité ne va pas sans mémoire, ni sans une espèce de « conscience » caractérisée comme « intention » ou « direction » constitutive de son sens. Ainsi, à l'issu de ce travail préparatoire, la réalité considérée devient durée réelle en même temps qu'elle exprime une « intention », une « direction » qui la constitue comme conscience virtuelle. Ce qui revient spécifiquement au travail de l'intuition est la saisie de cette réalité en tant que durée, mais ce qui revient en propre à la sympathie est la saisie d'une « intention » intérieur à cette durée. Il se peut même que la conception de la durée comme mémoire ne puisse se comprendre que par l'intermédiaire de cet acte de sympathie. C'est ce qu'il faut à présent expliquer.

L'intuition porte exclusivement sur des totalités : le vital, le matériel, le social, le personnel, etc. Ce qui revient à dire qu'elle circule à travers l'univers tout entier (monisme) et en parcourt les différents niveaux (pluralisme). Pourtant Bergson affirme que l'intuition est la « vision directe de l'esprit par l'esprit », qu'elle porte exclusivement « sur l'esprit » 6. Il insiste sur ce point : jamais l'intuition n'est autre chose qu'une « réflexion » de l'esprit sur lui-même7. Autrement dit, il n'y a pas d'intuition sensible chez Bergson. De même, il n'y a pas d'intuition du matériel, du vital, du social en tant que tels. Comment l'intuition peut-elle alors s'ouvrir à d'autres niveaux de réalité et parvenir à une telle extension? Elle procède par sympathie. De manière encore abstraite, on peut définir la sympathie comme le mouvement au moyen duquel chacune de ces réalités devient « esprit ». Comment une telle transformation est-elle possible? On conçoit comment un esprit peut entrer « en sympathie » avec lui-même ou avec un autre esprit. Bergson invoque fréquemment une sorte d'endosmose psychologique, de pénétration réciproque des esprits. Il en donne un exemple, dans La Pensée et le mouvant, lorsqu'il tente de dégager l'intuition fondamentale de Berkeley, par-delà les thèses effectivement déposées dans le langage. Il remonte vers une intention primordiale dont l'œuvre serait l'expression indirecte. À ce niveau, la sympathie se définit comme le mouvement par lequel on fait effort sur soi pour rejoindre une intention purement spirituelle, immanente au tout (ici, l'œuvre de Berkeley) et dont elle est comme l'intégrale.

Ce mouvement se vérifie lorsqu'on change de niveau. N'est-ce pas le même mouvement en effet qui se produit lorsqu'on descend au niveau du vital? On s'efforce de saisir l'intention primordiale de la vie, par-delà la variété des formes vivantes; c'est le sens même du concept d' « élan ». L'« élan » n'est pas seulement destiné à décrire la vie comme « jaillissement d'imprévisible nouveauté », il est d'abord ce qui permet de saisir le tout continu du vital en tant qu'esprit ou conscience. Autrement dit, le vital cesse d'être extérieur à la sphère de l'esprit, ce qui explique que l'intuition puisse dès lors le prendre pour « objet », conformément à sa définition puisqu'il s'agit alors d'un rapport de l'esprit avec l'un de ses niveaux les plus profond. Ou plutôt, grâce à la sympathie, la vie devient « sujet » pour la métaphysique (en tant qu'esprit ou conscience), tandis qu'elle demeure « objet » pour la science (en tant que matériau physico-chimique). La sympathie joue ici un rôle essentiel : elle dégage l'« intention » proprement spirituelle du vital, permettant ainsi de le constituer en tendance-sujet à l'intérieur de la métaphysique. Du même coup, elle semble le rendre accessible à l'intuition.

Mais si l'on peut « prêter » une intention à la vie, dégager l'« élan » spirituel qui l'anime, peut-on procéder de la même manière avec la matière? Comment extraire l'élément spirituel de la matière qui, par définition, est dépourvue de spiritualité? Là encore, le concept d'intuition ne permettrait pas de comprendre à lui seul cette extension s'il ne s'établissait pas une « sympathie » avec la matière. En quoi consiste-t-elle à ce niveau? Elle se définit par l'instauration d'une communauté de mouvements. L'élément spirituel de la matière est le mouvement en tant que réalité indivisible. L'esprit « sympathise » avec la matière pour autant qu'il la saisit, non pas comme chose ou masse, mais comme pur mouvement; dès lors, le tout continu de la matière devient esprit ou conscience (en tant que « perception pure »). C'est le thème central du premier chapitre éblouissant de Matière et mémoire : une matière réduite au mouvement mais promue par-là même au statut de conscience 8. On peut dire en ce sens que l'« élan » est à l'univers vital ce que l'« image » ou la « perception pure » est à l'univers matériel, la marque de notre sympathie.

