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Universitas Humanística

Print version ISSN 0120-4807

univ.humanist.  no.65 Bogotá Jan./June 2008

 

Les hommes et les femmes face à la violence politique en Bolivie1

Men and Women Facing Political Violence in Bolivia

Homens e mulheres perante a violência política na Bolívia

Hombres y mujeres frente a la violencia política en Bolivia

Pierre Beaucage

Université de Montréal, Canada2 pierre.beaucage@umontreal.ca

Recibido : 30 de marzo de 2008 Aceptado : 22 de abril de 2008



Résumé

Dans cet article, je me propose d´esquisser les contours d´un imaginaire de la violence chez les hommes et les femmes de la campagne et des milieux populaires de Bolivie, sur la base de 33 entrevues effectuées dans ce pays, pendant les étés 2005 et 2006. Je ne considère pas "la violence" comme un universel, mais bien comme un ensemble construit de représentations qui se rattachent à des pratiques largement répandues à l´intérieur d´une société. J´insisterai sur les points communs et les différences entre hommes et femmes, d´une part, entre les habitants de la ville et ceux de la campagne, d´autre part. Une caractéristique commune est l´impression de vivre dans un monde rempli de dangers. Nous verrons que les femmes donnent une plus grande importance aux dangers d´ordre surnaturel, ainsi qu´aux dommages causés par une forme de violence symbolique, les ragots (chismes). Les habitants des quartiers populaires urbains insistent davantage sur la violence délinquante, et prennent des mesures concrètes pour y faire face. Les répondants des deux sexes mentionnent la violence de genre et la violence familiale, mais ce sont les femmes qui rapportent des expériences vécues à ce sujet. Quand aux causes de la violence, il est intéressant de noter que tant des hommes que des femmes font référence à la "méchanceté" (maldad), tandis que d´autres incorporent à leur imaginaire des éléments du discours politique et universitaire et invoquent des éléments de violence structurelle, comme la pauvreté et les inégalités.

Mots-clefs: imaginaire de la violence, genre, campagne, ville, Bolivie.


Abstract

In this article, I propose to outline the stories of violence between men and women from the countryside and low-income neighborhoods in the cities, based on 33 interviews conducted in Bolivia in the summers of 2005 and 2006. I don’t consider "violence" as a universal concept, but rather as a combination of representations related to widely distributed practices within society. I will clearly point out the commonalities between men and women, on the one hand, and among inhabitants of the country and the city, on the other. One of the common characteristics of all is the perception of living in a dangerous world. Women place a considerably bigger emphasis on dangers of a supernatural kind, as well as damages cause by symbolic violence, such as "badmouthing." The inhabitants of poor urban environments place more importance on delinquent violence, and take measures to confront it. Both sexes refer to gender violence within the family, but it is women who cite lived experiences to that respect. In terms of causes for the violence, in the city both sexes seem to be incorporating into their imagination elements of academic discourse about structural violence.

Key Words: violence, gender, country, city, Bolivia.

Key words plus: political violence – Bolivia -2005-2006, violence against women, violence in popular culture.


Resumo

Neste artigo, pretendo esboçar os contornos de um imaginário da violência entre homens e mulheres do campo e dos bairros populares, tendo como base 33 entrevistas feitas na Bolívia, durante o verão de 2005 e 2006. Não considero "a violência" como um universal, mas sim como um conjunto construído de representações que se relacionam à práticas amplamente difundidas dentro de uma sociedade. Insistirei, por uma parte, nos pontos comuns e nas diferenças entre homens e mulheres, e por outra, nas semelhanças e diferenças entre os moradores do campo e da cidade. Uma característica comum a todos os casos é a impressão de viver em um mundo cheio de perigos. As mulheres dão uma importância maior aos perigos de ordem sobrenatural, do mesmo modo que enfatizam os danos causados por uma forma de violência simbólica: "a fofoca". Os habitantes das zonas urbanas populares insistem mais na violência fruto da delinqüência, tomando medidas concretas para enfrentá-las. Ambos os sexos mencionam a violência de gênero e a violência familiar, embora sejam as mulheres que se reportem a experiências vividas a este respeito. Quanto às causas da violência, é interessante notar que tanto os homens como as mulheres fazem referência à "maldade", enquanto outros incorporam em seu imaginário elementos do discurso político e universitário e invocam os elementos da violência estrutural, como a pobreza e as desigualdades.

Palavras chave: violência, gênero, campo, cidade, Bolívia.


Resumen

En este artículo, me propongo esbozar los contornos de un imaginario de la violencia entre hombres y mujeres del campo y de los barrios populares, sobre la base de 33 entrevistas efectuadas en Bolivia en los veranos del 2005 y 2006. No considero "la violencia" como un universal, sino como un conjunto construido de representaciones relacionadas con prácticas ampliamente difundidas dentro de una sociedad. Insistiré en los puntos comunes y las diferencias entre hombres y mujeres, por una parte, y entre moradores del campo y de la ciudad, por otra. Una característica común de todos, es la impresión de vivir en un mundo lleno de peligros. Las mujeres dan un peso más considerable a los peligros de orden sobrenatural, así como a los daños causados por la violencia simbólica : el "chisme". Los habitantes de las zonas urbanas pobres insisten más sobre la violencia delincuente, y toman medidas frente a ello. Ambos sexos mencionan la violencia de género dentro de la familia, pero son las mujeres quienes citan experiencias vividas al respecto. En cuanto a las causas de la violencia, en la ciudad, ambos sexos parecen estar incorporando a su imaginario elementos del discurso académico sobre violencia estructural.

Palabras claves: violencia, género, campo, ciudad, Bolivia.

Palabras clave descriptores: violencia política – Bolivia - 2005-2006, violencia contra la mujer, violencia en la cultura popular.


Jusqu’à tout récemment, la Bolivie a eu la réputation d’être à la fois un des pays les plus pauvres des Amériques3 et une contrée relativement "peu violente" par rapport à ses voisins (Albó et Barrios, 1993:11). En effet, le pays n’a pas connu une violence sociale comparable à celle qui a opposé l’État à Sendero Luminoso, comme au Pérou voisin, à la guérilla et aux narcotrafiquants, comme en Colombie. Au tournant du XXIe siècle, on pouvait encore lui appliquer l’observation que faisait Ignacio Ramonet à l’ensemble du tiers-monde : "Comment peut-il y avoir plus de pauvres et moins de rebelles que jamais?" (Ramonet, 2002, cité par Tortosa, 2003:19-20). Une telle interrogation sous-entend que les mouvements sociaux et politiques, par exemple, ceux qui ont agité la Bolivie depuis sept ans, sont la réponse normale, inévitable, à des siècles de misère résultant de l’oppression coloniale et néocoloniale. C’est le genre d’analyse qu’on trouve dans la bouche des dirigeants actuels (voir Morales Aima, 2006:24 suiv.). Ma recherche ne visait pas à confirmer ou infirmer de telles lois historiques, ni à mesurer les diverses formes de violence qu’on retrouve en Bolivie. Je me propose plutôt d’esquisser les contours d’un imaginaire de la violence, et ses divisions internes, à partir des perceptions qu’en ont des gens appartenant aux classes populaires. Les représentations d’une violence qu’on peut qualifier de politique ne prennent leur sens que par rapport au champ sémantique plus large dans lequel elles s’inscrivent, que je décrirai brièvement. À la base, je ne considère pas "la violence" comme un universel, mais plutôt comme un construit, un ensemble de représentations liées à des pratiques largement partagées au sein d’une société. Je tenterai ici de dégager certaines des caractéristiques de cet imaginaire et d’en indiquer une certaine différenciation interne : plus particulièrement ce qui distingue les hommes des femmes, et les habitants des campagnes par rapport à ceux des villes. D’abord quelques définitions.