Mais la réponse est encore incomplète. Car qu'y a-t-il de proprement spirituel dans le mouvement? Est-ce l'image? la perception pure? Mais rien ne serait expliqué par là puisque ces termes supposent ce qui est en question : certes, l'image se définit comme perception pure ou comme actuel du mouvement, mais comment une telle définition est-elle possible? C'est ici qu'il faut réintroduire l'intuition dans son sens « fondamental » : « penser intuitivement est penser en durée »9 . Ce qui constitue l'« esprit » de la matière, c'est sa durée. « ... Nous mettons de la conscience au fond des choses par cela même que nous leur attribuons un temps qui dure »10 . La durée est l'élément spirituel du matériel (et à plus forte raison du vital ou du social). C'est pourquoi la science peut accéder au mouvement, mais sans pouvoir en extraire l'essence (la mobilité) : elle ne pense pas « en durée ». Or durée signifie d'abord conservation. Il y a durée dès lors qu'un instant, si bref soit-il, conserve ce qu'il reçoit de l'instant précédent quitte à le transmettre immédiatement, si bien que ce qui peut s'apparenter en droit à une mémoire (conservation) doit plutôt être pensé en fait comme un oubli qui « permet » au mouvement matériel de se poursuivre indéfiniment sans déperdition (communication) : « On pourra n'accorder à cette mémoire que juste ce qu'il faut pour faire la liaison; elle sera, si l'on veut, cette liaison même, simple prolongement de l'avant dans l'après immédiat avec un oubli perpétuellement renouvelé de ce qui n'est pas le moment immédiatement antérieur »11 . Ce qui importe ici, c'est que l'on ne peut pas penser la matière sans y faire intervenir une espèce de mémoire (oubli) ou de conscience (inconscient). C'est la limite ultime de la sympathie, le point où l'esprit devient un immense oubli inconscient. La matière est une conscience mais empêchée, une mémoire, mais avortée. L'intuition, pensée « en durée », n'aurait pu l'établir sans la sympathie dont la fonction est de lui permettre de poser l'identité bergsonienne fondamentale : durée= mémoire = esprit 12.

Nous voulions distinguer la sympathie en tant que telle, mais nous voilà reconduit à l'intuition comme à son fondement. Bien plus, si la durée est immédiatement « mémoire » et si la mémoire est immédiatement « conscience », si les termes finissent par s'identifier, pourquoi maintenir un statut spécial à la sympathie? L'intuition ne peut-elle pas conclure par elle-même de la durée à la conscience ? Ne saisit-elle pas une seule et même réalité continue qu'elle nommera indifféremment durée, mémoire ou conscience selon les contextes? Dans ce cas, nul besoin de recourir à la sympathie. Mais cela n'est vrai que lorsque l'esprit a une « vision directe » de lui-même, conformément aux définitions de l'intuition données plus haut. Dès lors qu'il appréhende d'autres réalités, la relation devient nécessairement indirecte. Et, c'est ici qu'il a besoin de se prolonger en sympathie. Car la sympathie est autre chose qu'une fusion sans distance, ce qui l'assimilerait grossièrement à un acte intuitif. Elle repose au contraire, sur un raisonnement par analogie 13. Cest une de ses différences essentielles avec l'intuition. Elle possède la même rigueur qu'une analogie classique, bien qu'elle ne fonde pas son raisonnement sur les mêmes principes.

On sait que l'analogie classique se définit comme une proportion, c'est-à-dire une égalité de rapports (A/B = C/D) dont la fonction consiste à établir une ressemblance entre des termes qui diffèrent. Elle se rencontre déjà chez Platon. La structure analogique de la proportion demeure statique. « Nous nous arrangeons en effet pour trouver des ressemblances entre les choses malgré leur diversité, et pour prendre sur elles des vues stables malgré leur instabilité [...]. Tout cela est de fabrication humaine » 14. Elle ne devient dynamique qu'avec l'introduction d'une Idée vers laquelle les termes s'orientent spirituellement, à proportion de leur ressemblance avec elle (participation), « courant en quelque sorte après [eux]-mêmes, pour coïncider avec l'immutabilité de l'Idée » 15. Autrement dit, l'introduction d'une Idée convertit la structure statique en série dynamique, quitte à perdre alors son caractère analogique initial 16. Du même coup, on passe de la science de la mesure (métrétiké) à la science de l'harmonie, transformant l'analogie en une sorte de sympathie ou d'amitié (philia) 17. Chez Platon, le passage de l'analogie statique à la série dynamique marque ainsi le passage de la science géométrique à la philosophie proprement dite, en tant que dialectique des Idées.

En quoi l'analogie bergsonienne se distingue-t-elle de l'analogie classique? Elle est rigoureusement inverse puisqu'elle ne se fonde plus sur des termes fixes, mais sur des mouvements. Chez Bergson, il n'y a d'analogie qu'entre mouvements ou tendances. Elle n'est donc plus structurée par une mesure puisque « le mouvement n'est pas mesurable et la science a pour fonction de mesurer » 18. On ne s'élève plus ainsi de la science vers la philosophie. Au contraire, seul le métaphysicien peut, dès le début et sans l'aide d'aucune science, recourir au raisonnement analogique puisque lui seul accède au mouvement en tant que tel. Peut-être le calcul différentiel à ses débuts a-t-il tenté de mesurer ces dynamismes, mais il était condamné, par ce qui subsistait en lui de géométrie, à penser en termes symboliques 19. Si l'analogie bergsonienne est une analogie entre tendances, cela veut dire qu'elle structure, non pas le semblable, mais le commun 20. Il ne s'agit plus d'une ressemblance extérieure entre relations fixes mais d'une communauté intérieure entre tendances ou mouvements 21. Comment un tel renversement est-il possible? C'est que, désormais, l'Idée n'est plus extérieure aux termes qu'elle série. Non seulement elle est passée en eux, mais elle en constitue l'intériorité sous la forme d'une « intention ». Chaque tendance est l'actualisation de son Idée qui est aussi bien le « souvenir pur » dont elle procède 22. C'est en ce sens que la tendance est sujet : en tant qu'elle possède en elle-même son principe de développement au lieu d'en être séparée.