Les représentations de la violence

1. La violence physique ou directe

Le référent premier du terme "violence", le sens "reçu", est bien sûr la violence physique ou directe. Le terme comporte souvent une connotation d’illégitimité ou de démesure dans la force employée. C’est ce dernier point qui en rend les frontières très variables, d’une société à l’autre. Si la société occidentale moderne tend à exclure, du moins en principe, tout emploi de la force dans les relations sociales (sauf en cas de "légitime défense", concept aux limites particulièrement floues!), il en va autrement dans d’autres sociétés. Ainsi chez les peuples autochtones des Andes, d’hier et d’aujourd’hui, l’existence de la patria potestas (expression juridique du patriarcat) fait que l’on considère normal le recours par les parents à des châtiments physiques envers les enfants, en cas de désobéissance ou de manque de respect, et même de l’époux envers l’épouse, en cas de "paresse" ou d’infidélité. Cela fait même partie des devoirs des parents, et de l’époux, respectivement, responsabilités étendues à l’État qui doit réprimer par la force "légitime", celle qui vient d’en haut, la délinquance sous toutes ses formes. De tels châtiments sont alors exclus des représentations traditionnelles de la violence à moins qu’ils ne soient "excessifs" : quand le père ou l’époux "châtie" sans justification ou exagérément ("castiga demasiado"), quand l’État "réprime" les citoyens. Cette mobilité des frontières de la violence est aussi perceptible sur le plan des symboles : les contes de Perrault et d’Andersen sont remplis de scènes que nous hésitons aujourd’hui à raconter à nos enfants (par exemple, les infanticides dans le Petit Poucet ou le cannibalisme dans Hansel et Gretel).

En science sociale, le terme "violence" couvre, depuis deux décennies, un champ sémantique de plus en plus vaste, ce qui m’amène à définir d’abord avec précision le terme. À la violence directe ou physique (elle-même divisée en violences interindividuelles (de genre, domestique, délinquante) et collectives (politique : insurrectionnelle ou répressive), sont venus s’ajouter d’autres domaines, aux contours moins précis : ce sont la violence symbolique (Bourdieu, 1994) et la violence structurelle (Galtung, 1980), violences "cachées" (encubiertas - Albó et Barrios, 1993) voire "occultées" (ocultadas – Tortosa, 2003) par le fonctionnement même du système social. L’extension du concept pose aussi le problème de "la relation causale compliquée, mais réelle" qui lie ces violences invisibles à la violence physique (Tortosa, 2003:36). De même, le terme "politique" peut être pris dans son sens traditionnel, très restreint : ce qui a trait à l’État, aux partis, à la chose publique. On peut lui aussi lui conférer un sens beaucoup plus large, qui renvoie aux rapports de force fondamentaux et aux divers champs de lutte pour le pouvoir; le politique recoupe alors les domaines structurel et symbolique et traverse les sphères publique et privée (voir plus loin). On doit au mouvement féministe d’avoir énoncé que "le personnel est politique", montrant cette dimension occultée des rapports d’oppression de genre et familiale. Dans cette recherche je suis parti de la définition restreinte de la violence politique pour débouche sur la définition large.

2. La violence symbolique

Aux sources mêmes du concept de violence symbolique, on trouve Marx et Engels lorsqu’ils affirment que "les pensées de la classe dominante sont […] les pensées dominantes" (Marx et Engels, 1970:74). Pour ces auteurs, il s’ensuit que l’État, qui représente la classe ou la coalition de classes au pouvoir, en plus de contrôler les appareils répressifs qui peuvent déclencher la violence physique ou directe, est en mesure d’imposer des représentations qui sont l’"expression idéale des rapports matériels dominants" (ibid.). Cette dernière dimension rejoint Castoriadis lorsqu’il affirme : "[…] la société vit ses rapports avec ses institutions sur le mode de l’imaginaire, autrement dit ne reconnaît pas dans l’imaginaire des institutions son propre produit" (1975:184). Afin de s’assurer l’hégémonie (pour reprendre un concept gramscien) les classes dominantes disposent d’une multitude d’appareils, depuis le système juridico-administratif jusqu’à l’école, sans oublier la puissante contribution qu’apportent aujourd’hui les médias, surtout électroniques (radio et télévision).

Nous devons à Bourdieu un élargissement important du concept, quand il proposa d’inclure toutes les formes de "[…] cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s’appuyant sur des "attentes collectives", des croyances socialement inculquées (Bourdieu, 1994:188)4. Ce concept de violence symbolique occupe une place importante dans l’analyse qui suit. Je la définis comme la pression exercée au moyen du discours, et de symboles non discursifs, pour assurer l’hégémonie d’un ensemble de représentations sur le sens commun d’une société. Naguère associée à des institutions comme la famille et l’école, elle s’exerce aujourd’hui en douceur et sans doute plus efficacement grâce aux téléviseurs qu’on trouve aujourd’hui dans pratiquement tous les foyers des quartiers populaires ou des villages. En Amérique latine, cette pression symbolique est autant le fait des séries télévisées en provenance des Etats-Unis, que de leurs copies locales et des publicités qui les accompagnent: elles diffusent un mode de vie et des normes de consommation complètement hors d’atteinte pour 85% de leurs auditeurs. La violence symbolique ne se limite pas à des objets (voitures, électroménagers, voyages…) par rapport auxquels on ressent une privation, mais elle inclut également le corps lui-même: ce ne sont pas des Amérindiens ni des Noirs qui jouissent de cette vie rêvée dont les seuls soubresauts sont d’ordre sentimental. Les vedettes possèdent le "type" européen qui est de mise; la "couleur locale", ça concerne la bonne, le chauffeur, ou le délinquant… On ne saurait donc sous-estimer l’impact des médias: les histoires d’ogres et des revenants qui agrémentaient les veillées lors de mes premières recherches de terrain en Amérique latine sont aujourd’hui remplacées par des épisodes de telenovelas ou alors par des reportages télévisés sur "la guerre au narcotrafic" ou alors sur des manifestations houleuses et violemment réprimées.