C'est pourquoi d'ailleurs le développement ultime de la tendance chez Bergson consiste à remonter vers la « source originelle » dont elle provient. La tendance remonte vers son principe comme vers ce qui lui est le plus intérieur et le plus spirituel 23. On remonte dans le passé, mais on n'y « recule » jamais puisque cela permet, au contraire, une plus grande ouverture de l'avenir. Telle est la « proportion » fondamentale chez Bergson : l'ouverture de l'avenir est proportionnelle à la quantité de passé qui vient s'insérer dans l'action présente. Comme dit Deleuze, quelque chose de platonicien : l'Idée comme réminiscence ou « souvenir pur », mais désormais intériorisée.

Mais alors, si la sympathie repose sur un raisonnement indirect, comment l'associer encore à l'intuition? De son côté, l'intuition peut-elle être autre chose que la « vision directe » qui la définit? Comment Bergson peut-il encore les penser comme quasi-synonymes? Il faut revenir un instant sur le raisonnement par analogie. L'analogie ne se fait qu'entre nos propres mouvements intérieurs et les mouvements de l'univers en général. Elle est un mouvement de projection. Nous nous découvrons d'abord intuitivement comme spirituel, vital, matériel par une série de « plongées » en nous-mêmes : « ... la matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous ; les forces qui travaillent en toutes choses, nous les sentons en nous; quelle que soit l'essence intime de ce qui est et de ce qui se fait, nous en sommes. Descendons alors à l'intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L'intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan » 24. On reconnaît ici le mouvement de l'intuition, mais aussi le fondement de l'analogie. L'analogie s'établit toujours dynamiquement entre nos propres tendances intuitivement perçues et celles de l'univers (social, vital, matériel, etc.) projectivement conclues. Nous sommes analogues à l'univers (intuition) ; inversement, l'univers nous est analogue (sympathie) 25. L'analogie recouvre le domaine, très vaste chez Bergson, du comme si.

Bergson se défend ici de faire preuve d'anthropomorphisme. La sympathie n'est pas un auxiliaire de la « fonction fabulatrice ». Ce n'est pas l'univers qui est doté d'un mouvement, d'une mémoire, d'une conscience humaine, même altérés ; c'est au contraire l'homme qui, grâce à l'intuition, entre en « contact » avec les mouvements, les mémoires, les consciences non humaines qui sont au fond de lui. Au fond de l'homme, il n'y a rien d'humain 26. C'est parce que l'intuition atteint les tendances non humaines en l'homme qu'elle peut réciproquement donner l'impression d'humaniser le non humain. Mais, répétons-le, il a d'abord fallu qu'elle aille chercher au fond de l'homme ces tendances non humaines qui le constituent. C'est d'ailleurs pourquoi l'intuition réclame un travail si long et si pénible : il faut se porter aux limites de l'expérience humaine, tantôt inférieures, tantôt supérieures, pour atteindre les purs plans matériel, vital, social, personnel, spirituel à travers lesquels l'homme se compose 27. Notre condition « humaine », avec son bon sens, son intelligence, tous les mixtes qu'elle construit pour agir sur la matière, tout cet ensemble nous empêche de les percevoir intégralement, c'est pourquoi d'ailleurs l'intégrale ne peut être reconstruite qu'artificiellement. Il faut en effet « reconstituer avec les éléments infiniment petits que nous apercevons ainsi de la courbe réelle, la forme de la courbe même qui s'étend dans l'obscurité derrière eux » 28.

C'est l'erreur du kantisme que de n'avoir pas perçu que les conditions de possibilité qu'il posait étaient elles-mêmes conditionnées par des « sources » plus obscures, plus lointaines, seulement accessibles à une intuition qui réclamait de se détourner de la science et des conditions d'opérativité auxquelles Kant restait attaché. Avant d'être connaissant, le sujet est matière, vie, société, esprit personne. Ces totalités constituent la découverte essentielle de l'intuition pourvu qu'elle plonge « plus ou moins bas [dans] le fond d'un même océan » 29. Si bien que l'homme est tenu d'humaniser, de personnaliser les totalités non humaines qui le traversent à différentes hauteurs, selon ses différents niveaux de tension. Le niveau anthropologique est coincé entre des réalités continues plus vastes que lui, inférieures ou supérieures à lui, qui se resserrent et se condensent lorsqu'elles entrent dans la forme humaine proprement dite 30. Chez Bergson, l'homme est humanisation, ou plutôt l'humanisation elle-même oscille perpétuellement entre déshumanisation et surhumanisation selon les différents niveaux où on la saisit et selon les différentes tendances qui agissent sur lui.

Cela permet-il de mieux comprendre pourquoi Bergson appelle « sympathie » le raisonnement par analogie? Nous disions que l'analogie classique a pour fonction d'introduire de la ressemblance dans ce qui diffère, accordant ainsi un primat évident au semblable.