La violence symbolique n’est pas exercée uniquement par les appareils d’État ou les médias. Les imaginaires étant dotées d’une certaine autonomie, elle est aussi reproduite, horizontalement, au niveau de la vie privée, par des hommes et des femmes des diverses classes sociales, y compris des classes subalternes. ’éducation familiale et scolaire la reproduit, de même que les rumeurs et les ragots qui véhiculent, entre autres choses, des préjugés sexistes et racistes.

3. La violence institutionnelle ou violence politique au sens restreint

Albó et Barrios, quant à eux, regroupent sous le terme de "violence institutionnelle" les formes de violence physique (répression) et symbolique qui ont en commun d’être exercées par l’État. En effet, elles sont le plus souvent exercées de pair, puisque l’efficacité des violences institutionnelle et structurelle exige que les groupes subalternes acceptent leur légitimité. Ils définissent cette violence institutionnelle comme: "la pression morale ou physique, exercée directement ou indirectement à travers les institutions ou appareils institutionnels sur. des êtres humains, insérés volontairement ou involontairement dans un ensemble social lié à ces appareils" (Albó et Barrios, dir., 1993, II:17). Ces appareils comprennent les trois pouvoirs: l’exécutif, particulièrement important dans la tradition présidentialiste latino-américaine, le législatif et le judiciaire, dont l’indépendance par rapport au premier n’est souvent que formelle. Ils incluent en outre l’immense machine administrative de l’État, centrale, régionale et locale. Ce sont les mêmes appareils qui imposent la distinction entre la violence légitime – celle qu’ils exercent – et la violence délinquante – toutes les autres. Au sens restreint, la perception de la violence politique se rapporte aux conflits qui opposent ces appareils entre eux (par exemple, le gouvernement central bolivien et les gouvernements provinciaux de l’est et du sud).

4. La violence structurelle ou la violence politique au sens large

À partir d’un tout autre point de vue, celui des peace studies, le Norvégien Johann Galtung proposait, dans les années 1970, le concept de "violence structurelle", qu’il définit comme "l’extrême inégalité, entre les nations et à l’intérieur de chacune, dans presque tous les aspects de la vie humaine, y compris le pouvoir de décider sur ses conditions de vie; et la résistance au changement de cette inégalité" (Galtung, 1990:437). Selon lui, la violence structurelle se caractérise aussi par la difficulté d’en identifier clairement les causes et les responsables. Devant le danger de banaliser le terme et d’en faire un synonyme de toute injustice sociale (Tortos, 2003:63), je m’inspirerai ici des définitions plus précises et opératoires que nous offrent les auteurs cités plus haut, Albó et Barrios (1993) et Tortosa (2003) concernant ces formes "cachées" de violence.

Albó et Barrios, cherchant à identifier les causes de la violence directe, définissent le concept de violence structurelle comme l’ensemble des "pressions physiques et morales créées par des humains et exercées sur des humains dans des conditions telles qu’il n’est plus possible de visualiser l’origine de la violence […]. Cette opacité crée la confusion, le chaos et une autoreproduction de la violence de façon systématique […] et incontrôlable, ce qui rend difficile de sortir de la spirale de la violence" (1993:17-18). Le chercheur équatorien Tortosa distingue pour sa part cinq sortes de violence structurelle, selon qu’elle s’exerce a) contre le femmes et les enfants (patriarcat), b) entre capitalistes et prolétaires (luttes de classes), c) entre ethnies dominantes et subordonnées (oppression ethnique) d) entre le Centre et la Périphérie (impérialisme) et e) entre les humains et la nature (déprédation et pollution) (Tortosa, 2003:79-110)5. Tout comme Albó et Barrios, Tortosa s’intéresse à la question des rapports entre cesdiverses formes de violence structurelle et la violence directe (1993:133 suiv.). Pour ma part, je m’intéresserai davantage à cette "opacité" supposée des causes structurelles de la violence, aux yeux des acteurs sociaux eux-mêmes.

5. Les violences "d’en bas" et le sens commun

Les définitions que nous venons de citer ont comme caractéristique commune de se rapporter toutes à des formes de violence qui s’exercent soit horizontalement (délinquance, ragots…) soit de haut en bas, des détenteurs du pouvoir envers ceux qui en sont dépourvus. Qu’en est-il de la violence inverse, celle qui s’exerce de bas en haut (révolte, soulèvement, émeute, jacquerie, grève…). Ces violences d’en bas sont présentes depuis longtemps et dans la société et dans les imaginaires dominants, qui leur accolent la connotation de violence illégitime, à ranger avec les formes diverses de délinquance et de banditisme. À l’opposé, le marxisme, reprenant la tradition de la Révolution française, a développé l’idée d’une violence légitime venant d’en bas : les classes exploitées, opprimées, ont le droit de se révolter et même de prendre les armes contre le tyran pour instaurer un ordre social plus juste. Pour cela, il faut que le peuple soit convaincu que sa cause est juste et que c’est la répression du mouvement populaire qui est illégitime, tout comme le sont les tentatives de restaurer l’ancien régime. Après les luttes ouvrières et populaires du XIXe siècle, les guerres de libération, entreprises au XXe siècle par les colonies contre les puissances coloniales et néocoloniales, imposent leur inclusion dans ce même domaine de la violence légitime6.

Accepter la légitimité d’une "violence d’en bas" renvoie à l’existence d’un imaginaire qui déborde les "idées dominantes": c’est le "sens commun" de Gramsci.
Partagé par les classes subalternes, il constitue un ensemble vaste et hétérogène qui s’enracine dans une double source: l’héritage de religions et systèmes de croyances antérieurs, d’une part, l’impact de la pratique quotidienne, d’autre part (Gramsci, 1971:419 suiv.). Face aux discours dominants et émergents, le sens commun est doté à la fois d’une grande résistance et d’une certaine perméabilité. La dialectique entre les deux niveaux se réalise au cours d’un processus qui est l’existence même de l’imaginaire. En outre, dans une société pluriethnique comme la Bolivie, un secteur important de la paysannerie et des classes populaires urbaines est l’héritier d’autres représentations, qui proviennent des sources précolombiennes. Si le processus de métissage culturel, de syncrétisme hiérarchisé qui s’est déroulé au cours des quatre derniers siècles a produit de multiples correspondances entre ces systèmes de représentations, on se trouve, encore aujourd’hui, face à une pluralité d’imaginaires. Ils se chevauchent, en se renforçant parfois : comme la violence symbolique contenue dans le patriarcat traditionnel andin rejoint le machisme espagnol dans l’androcentrisme légal actuel. Mais ces imaginaires peuvent aussi se contredire : par exemple, l’idée de l’appropriation privée des ressources, une des bases du capitalisme moderne, heurte de plein fouet la conception fondamentale d’un droit communautaire que l’on retrouve, en Bolivie, autant dans les villages que dans les quartiers populaires peuplés d’immigrants ruraux. Dans des conditions déterminées, les représentations populaires divergentes peuvent fonder des actions qui s’opposent au système dominant et déboucher éventuellement sur l’instauration de rapports sociaux différents. On rejoint ce que Castoriadis appelle "l’imaginaire instituant". La violence structurelle, si elle n’entraîne pas en contrepartie la production de représentations crédibles, qui peuvent être incorporées dans le sens commun, ne débouche pas sur la révolte (pour répondre à Ramonet).

C’est aussi le sens commun qui permet de comprendre pourquoi la violence symbolique, ce flot continu de discours, d’images et de symboles que les médias modernes déversent sur les femmes et les hommes des classes populaires pour leur faire accepter l’ordre établi, ne produit pas toujours les résultats escomptés. Souvent, elle fonctionne comme prévu et beaucoup de gens s’accrochent à un idéal télévisuel qui leur permet de subir la violence structurelle de la vie réelle. D’autres cherchent à faire effraction dans le monde de l’abondance par la seule voie qui leur semble ouverte, la délinquance. D’autres enfin remettent en question des symboles dominants "illégitimes", ainsi que ceux qui les produisent et se révoltent. En Bolivie, on peut tracer une filiation entre les protestations des colons du Chapare contre l’éradication de la coca, les luttes des usagers contre la privatisation de l’eau à Cochabamba et la révolte réussie de 2003 contre le gouvernement de Sánchez de Lozada à propos de l’exportation du gaz. Notons qu’en arrivant à La Paz, les milliers de marcheurs de juin 2006, dont certains venaient d’aussi loin que le Chapare, arrachaient les cravates de tous les hommes qui se trouvaient sur les trottoirs; ils ne s’en prenaient pas aux talons hauts des dames, cependant, ce qui montre que les représentations de la violence symbolique ont un genre.

Quant à la violence d’en bas, elle comprend les actions réalisées contre un ordre qu’on estime injuste, mais aussi les représentations qui remettent en cause la violence structurelle ou symbolique, dans leurs diverses formes, et qui tentent de s’y opposer. En résumé, la violence politique au sens large, qui nous intéresse ici, renvoie aux rapports de force dominants et à leur contestation à l’intérieur de la société bolivienne. Elle comprend les violences institutionnelle, structurelle et symbolique telles que définies antérieurement (violences d’en haut), mais aussi les résistances ou "violences d’en bas". Celles-ci s’enracinent dans les représentations du sens commun, qu’il faut explorer.

Les personnes interviewées

Mes données proviennent de trente-trois entrevues réalisées avec l’aide de Jesus Carvallo7 dans les quartiers populaires de Cochabamba et dans des villages des environs (Quechuas) ainsi que près du lac Titicaca (Aymaras8). André Corten m’a aimablement prêté les transcriptions de cinq entrevues de résidants urbains pauvres des environs de La Paz.

L’échantillon rural est constitué de dix Quechuas de la région de Cochabamba (cinq hommes et cinq femmes) et de huit Aymaras des environs de Copacabana, sur les rives du Lac Titicaca (quatre hommes et quatre femmes). L’âge moyen des ruraux est de 34 ans: soit 36 ans pour les femmes et 31,6 ans pour les hommes. Seuls cinq hommes et une femme ont donné l’agriculture comme occupation principale. Cinq femmes sont commerçantes. Les autres personnes interrogées et leurs conjoints occupent une gamme d’emplois variés : artisans, maçons, conducteurs de camions... Dans l’échantillon urbain de Cochabamba, on a cinq hommes et cinq femmes, tandis que les cinq de La Paz sont tous des hommes. L’âge moyen des femmes est de 40,2 ans, celui des hommes de 32,1 ans. Pour une moyenne générale de 38, 8. Quatre des femmes se consacrent aux "tâches du foyer" (labores de la casa); une est coiffeuse à domicile (peinadora). Les hommes sont : conducteurs de camion (2), chauffeurs de taxi (2), plombier (1), maçon (1), étudiants- travailleurs (2) et retraité (1) (ce dernier a été maçon et ouvrier industriel).

Ce qui frappe, c’est que même en milieu rural, les activités liées au transport, à la construction et au commerce semblent en voie de remplacer l’agriculture, surtout dans la région du Lac Titicaca, où le tourisme constitue un débouché important. La distribution des occupations dans les quartiers populaires de Cochabamba et de La Paz, correspond à une économie faiblement industrialisée, avec une nette prépondérance des services. Tant à la ville qu’à la campagne, la précarité semble la norme: au cours des entrevues, plusieurs ont fait mention d’une multiplicité d’emplois occupés successivement, ou simultanément, avec des mises à pied et des périodes de chômage. Sur le plan religieux, vingt-cinq ont déclaré être catholiques, trois, pentecôtistes (evangélicos, cristianos) deux, adventistes et un, baptiste. Les deux étudiants-travailleurs de La Paz se considèrent respectivement "éclectique" et "musulman", et un employé affirme être athée. Vingt répondants ont déclaré avoir des parents émigrés à l’extérieur de Bolivie : dix en Espagne, sept en Argentine (une destination traditionnelle des émigrants ruraux), deux aux Etats-Unis, un au Brésil et un en Italie.

Les violences symboliques : le surnaturel

Tant dans les milieux ruraux qu’urbains, on retrouve des croyances fortement ancrées concernant des êtres surnaturels menaçants, croyances inculquées dès le bas âge par les parents et les grands parents. Les ruraux croient au sacamantecas (k’arisiri en aymara, ñaqaq ou pishtaco en quechua). Le plus souvent un "étranger" (qara), il vient soutirer la substance vitale des villageois pour reconstituer ses propres forces (Abercrombie, 2003:405) ou pour la revendre (Larouche, 1981:84)9. On dit également aux enfants de craindre les gnomes (duendes) de la montagne et d’autres créatures malfaisantes qui rôdent la nuit, cherchant de jeunes proies.

Dans les rues du vieux quartier de Quillacoyo, à Cochabamba, on entend parfois passer, la nuit, la "charrette du diable" qui vient emmener les damnés. Les revenants apparaissent aussi, près des cimetières, voire dans les maisons elles-mêmes. Pour les Amérindiens, les éléments marquants du paysage sont également dotés d’une force spitrituelle dangereuse pour des êtres faibles: un répondant se rappelle du "choc" (susto) qu’il éprouva en voyant la rivière Chapare, choc dont il tarda des semaines à se guérir. Les montagnes (urqu) ont chacune un esprit (achachila) et un nom, et les plus hautes, couronnées de neige, fournissent l’eau indispensable à la vie. Mais elles sont aussi "effrayantes" et elles sont mâles: les jeunes femmes ne doivent pas s’y aventurer, quand elles sont menstruées.