En apparence, la sympathie bergsonienne ne procède pas autrement. Elle consiste à trouver ce qu'il y a d'« esprit » ou de « conscience » au sein d'une réalité donnée, déterminant par là ce qu'elle a commun avec nous. Mais cela n'est possible que parce que l'intuition a préalablement déterminé ce que nous avons de commun avec ces réalités. Le primat est en réalité accordé à l'altérité : c'est parce que l'autre —le non humain— est en nous, qu'on peut le projeter à l'extérieur sous forme de « conscience » ou d'« intention ». Ce que nous projetons, c'est notre propre altérité. Si elle ne nous paraît pas étrangère (bien qu'il s'agisse à chaque fois d'une découverte « originale » et, à ce titre, d'une réalité que nous ignorions avoir en nous avant d'y accéder intuitivement), c'est grâce à la sympathie que nous avons instaurée avec nous-mêmes et qui nous a familiarisé avec ces altérités au fond de nous. De telle sorte que l'analogie semble aller d'un « autre » (en nous) à un « autre » (hors de nous) pour les situer sur un plan commun. En toute rigueur, tout ce n'est plus de « fabrication humaine ». C'est pourquoi, en définitive, il s'agit d'une communauté intérieure et non plus d'une ressemblance extérieure.

C'est l'importance de l'analogie chez Bergson qui permet d'expliquer la critique qu'il en fait dès les Données immédiates. Si le raisonnement ou la projection analogique sont fondés lorsqu'ils procèdent de l'intuition, en revanche ils deviennent objets de critique lorsqu'ils procèdent de l'habitude : « Nous touchons ici du doigt l'erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme chose analogue à l'espace, mais de nature plus simple » 31. Comment ne pas y voir à nouveau une critique de la position kantienne? Pourtant tout commence bien d'un point de vue bergsonien dans l'exposition de l'Esthétique transcendantale. Le sens interne se définit comme « l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur ». Kant précise même que, dans la mesure où cette « intuition interne ne donne aucune figure, nous cherchons à réparer ce défaut par des analogies : nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l'infini » 32. À ce stade, Kant ne méconnaît pas l'irréductibilité du temps à l'espace. Mais lorsque vient l'exposé des trois synthèses du sens interne, Kant réintroduit le temps comme ligne, renforçant cette conception au fur et à mesure qu'on passe d'une synthèse à une autre ; si bien que la succession n'est plus finalement conçue que comme addition ou numération. Autrement dit, le temps ne devient objet de connaissance que par représentation ou figuration dans le sens externe 33. C'est bien ce qui est visé dans les Données immédiates à travers la distinction des deux types de multiplicités, spatiale et temporelle. Pourtant, le danger n'est pas tant celui de l'habitude qui nous fait projeter « le temps dans l'espace »34 que celui de l'introjection inverse : « ... comme la représentation constante d'un phénomène objectif identique qui se répète découpe notre vie psychique superficielle en parties extérieures les unes aux autres, les moments ainsi déterminés déterminent à leur tour des segments distincts dans le progrès dynamique et indivisé de nos états de conscience plus personnels. Ainsi se répercute, ainsi se propage jusque dans les profondeurs de la conscience cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l'espace assure aux objets matériels » 35. C'est que l'analogie ne se fonde plus sur une communauté intérieure des mouvements (intuition sympathique), mais sur une extériorisation réciproque des termes (intelligence réactive 36). L'analogie kantienne (ou ses équivalents) n'est pas d'abord projective, mais introjective 37.

Il faut d'ailleurs préciser ce que Bergson entend par les termes d'extérieur et d'intérieur. On se souvient que la sympathie n'est pas seulement sympathie pour les autres, mais déjà pour soi-même, tant il est vrai que nous devons, nous aussi, passer au-dedans de nous-mêmes. « Nous sommes intérieurs à nous-mêmes, et notre personnalité est ce que nous devrions le mieux connaître. Point du tout ; notre esprit y est comme à l'étranger, tandis que la matière lui est familière et que, chez elle, il se sent chez lui » 38. On voit que les notions d'« intérieur » et d'« extérieur » ne témoignent pas d'une différence ontologique, mais plutôt d'une différence méthodologique entre l'intuition et l'intelligence. Il n'y a pas plus de monde extérieur qu'il n'y a de monde intérieur. En toute rigueur, on ne devrait pas parler de « monde intérieur » puisque l'on peut rester extérieur à soi-même. De même, on ne devrait pas parler de « monde extérieur », mais d'une tendance qui produit le monde comme extérieur. C'est l'extériorité à soi de la perception qui pose le monde comme extérieur (et qui nous rend extérieur à nous-même). Inversement, c'est une perception intérieure à elle-même qui permet de passer au-dedans du monde dit « extérieur ». Elle tend à s'identifier à la durée en tant que celle-ci se conserve en soi. Rarement le mot « en soi » n'a eu autant de sens que chez Bergson puisqu'il permet d'attribuer aux choses une véritable intériorité. L'en-soi ne désigne plus ce par quoi les choses ne seront jamais « pour nous », mais ce par quoi au contraire elles sont aussi bien en nous. C'est en nous qu'elles sont encore en soi, quitte à ce que nous devions sortir de nous-mêmes 39. On le sait : intérieur et extérieur ne devraient pas désigner des mondes préexistants, mais des tendances divergentes (tension et extension) qui s'exercent dans les deux « mondes ». L'ontologie se déplace des mondes constitués vers leurs sources constituantes.

On perçoit peut-être avec plus de précision en quoi consiste le mouvement fondamental de la sympathie, mais aussi celui de l'intuition 40. Chacun d'eux peut désormais recevoir une définition distincte : l'intuition est ce par quoi l'on entre en contact avec l'autre en nous (le matériel, le vital, le social, etc.) tandis que la sympathie est ce par quoi l'on projette notre intériorité en l'autre (« direction », « intention », « conscience » — qui sont aussi bien notre altérité intérieure). Si l'esprit peut devenir matière (intuition), alors la matière peut devenir esprit (sympathie). Si l'esprit peut devenir vie, alors la vie peut devenir esprit. Si le social peut devenir esprit, alors l'esprit peut devenir social. Si l'esprit peut devenir personne, alors la personne peut devenir esprit. Par là, on conserve la définition de l'intuition comme « vision directe de l'esprit par l'esprit ». Seulement, ce que l'esprit « voit » en lui, ce sont les diverses durées de la matière, de la vie, de la société, etc. Symétriquement, la sympathie « voit » dans la matière, la vie, la société, une « conscience », une « intention » qui sont la manifestation de la plasticité de l'esprit selon ses différents niveaux de tension. Mais ce double mouvement n'est-il pas le signe que nous nous trouvons enfermé dans une sorte de cercle, hypothèse renforcée par la parfaite symétrie qui les relance l'une l'autre? La possibilité de les identifier, de les rendre presque synonymes ne vient-elle pas finalement du fait qu'elles se présupposent réciproquement?. Nous ne pouvons répondre à cette objection que par un bref détour.

Nous disions que Bergson pose l'identité : durée = mémoire = esprit. Mais jusqu'à présent, c'est à peine si nous avons invoqué le rôle spécifique de la mémoire dans ce processus. Or, comment ne pas voir dans ce double mouvement l'illustration d'une des analyses les plus profondes de Bergson concernant la reconnaissance attentive? Comment ne pas voir dans le raisonnement analogique l'instauration, non pas d'un cercle, mais d'un « circuit », comparable à celui du travail intellectuel décrit dans Matière et mémoire puis dans L'Energie spirituelle? On peut même dire que le saut de l'intuition et l'élan de la sympathie brisent d'autant plus les cercles qu'elles affirment la profondeur de leurs circuits. « La reconnaissance attentive, explique Bergson, est un véritable circuit, où l'objet extérieur nous livre des parties de plus en plus profondes de lui-même à mesure que notre mémoire, symétriquement placée, adopte une plus haute tension pour projeter vers lui ses souvenirs » 41. Il ne s'agit pas ici de reprendre en détail l'analyse de Bergson, mais seulement de remarquer que cette « symétrie » entre les idées se confond avec le travail analogique de la sympathie. Cette recherche de symétrie consiste en effet à remonter vers une intention située « derrière » l'objet extérieur, pour en constituer l'intériorité. Mais, là encore, ce travail analogique de la sympathie est précédé par l'ensemble des actes intuitifs qui coulissent verticalement, si l'on peut dire, pour déterminer à quelle « hauteur » doit s'établir la symétrie. Ce travail de l'intuition permet ensuite de « projeter » vers l'objet extérieur et de lover en lui un « objet virtuel » qui vient le recouvrir et en déterminer le sens. Par-là, s'accomplit le travail analogique proprement dit. Qu'est-ce que l'objet virtuel situé derrière l'objet sinon, en réalité, son sujet virtuel, c'est-à-dire sa « conscience » ou son « intention », sa « direction »? Le circuit de la reconnaissance va d'une idée à une idée, suivant une symétrie, un travail d'analogie spirituelle. L'analogie est mémoire de part en part. Nous reconnaissons l'autre en nous, ce qui nous permet de nous reconnaître en l'autre.

Or, dans le passage cité, il n'est pas seulement question de la reconnaissance, mais aussi du sens. De ce point de vue, il n'est pas excessif de dire que tous les textes de Bergson consacrés à la reconnaissance sont également des textes consacrés à l'idéalité du sens. Reconnaître veut dire en même temps : comprendre, interpréter. C'est en ce sens que la mémoire est esprit. On sait qu'il existe deux types de mémoire. La mémoire-contraction a pour fonction de qualifier les mouvements matériels. « Notre mémoire solidifie en qualités sensibles l'écoulement continu des choses » 42. Mais quelle est la fonction de la mémoire-souvenir? Elle a parallèlement pour fonction de signifier les mouvements spirituels qui s'actualisent dans la matière (ici la matière sonore). Nous le disions plus haut : le « saut » dans la durée est également un saut dans l'élément du sens en général. La théorie de la mémoire-souvenir doit se lire parallèlement comme une théorie du sens et de la signification. Si, d'ailleurs, Bergson peut critiquer le langage en tant qu'instrument de découpe arbitraire, c'est parce qu'avec la mémoire-souvenir, il dispose d'ores et déjà d'une conception du sens affranchie relativement des spatialités du langage. L'esprit peut accompagner les discontinuités apparentes du langage puisqu'il rétablit, sur un autre plan, la continuité idéelle ou spirituelle dont le langage est l'actualisation : « ... je comprendrais votre parole si je pars d'une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l'aide d'images verbales destinées, comme autant d'écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin » 43. L'actualité linéaire des images verbales est longée par un objet virtuel qui lui est immanent, en ce sens qu'il ne cesse de se déplacer « verticalement » comme un curseur spirituel, projeté par une mémoire devenue esprit. Mais cet objet virtuel devient « sujet » ou « tendance » dans la mesure où il donne une direction ou exprime une intention. L'intention ici ne se fonde pas en droit sur l'intention explicite du locuteur (sinon comment déjouer les mensonges? Si d'ailleurs le mensonge est possible dans un cadre bergsonien, c'est uniquement parce que l'on reconstruit l'intention par la synthèse des termes actuels au lieu de procéder sur le plan intuitif ou sympathique). La reconnaissance de l'intention ne se fonde pas sur ce que le locuteur dit, mais sur la source d'où s'écoule ce qui le fait dire : sa source ou « les conditions de plus en plus lointaines avec lesquelles [son énoncé] forme système »44 . On ne regarde pas aux énoncés, mais aux « dispositions » dont ils proviennent. L'ensemble de ce processus de projection constitue le raisonnement par analogie en tant qu'il rapporte les mouvements à une « idée » ou à une hauteur de « ton » communs, bref à une même hauteur de passé.