Ces croyances, que ne transmet aujourd’hui par aucun appareil d’État, font partie du sens commun populaire. Ce sont les parents et des grands-parents qui construisent pour les jeunes cette image d’un monde habité par des forces hostiles où il faut être constamment sur ses gardes, face à des ennemis humains et surnaturels. Dans les énoncés des hommes adultes on trouve une certaine prise de distance par rapport à ces récits : on les raconte en souriant, en les désignant comme des "contes de la grand-mère". Nos interlocutrices, cependant, jeunes ou âgées, semblaient davantage les prendre au sérieux. Notons cette première différence entre les genres quant à l’attitude face à la rumeur et au danger (voir Delumeau, 1978:180-188). Par ailleurs, ces croyances semblaient partagées par les six personnes de l’échantillon qui s’affirmaient de foi pentecôtiste (evangélica) ou adventiste, par ailleurs très critiques du culte des saints et des autres "superstitions" catholiques. L’étranger, qara, est assimilé à l’ogre.

Parmi les contraintes surnaturelles qui pèsent sur le comportement individuel, il y a une autre, plus générale, relative à la "crainte de Dieu" (temor a Dios). Christianisés depuis plus de quatre siècles, les Boliviens ont intégré l’idée d’un Dieu justicier. Vingt-et-une des personnes interviewées affirment qu’on leur a inculqué la crainte du châtiment divin (castigo de Dios), le plus souvent lié à une morale catholique qui prend des accents précolombiens : "Ne pas mentir (ama llullay), ne pas voler (ama suway), obéir (uyay) car Dieu punit". Des trois préceptes incaïques, le dernier, "ne pas être paresseux" (ama qella) a été remplacé par "obéir". Une répondante ajoutait : "Et je le dis aussi à mes enfants". Pourquoi craint-on Dieu? "Parce que Dieu est puissant et qu’il voir tout". Par ailleurs, "Tout ce qu’on fait se paie", pas dans l’au-delà, mais ici même. Le plus âgé de nos répondants a relaté comment ceux qui avaient abusé de lui quand il était enfant et orphelin, sont morts, et de mort violente, "L’un de mal d’estomac, en faisant paître ses brebis, l’autre dans l’eau, car Dieu est grand!". Pour les peuples des Andes, des correspondances profondes unissent l’univers social et l’univers naturel (Buechler et Buechler 1971:103). Cela permet de comprendre la phrase d’un paysan de Tiraque : "Si on se fait pas cas de Dieu, ça rend malades le soleil et la lune" (Isidro, 46 ans, Quechua).

Les violences symboliques : le chisme et l’envidia

Aux dangers d’origine surnaturelle, vient se surimposer progressivement chez l’adulte une perception du milieu social ambiant comme négatif, sinon dangereux: "Une peur chasse l’autre" (Mannoni, 2004:24). Ces représentations sont communes à beaucoup de récits de la vie individuelle et collective.

Pour une majorité de personnes interviewées, les événements marquants de la vie, passés et présents, sont largement le fruit des multiples "difficultés" (dificultades), que rencontre l’individu, incluant une violence symbolique récurrente. Ces fragments de récits traduisent souvent une crainte diffuse qui devient, à l’occasion, une détresse aiguë. La source profonde de cette crainte sourde et généralisée, c’est l’envidia (envie, jalousie) qui prévaut entre les voisins et les proches, selon vingt-cinq des personnes interviewées, et qui est à la source tant des ragots que de la sorcellerie. Dix-huit personnes interrogées rapportent qu’elles sont affectées par les ragots (chismes en espagnol, killiskachay en quechua). Bien que plusieurs hommes admettent être touchés par les "calomnies" à leur sujet, les femmes sont généralement plus explicites quant au tort que leur font les ragots: "Comme quand des parents répandent des faussetés sur ce que je fais en ville" (Azucena, 17 ans, Quechua); "Quand j’attends mon mari et qu’on vient me dire qu’il est en train de boire de la chicha" (Linda, 21 ans, Quechua). L’omniprésence de la violence symbolique des commérages amène Isidro, un paysan quechua, à citer le dicton : "Un petit village, c’est un grand enfer!" (Pueblo pequeño, infierno grande). Les cause de l’envie? Pour les uns, "la méchanceté des gens" (la maldad de la gente); pour d’autres : "L’inégalité. On ne s’entend pas les uns avec les autres" (Roberto, 30 ans, La Paz). Ces représentations tranchent nettement sur le discours officiel diffusé par les médias boliviens, discours optimiste, centré sur les faits et gestes des bien nantis, ce qui va de pair avec une occultation des groupes subalternes et une exploitation sensationnaliste du phénomène de la violence (Soruco, 1993:216).

Contrairement au discours officiel, le discours populaire est pessimiste et il identifie comme cause des chismes, forme répandue de violence symbolique, la envidia. À ce sujet, certains rendent visible le phénomène des inégalités (violence structurelle) ce qui permet de reconsidérer l’opacité supposée des phénomènes que l’on groupe sous ce nom.

La violence délinquante : Los de la calle ("Ceux de la rue")

Les personnes interrogées évoquent une violence directe multiforme : assassinats, vols, viols, agressions. Leur perception de cette violence délinquante a une double source. En premier lieu la violence physique : quatorze personnes sur dix-huit à la campagne et douze sur quinze en ville, tant hommes que femmes, rapportent avoir en été les victimes directes. Au paysan, on vole des brebis dans l’enclos même de la maison; la commerçante ambulante se fait chiper sa marchandise. Si les villages ne sont pas exempts de voleurs, une part importante des larcins, qui sont souvent accompagnés de violence physique, survient quand les paysans vont en ville, pour y travailler ou y commercer: "On m’a cambriolé quand je travaillais à Santa Cruz. Ils ont tout pris. J’ai pensé m’enlever la vie" (Roberto, 29 ans, Aymara). Quant aux habitants des quartiers populaires des villes, ils côtoient quotidiennement la délinquance: "On m’a attaquée presque au sortir de ma maison…" (Emilia, 57 ans, Cochabamba). "Ils ont fauché ma bombonne de gaz!" (María Dolores, 37 ans, Cochabamba). Et, encore, les personnes interviewées ne relatent que les vols importants, avec effraction ou voies de fait (robos, atracos); les menus larcins (hurtos) dont ils sont victimes sont classés parmi les "choses de la vie". Cette différence entre la campagne, où la violence délinquante est intermittente, et les quartiers populaires des villes, où elle est une menace constante, pousse les citadins, les femmes surtout, semble-t-il, à modifier leurs habitudes de vie pour y faire face du mieux qu’ils peuvent: on évite certaines rues, on rentre plus tôt, on fait entourer la maison de hauts murs et on y laisse des chiens en liberté…

Quant aux causes de cette violence délinquante, nos répondants se partagent en deux camps. La vaste majorité des répondants urbains mentionne la pauvreté et le chômage, en plus du manque d’éducation familiale : "Il n’entre plus d’argent à la maison, le père s’enivre […] Et avec l’alcool, les problèmes arrivent dans la famille" (Adán, 25 ans, La Paz). Pour l’expliquer, on a donc recours surtout à des facteurs que nous classerions parmi la violence structurelle. La majorité des ruraux, quant à eux, souligne plutôt la "méchanceté" (maldad): "Tout le monde veut être riche" (Azucena, 17 ans, Quechua). La délinquance s’accroît chez les jeunes par suite du manque de sévérité des parents: "Tout a changé entre les parents et les enfants (Ema, 39 ans, Aymara)". Les paysans autochtones se situent donc au niveau d’une philosophie de la nature humaine et du rôle concomitant de la famille: les humains n’étant pas naturellement bons, il faut éduquer strictement les jeunes, au besoin en recourant aux châtiments corporels. On établit donc un rapport inverse entre une violence "légitime" exercée par les parents dans le cadre de la famille et la violence délinquante qui se manifestera ou non ensuite chez les enfants.

Les médias et la violence

Après l’expérience personnelle et les récits des proches, la source la plus importante des représentations de la violence, ce sont les médias, et en premier lieu la télévision. Interrogés quant à la justesse des explications que fournissait la télévision concernant la violence, la majorité de nos répondants, hommes et femmes, ont préféré parler de la violence à la télévision. Ils ont affirmé que le contenu des émissions, tant des nouvelles que des films ou téléséries, est responsable, en partie du moins, de la violence délinquante: "Il n’y a pas de contrôle, il y a beaucoup de violence à la télé" (María Dolores, 37 ans, Cochabamba). Ce qu’on montre aux enfants contredit l’éducation que les parents essaient de donner : "Ça entre plus par les yeux que par les oreilles. Tous ce qu’ils voient à la télévision, ils le font!" (Roberto, 30 ans, La Paz).

Comme le fait remarquer Zires (2006), ce n’est pas que la télévision remplace le commérage local, dont nous avons vu plus haut qu’il est bien vivant et plut être fort nocif. Elle s’articule plutôt avec lui de multiples manières, les nouvelles télévisées étant interprétées et réélaborées en fonction des critères locaux et des normes d’éthique: ce que l’auteur appelle "le régime de vraisemblance". Le récit détaillé des crimes commis dans les grandes villes, qui pour les classes moyennes relève du droit à l’information, est donc perçu dans les milieux populaires et paysans comme un incitation à commettre des crimes semblables puisqu’on y révèle les techniques employées – souvent avec succès – par les voleurs. Et cependant, dans les foyers, les téléviseurs sont allumés à la journée longue… Si beaucoup d’hommes et de femmes interrogés sont sensibles au contenu violent de la télévision, ils ne semblent pas noter d’autres aspect – et non les moindres, de la violence symbolique qu’elle charrie : les héros et héroïnes des téléromans ainsi que les lecteurs de nouvelles ne sont pas "des Blancs" (qara), des autres : ils sont "beaux" (guapos) seulement.

La violence institutionnelle

La montée de la délinquance renvoie aussi au laxisme des autorités, lié à la corruption. C’est pourquoi, disent plusieurs: "On a besoin d’autorités qui nous défendent et nous appuient". On observe ici des différences intéressantes entre les milieux rural et urbain, d’une part, entre hommes et femmes d’autre part. En milieu rural, quechua ou aymara, on distingue nettement les autorités locales (las autoridades), et les niveaux supérieurs (el gobierno). Concernant les premières, les paysans interrogés ne leur font pas confiance: "Ils sont corrompus et ne tiennent pas leurs promesses" (Walter, 23 ans, Cochabamba). Par contre, quatre hommes et quatre femmes soulignent l’espoir qu’ils ont placé dans le nouveau gouvernement: "Evo, lui, s’occupe des pauvres" (Adriana, 41 ans, Aymara). Deux hommes seulement sont en désaccord: l’un, politiquement, à cause de "sa manière de penser" (Andrés, 27 ans, Aymara), l’autre pour une raison bien pratique: les barrages routiers continuent! (Alberto, 24r ans, Quechua) La différence entre les genres est plus marquée en milieu urbain. Les femmes interrogées, qui habitent les quartiers populaires de Cochabamba, sont encore plus pessimistes que les paysannes; une seule mentionne que l’arrivée au pouvoir du MAS pourrait changer quelque chose. Ce pessimisme n’est pas partagé par les hommes, ni à Cochabamba ni a La Paz : sept sur dix croient que le nouveau président pourra "changer les choses".

La perception de l’appareil judiciaire n’est guère meilleure, surtout celle des policiers, à qui nos répondants ont le plus fréquemment affaire. Les victimes de délits ne les rapportent généralement pas, car on ne peut faire confiance aux policiers : "Ce sont des fripouilles (rateros). Ils ne pensent qu’au fric ; si tu en as, ils t’arrangent tout, sinon, tu n’obtiendras rien". En outre, les policiers partagent le racisme des citadins à l’égard des paysans autochtones: "Quand je vais à la ville, on me regarde de travers parce que je suis de la campagne" (Carlos, 29 ans, Quechua). Il vaut d’ailleurs mieux éviter tout contact avec les "forces de l’ordre".

ept des personnes interviewées ont relaté comment elles avaient été personnellement victimes d’abus de pouvoir: "Les policiers m’ont extorqué de l’argent (coima). Ils avaient arrêté ma femme. Mon voisin aussi, il n’avait pas ses papiers avec lui et ils l’ont arnaqué"; "Ils m’ont attrapé et secoué si fort qu’ils m’ont endommagé la vue" (Isidro, 45 ans, Quechua). Notons, que seuls les hommes rapportent avoir été l’objet de violence ou d’abus de la part des policiers. Certaines femmes soulignent au contraire qu’ils "font leur devoir" (Emilia, 57 ans, Cochabamba) et "maintiennent l’ordre" (Marcela, 48 ans, et Ambrosia, 39 ans, Quechuas).