Bien sûr, l'ensemble de ces remarques nous reconduit finalement à l'élément général de la durée et au monisme de Bergson. On sait qu'avec Durée et simultanéité, Bergson en vient à développer l'hypothèse d'une Durée unique, d'un Temps universel à l'intérieur duquel coexistent des durées ou des « flux » variables. La coexistence des durées n'est possible qu'en vertu de leur intégration à l'intérieur d'une durée qui les contient. C'est le sens de la profonde explication de Deleuze sur ce point : « ... jamais deux flux ne pourraient être dits coexistants ou simultanés s'il n'étaient contenus dans un même troisième. Le vol de l'oiseau et ma propre durée ne sont simultanés que dans la mesure où ma propre durée se dédouble et se réfléchit en une autre qui la contient en même temps qu'elle contient le vol de l'oiseau [...]. C'est en ce sens que ma durée a essentiellement le pouvoir de révéler d'autres durées, d'englober les autres et de s'englober elle-même à l'infini » 45. Deleuze précise que cette durée unique ne se divise pas en elle-même sans changer de nature, d'où la possibilité d'une division des flux en autant de durées distinctes. Mais il faut compléter. En effet, la durée ne s'engloberait pas elle-même, dégageant ce qu'il y a de commun entre les flux si ne s'établissait pas d'abord un raisonnement par analogie. Il s'agit d'un raisonnement « à peine conscient » dit Bergson, mais c'est lui qui permet de penser un monisme du temps. « Ce sont bien des consciences multiples issues de la nôtre, semblables à la nôtre, que nous chargeons de faire la chaîne à travers l'immensité de l'univers et d'attester, par l'identité de leurs durées internes et la contiguïté de leurs expériences extérieures, l'unité d'un Temps impersonnel » 46. Ainsi seule l'intuition peut me mettre en contact avec des durées autres que la mienne parce qu'elle me révèle que je ne suis pas seulement durée intérieure (psychologique), mais aussi élan vital, mouvement matériel, effort volontaire ou vocation personnelle, mais seule la sympathie peut propager, projeter cette altérité à travers l'univers tout entier pour la ressaisir paradoxalement en un monisme qui témoigne de la prodigieuse plasticité de l'esprit et de l'étendue de ses circuits de reconnaissance. A tous égards, la sympathie apparaît bien, non comme un synonyme, mais comme le complément indispensable de l'intuition.

C'est par la sympathie que la vie et la matière deviennent esprit, mais par l'intuition que l'esprit se découvre durée. De la mémoire, on peut dire aussi bien qu'elle est l'esprit devenu durée (intuition) et qu'elle est la durée devenue esprit (sympathie), à condition de ne pas confondre les deux opérations. L'intuition demeure certes première, mais reçoit de la sympathie l'extension qui lui permet de se déployer comme méthode générale. On comprend ainsi ce que veut dire Bergson lorsqu'il voit dans la sympathie le moyen de passer « à l'intérieur » des réalités. C'est aussi le moyen de déployer une philosophie conforme à l'intuition. On peut même dire que la sympathie donne accès à l'essence de chaque totalité considérée : mobilité du matériel, élan du vital, obligation du social, aspiration du personnel, etc., mais il faut d'abord le saut de la pensée « en durée » pour déployer cet accès aux essences. Autrement dit, la sympathie reçoit de l'intuition sa condition tandis que l'intuition reçoit de la sympathie son extension et sa généralité. C'est par elle, et par elle seulement, que se déploie tout l'artifice et tout l'efficace de la méthode bergsonienne.


1 La Pensée et le mouvant, PUF, p. 181.

2 L'Evolution créatrice, PUF, p. 178. Sur le rapport entre sympathie et esthétique, on peut également se reporter à l'Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, p. 10-14.

3PM, p. 226.

4 PM, p. 226. On peut voir dans cet extrait comme une allusion à la longue période qui sépare la rédaction de chacun des livres de Bergson. C'est une période où s'établit ce rapport de sympathie. Il faut se constituer une mémoire de l'objet qui comporte également toutes les hypothèses, directions de travail, erreurs, pistes qui viennent le recouvrir de telle sorte que l'objet devient une sorte de palimpseste de nos efforts pour le constituer intuitivement. Le terme de « longue camaraderie » apparaît dès l'Essai en rapport avec la sympathie (p. 12).

5 On sait que Bergson recourt souvent à ce terme pour indiquer la différence de nature que franchit l'intuition par son « saut ». Ainsi l'accès intuitif à la matière : « On méconnaîtra l'acte originel et fondamental de la perception, cet acte, constitutif de la perception pure, par lequel nous nous plaçons d'emblée dans les choses » (Matière et mémoire, PUF, p. 70). De même l'accès à la mémoire, p. 149-150 : « Mais la vérité est que nous n'atteindrons jamais le passé si nous ne nous y plaçons pas d'emblée ». C'est encore le cas dans l'univers du sens ou des idées, p. 129 : « Il faudra donc [...] que l'auditeur se place d'emblée parmi des idées correspondantes... ». Nous reviendrons plus tard sur ce dernier texte. Cf. également, PM, p. 210.