La violence structurelle : "Nous sommes écrasés…"

Sans jamais la désigner ainsi, les répondants font souvent référence à la violence structurelle, qui ressort dans leur discours sous diverses formes : le manque d’argent, la pauvreté, les bas salaires, le chômage (falta de trabajo). Elle est subie par la majorité, face à une minorité d’exploiteurs: "L’un laboure son champ (chacra), année après année, l’autre travaille, jour après jour, pour un salaire de misère.[…] C’est pourquoi les pauvres nous sommes écrasés, car ‘ils’ empochent tout [,,,] Même un gamin sait ça, aujourd’hui!" (Isidro, 46 ans, Quechua). Les mises à pied (despidos) sont vus comme une forme de violence car "ceux qui travaillent ont besoin d’argent, et on les expulse de force". Et elles sont aussi une cause de violence physique, "car personne n’accepte qu’on le jette à la porte, d’où les affrontements".

Le manque d’argent revient constamment comme source de problèmes, même si "ça fait partie de la vie" de souffrir de la faim de temps à autre. Quinze personnes interrogées affirment avoir traversé des situations économiques désespérées, le plus souvent dans leur jeune âge et en relation avec des drames familiaux. Parfois, c’est la mort d’un parent qui les a précipités dans la misère ("On n’avait plus rien à manger"); D’autres, encore adolescents, ont dû affronter des situations pénibles (mauvais traitements, solitude) pour venir en aide à leurs familles: "Ma mère est morte et j’ai dû travailler. J’ai souffert" "Je me suis parfois couchée sans manger, et il n’y a pas eu de miracle!". "J’ai dû travailler à quinze ans et on me traitait mal". Seuls, quatre répondants affirment n’avoir jamais manqué de rien. Pour plusieurs, cette situation difficile continue. L’une n’arrive pas à subsister du commerce ambulant, tant la concurrence est grande; une autre a vu la banque saisir sa maisonnette quand elle n’a pu rembourser sa dette. "Ça ne sert à rien d’étudier, on ne trouve pas d’emploi après. Alors, ils s’en vont […]".

Quand on cite expressément des phénomènes comme les congédiements, l’émigration mais aussi les manifestations et les barrages routiers, par contre des différences claires apparaissent. Quand on demande si les mises à pied constituent une violence douze répondants sur quinze, en milieu urbain, répondent par l’affirmative: "Car si on perd le travail, on n’a plus rien à manger" (Martin, 25 ans, Cochabamba). En milieu rural, dix sur dix-huit sont du même avis; parmi ceux qui ne sont pas d’accord, trois femmes parlent plutôt d’injustice: "Ça ne se compare pas avec la violence" (Ambrosia, 39 ans, Aymara).

L’émigration, qui touche actuellement près d’un million de Boliviens, n’est pas une panacée. À trois exceptions près, tous les répondants urbains croient que l’émigration implique de la violence; "Pour payer le billet [vers l’Europe], ils doivent tout vendre et d’autres en profitent". Une fois là-bas: "les patrons abusent d’eux et ne leur paient pas les heures supplémentaires". "On nous discrimine à l’étranger. On nous déteste parce qu’on travaille trop. Les employeurs nous aiment, mais pas le peuple" (Adán, 25 ans, El Alto). En milieu rural, au contraire, la moitié des intervenants ne croit pas que l’émigration soit liée à la violence. Les autres ne soulignent pas tant l’exploitation, mais la menace constante de déportation: "On vend tout ce qu’on a pour payer le passage et puis après, ils te renvoient. Et tu dois payer les pots cassés!" Antonio, 28 ans, Quechua). "Mon cousin, on l’a emprisonné et on l’a déporté d’Espagne, sans qu’il puisse rien rapporter avec lui".10
Comme je le disais plus haut, ce qui frappe, dans l’ensemble de ces témoignages, c’est la référence explicite à de nombreux facteurs qui relèvent de ce que l’on classifie comme violence structurelle : chômage, mises à pied, obligation d’émigrer... Nous reviendrons plus tard sur ce point, car il remet en question certaines idées reçues concernant ce type de violence "cachée". Auparavant, il nous reste à examiner les perceptions populaires concernant un autre type de violence, la contestation radicale qu’ont déclenchée les habitants des communautés rurales et des quartiers populaires contre les violences d’en haut, répressive et symbolique, institutionnelle et structurelle.

La "violence d’en bas" : l’heure du ras-le-bol?

En abordant le thème de la violence politique avec des répondants, un flottement de sens est survenu. Les références que nous faisions à "la violence politique en Bolivie" ont été spontanément rattachées par la plupart non aux affrontements récents entre l’État et des manifestants (juin 2006), mais bien à une violence entre les politiciens. Ce glissement sémantique est rendu possible par la retransmission télévisée des débats, souvent houleux, qui caractérisent les discussions de Sucre sur la future constitution: "Ils se querellent entre eux, par envie" (Emilia, 57 ans, Cochabamba). "Oui, à la télé, on voit les députés qui se querellent et discutent". (Wilfredo, 34 ans, Quechua). Ces âpres débats, qui sont vus par d’autres acteurs sociaux comme le signe d’une saine démocratie, semblent aux yeux de beaucoup de paysans tout à fait inconvenants: les politiciens devraient donner l’exemple de la bonne entente et du consensus.

Concernant ce qui nous intéressait plus particulièrement, soit les protestations populaires comme les manifestations (marchas) les assemblées (mitines) et les barrages routiers (bloqueos), auxquels plusieurs ont participé, les opinions sont partagées. Six paysannes ont témoigné de leur expérience des manifs, mais une seule avec enthousiasme: "Je me réjouis quand il y a des manifs. J’ai participé à celle pour fermer les bordels!" (Ambrosia, 39 ans, Aymara). La majorité des personnes interrogées en milieu rural, surtout les femmes et les artisans aymaras, les considèrent violentes et les désapprouvent. D’autres disent "Parfois oui, parfois non".

Pour les autres, les sentiments varient de la peur devant la violence (Linda, 21 ans, Quechua), à la tristesse ("Je n’aime pas qu’on m’oblige. J’étais préoccupée par ma petite" - Marcela, 48 ans, Aymara) ou à la rage, lorsque la subsistance est mise en péril: "Ils ne nous laissent pas emporter nos produits pour les vendre!" (Adriana, 41 ans, Aymara). Ces perceptions ne peuvent être mises au compte d’une nature féminine naturellement craintive, puisque leurs maris et leurs fils rapportent très majoritairement des impressions tout aussi négatives: "Je suis allé aux barrages et j’ai eu la frousse" (Isidro, 46 ans, Quechua); "Il y avait des bagarres et du pillage" (Luis, Quechua). Là encore, des petits producteurs et commerçants – plus particulièrement les Aymaras des rives du lac Titicaca - estiment que leurs intérêts sont lésés: "Les barrages font fuir le tourisme" (Roberto, 29 ans, Aymara). Un seul diffère carrément d’avis: "Non, car on y va pour obtenir des choses (pactar cosas)" (Antonio, 28 ans, Quechua).