6 La Pensée et le mouvant, p. 42.

7 « L'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le changement pur », PM, p. 29. Cf. également, p. 40 : « Bien différente est la métaphysique que nous plaçons à côté de la science. Reconnaissant à la science le pouvoir d'approfondir la matière par la seule force de l'intelligence, elle se réserve l'esprit ». Bergson dit encore qu'elle est une « connaissance intime de l'esprit par l'esprit » (PM, 216, n2) ou une « réflexion de l'esprit sur l'esprit » (PM, p. 226).

8 « Sans doute enfin l'univers matériel lui-même, défini comme la totalité des images, est une espèce de conscience... », MM, PUF, p. 264. Cf. également, p. 35-36.

9 PM, p. 30.

10 Durée et simultanéité, p. 62.

11 Ibid., p. 62.

12 « À vrai dire, il est impossible de distinguer entre la durée, si courte soit-elle, qui sépare deux instants et une mémoire qui les relierait l'un à l'autre, car la durée est essentiellement une continuation de ce qui n'est plus dans ce qui est », Ibid., p. 62.

13 L'Energie spirituelle, PUF, p. 6-7 : « Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu'une probabilité ; mais il y a une foule de cas où cette probabilité est assez haute pour équivaloir pratiquement à la certitude. Suivons donc le fil de l'analogie et cherchons jusqu'où la conscience s'étend, en quel point elle s'arrête ». Cf. également, EC, p. 256-258. Se trouve ici engagée la méthode probabiliste des « lignes de faits ».

14 Les Deux sources de la morale et de la religion, PUF, p. 256-257.

15 Ibid., p. 257.

16 On trouve une parfaite illustration de cette différence dans les livres VI et VII de la République de Platon. Le passage dit de la « ligne » illustre le premier type d'analogie (structuration des différences dans une ressemblance commune de rapports) tandis que l'Allégorie de la Caverne illustre le second type d'analogie. L'Idée de Bien (absente en tant que principe dynamique du moment précédent) oriente tous les termes en fonction de sa pré-éminence, série dont le récit même exprime le dynamisme.

17 Cf, le texte important du Gorgias, 508a : « Les savants, Calliclès, affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont liés ensemble par l'amitié (philian), le respect de l'ordre, la modération (sophrosuné) et la justice, et pour cette raison, ils appelent l'univers l'ordre des choses, non le désordre ni le dérèglement. Tu n'y fais pas attention, je crois, malgré toute ta science, et tu oublies l'égalité géométrique (isotèsgéométriké) est toute puissante parmi les dieux comme parmi les hommes. Tu es d'avis qu'il faut travailler à l'emporter sur les autres : c'est que tu négliges la géométrie ».

18 DS, PUF, p. 39.

19 Cf. Essai sur les données immédiates, PUF, p. 89. Cf. également, sur le calcul différentiel dans son rapport essentiel avec l'intuition, PM, p. 214-215.

20 Fréquemment, Bergson invoque le « commun » comme moyen terme de ses analogies. Cf., par exemple, DI, p. 100. Même chose quand il s'agit de critiquer une analogie mal fondée, cf. DI, p. 89 : « le mouvement n'a rien de commun avec cette ligne même ».

21 Cf. le passage très important pour notre propos : « Seulement, le métaphysicien n'obtient cette perception directe, intérieure et sûre, que pour les mouvements qu'il accomplit lui-même. De ceux-là seulement il peut garantir que ce sont des actes réels, des mouvements absolus. Déjà pour les mouvements accomplis par les autres êtres vivants, ce n'est pas en vertu d'une perception directe, c'est par sympathie, c'est pour des raisons d'analogie qu'il les érigera en réalités indépendantes. Et des mouvements de la matière en général, il ne pourra rien dire, sinon qu'il y a vraisemblablement des changements internes, analogues ou non à des efforts, qui s'accomplissent on ne sait où et qui se traduisent à nos yeux, comme nos propres actes, par des déplacements réciproques de corps dans l'espace », DS, PUF, p. 39. « Vraisemblablement » fait allusion ici au probabilisme du raisonnement par analogie.

22 De textes rares, mais essentiels, définissent le souvenir à la fois comme intention et idée. Sur le souvenir-idée, cf. MM, p. 140 : « Les idées, disions-nous, les purs souvenirs, appelés du fond de la mémoire, se développent en souvenirs-images de plus en plus capables de s'insérer dans le schème moteur ». Sur le souvenir-intention, Bergson évoque, p. 143 n1, « l'intention du souvenir » et p. 145 : « Entre l'intention, qui serait ce que nous appelons le souvenir pur... ». Ces derniers textes — avec d'autres — remettent en cause

23 Sur le rôle de l'aspiration comme retour vers l'originel, voir l'article de A. Bouaniche « L'originaire et l'original, l'unité de l'origine, dans Les Deux sources de la morale et de la religion » in Annales bergsoniennes, I, PUF, p. 143-170.

24 PM, p. 137. Cf. également, 27-29.

25 Cf. Mélanges, PUF, p. 774 : « Or, un des objets de L'Evolution créatrice est de montrer que le Tout est, au contraire, de même nature que le moi, et qu'on le saisit par un approfondissement de plus en plus complet de soi-même ».

26 C'est un des aspects du célèbre texte sur l'intuition dans MM, p. 205 : « Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait d'aller chercher l'expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s'infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l'expérience humaine ». Il va de soi qu'« humain » ne renvoie pas tant à une détermination d'espèce qu'à la limitation de nos potentialités à l'intérieur d'une sphère pragmatique.

27 Même la personnalité, considérée en durée, n'est pas humaine. C'est qu'il faut distinguer deux usages du mot chez Bergson. Tantôt il est employé pour désigner le fait qu'à chaque instant, c'est notre personnalité tout entière qui s'insère dans le présent, mais elle le fait sans qu'on en perçoive l'intention ou l'esprit ; tantôt, au contraire, il est employé pour désigner les actes libres où la personnalité s'aperçoit elle-même comme appel profond, vocation ou destin, c'est-à-dire comme « intention ».

28 MM, p. 206.

29 PM, p. 225.

30 La méthode intuitive permet, dit Bergson, « d'affirmer l'existence d'objets inférieurs et supérieurs à nous, quoique cependant intérieurs à nous » (PM, p. 206).

31 DI, p. 77. C'était déjà l'erreur de la philosophie antique qui « se laissa tromper par l'analogie tout extérieure de la durée avec l'extension », EC, p. 211 ni.

32 Kant, Œuvres philosophiques, I, Pléiade, CRP, p. 794-795.

33 Sur les trois synthèse, Ibid., p. 1406-1409. Sur la nécessité de se représenter le temps pour le connaître, p. 870 : « ... nous ne pouvons nous représenter le temps, qui n'est cependant pas un objet de l'intuition externe, autrement que sous l'image d'une ligne, en tant que nous la tirons, et que sans cette sorte de présentation, nous ne pourrions pas du tout connaître qu'il n'a qu'une dimension ». C'est à ce passage et à ce que suit que répondent directement les passages de DI, p. 77 et 79-80.

34 DI, p. 75. Bergson revient souvent dans l'ouvrage sur cette projection et sur cette analogie mal fondée. Cf., DI, p. 78, 89, 93, 95-97.

35 DI, p. 93-94.

36 Bergson voit dans la conception de l'espace en tant que milieu vide homogène une « espèce de réaction contre cette hétérogénéité qui constitue le fond même de notre expérience » (DI, p. 72).

37 DI, p. 94 : « Ce qui prouve bien que notre conception ordinaire de la durée tient à une invasion graduelle de l'espace dans le domaine de la conscience pure ».

38 PM, p. 41 et 182 : « Nous pouvons ne sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes ».

39 Cf. les deux affirmations de MM p. 72 « ... les qualités sensibles de la matière elles-mêmes seraient connues en soi, du dedans et non plus du dehors, si nous pouvions les dégager de ce rythme particulier de durée qui caractérise notre conscience » et, plus loin, p. 79 : « ... nous sommes véritablement placés hors de nous dans la perception pure, [...], nous touchons alors la réalité de l'objet dans une intuition immédiate ».

40 Dans de remarquables explications, F. Brahami montre que la relation de SYMPATHIE CHEZ Hume EST DE NATURE ANALOGIQUE (REVUE PHILOSOPHIQUE, N°2, 1992, « Sympathie et individualité dans la philosophie politique de David Hume », p. 214). L'analogie semble en apparence se fonder sur une « projection du moi hors de moi » ; elle « rejoue en moi la passion de l'autre ». Mais, dans son Introduction au Traité de la nature humaine de David Hume, PUF, 2003, Brahami précise que « nous nous aimons [...] par la même sympathie qui nous fait aimer les autres » (p. 178). Autrement dit, le rapport qu'on institue avec soi-même fait qu'on se saisit d'abord comme un « autre ». Notre « moi » n'est plus alors que l'autre pour lequel nous avons la sympathie la plus intense, d'où la primauté initiale et finale de l'altérité dans la relation de sympathie. C'est ainsi qu'on peut comprendre le passage où Bergson invoque une sympathie du moi pour lui-même : « ... nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes », PM, p. 182.

41 MM, p. 128-129. Inversement, il faudrait montrer que l'analogie infondée, dénoncée dès l'Essai, repose sur le premier type de reconnaissance, puisque la projection du temps dans l'espace se résume à une habitude réactive.

42 MM, p. 236.

43 MM, p. 139. La place nous manque ici pour invoquer l'autre versant de la reconnaissance, celle qui procède suivant un « schème moteur » et qui réclame, elle aussi, une sympathie d'ordre moteur.

44 MM, p. 115.

45 Le Bergsonisme, PUF, p. 81. Deleuze insiste constamment sur la division interne de la durée pour mieux présenter le bergsonisme comme une « philosophie de la différence », comme le voulait déjà l'article essentiel « La conception de la différence chez Bergson », in L'Île déserte et autres textes, Minuit, 2002, p. 43-72.

46 DS, p. 59-60. Le passage commence ainsi : « Mais s'il fallait trancher la question, nous opterions dans l'état actuel de nos connaissances, pour l'hypothèse d'un Temps matériel un et universel. Ce n'est qu'une hypothèse, mais elle est fondée sur un raisonnement par analogie... ». Compte tenu de son projet, on comprend pourquoi Deleuze néglige ce passage pourtant déterminant pour comprendre le monisme de la durée chez Bergson.

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