De même, en milieu urbain, la grande majorité réprouve ces formes d’action directe: "Il y a des pillages (saqueos) et des agressions" (Eliseo, 20 ans, Cochabamba). "Ils lancent des pierres sur les boutiques qui sont restées ouvertes" (Zenón, 38 ans, La Paz). Quelques-uns introduisent des nuances: "Mais c’est une manière de se faire écouter par le gouvernement" (Claudia, 29 ans, Cochabamba). "On sort pour avoir du travail" (Martín, 25 ans, Cochabamba). Une autre précise les responsabilités: "Ce sont les policiers qui tirent, et les civils qui paient" (María Dolores, 37 ans, Cochabamba).
On observe donc chez l’ensemble des gens interrogés une sorte de ras-le-bol des manifestations, après plusieurs années de mobilisations. C’est encore plus vrai pour les paysans, dont le statut de petits producteurs autonomes semble ici déterminant: avec les manifestations et les barrages routiers, c’est leur gagne-pain, déjà précaire, et l’approvisionnement des villages qui est menacé. Leurs collègues des villes en souffrent aussi, dans l’immédiat, mais certains semblent plus sensibles à l’impact, souvent spectaculaire, de leurs actions sur l’État.

La violence domestique: "Dans toutes les familles,, il y des problèmes"

Plusieurs personnes interrogées, surtout en milieu rural, affirment conserver une image positive de leur père: "Il était bon, mais strict. Il ne nous frappait pas" (Ambrosia, 39 ans, Aymara). La plupart des répondants ne semble pas remettre en cause la légitimité des châtiments corporels à l’égard des enfants, qu’ils distinguent très nettement de la violence exercée par un père alcoolique, expérience vécue par plusieurs selon un modèle répandu: "Mon père buvait et nous battait" (Alberto, 18 ans, Quechua). Les rapports entre parents et enfants sont aussi marqués par une violence symbolique, que deux femmes et un homme mentionnent spontanément comme de la "violence psychologique": "On te crie, on te fait des reproches!" (Alberto, 24 ans, Quechua) "Ma mère ne me comprenait pas. J’ai dû aller travailler à Santa Cruz" (Raymunda, 29 ans, Cochabamba). Cette double violence contribue par ailleurs à une recherche précoce d’indépendance qui est souvent source d’autres problèmes, comme des grossesses non désirées: "Je me suis retrouvée enceinte à quatorze ans, et personne pour m’aider" (Emilia, 57 ans, Cochabamba). "Je ne trouvais pas de travail et ma jeune femme est tombée enceinte" (Martín, 25 ans, Cochabamba). Les parents, les mères surtout, sont également préoccupés de voir leurs enfants partir trop tôt en ménage: "Quand mon fils est parti avec une fille, j’ai dû me rendre à l’hôpital, à cause du stress" (Concha, 49 ans, Cochabamba).

Dans leur couple, quatre femmes sur dix rapportent avoir vécu des problèmes importants, des "querelles" (peleas) pouvant mener à la séparation. Par ailleurs, presque toutes les personnes interviewées reconnaissent l’existence de la violence familiale: "Le mari bat sa femme à cause de l’alcool, ou des infidélités" (Marcela, 48 ans, Aymara). Deux femmes rapportent des conflits importants avec leurs parents, concernant le choix de leur conjoint, et deux autres, avec leurs enfants, pour les mêmes raisons. Pour une autre, le choc fut psychologique: son père refusa de la reconnaître comme sa fille, lorsqu’elle alla le voir pour compléter ses documents d’état civil (Adriana, 41 ans, Aymara). Quant aux hommes, ils reconnaissent le fait de la violence domestique, sans la mentionner dans leur couple. Deux d’entre eux, ainsi qu’une femme, font allusion aux viols de fillettes par le père.

Plusieurs hommes et femmes, à la ville comme à la campagne, dénoncent donc la violence familiale qu’ils ont subie dans leur enfance et qui règne dans plusieurs familles: violence physique, sexuelle, psychologique.

Seules les femmes rapportent cependant la violence conjugale comme phénomène vécu. De façon générale, quinze des personnes interrogées jugent que les gens de leur milieu souffrent davantage de la violence domestique, sous toutes ses formes, que des attaques et des vols.

Les issues à la violence

L’analyse précédente, centrée sur les perceptions de la violence pourrait laisser croire que les hommes et les femmes des classes populaires, et encore plus ces dernières, se sentent enfermés dans un monde de violence multiforme. L’image serait fausse. Les réactions des personnes interviewées face aux crises personnelles et familiales, qui s’articulent souvent aux problèmes économiques plus larges, sont beaucoup plus variées. Loin d’être fataliste, la majorité (19 sur 33) considèrent que, face à la violence tant domestique que structurelle, plutôt que d’attendre que les choses s’arrangent toutes seules, il faut essayer de les changer. Après avoir analysé calmement la situation, bien sûr. Ils sont bien conscients du fait que ce sont les manifestations massives de 2003 et 2004 qui ont mis un terme à la violence institutionnelle du gouvernement de Sánchez de Lozada. Il faut aussi s’attendre à faire face à des coups durs: "Il faut être prêt à tout ce qui peut arriver", Quand elles évoquent les sorties de crises, les personnes interrogées mentionnent parfois des "miracles"11: "Mes enfants n’avaient rien à manger et un voisin nous a apporté de la nourriture. Ce fut comme un miracle" (Concha, 49 ans, Cochabamba). Le plus souvent, cependant, les témoignages évoquent des initiatives réussies: "L’année où la récolte s’est perdue, mon père a abattu la vache, et ça nous a permis de survivre" (Antonio, 24 ans, Quechua). Parfois, c’est le secours des proches: "Nous ne mangions pas depuis trois jours, et mon grand-père est venu à notre aide" (Luis, 36 ans, Aymara). Parfois, on évoque simplement la capacité de résister à l’adversité: "Quand nous étions enfants, ma mère est morte et mon père s’est mis à boire. Mais nous sommes passés au travers!" (Alberto, 24 ans, Quechua).

De façon générale, si quelques-uns affirment que tout reste pareil, une majorité dit avoir vécu un changement pour le mieux. Plusieurs situent ce changement au niveau personnel et familial: "Quand je me suis séparé de mon mari: ma vie a changé!" (Emilia, 57 ans, Cochabamba). Un bon nombre, cependant, se place immédiatement au niveau des changements politiques survenus, et les évalue avec un optimisme prudent, indépendamment de leur sexe et de leur foi religieuse: "C’est quand Evo est entré! lui, il s’occupe des pauvres!" (Adriana, 41 ans, Aymara); "Avant, le pays était triste, maintenant, ça va mieux" (Ema, 39 ans, Aymara). "Avec le nouveau président, il y a plus de confiance qu’avant" (Walter, 23 ans, Cochabamba). Si une répondante adventiste croit que le bonheur ne viendra qu’avec le trépas, un pentecôtiste affirme: "On l’a élu [Evo Morales] parce qu’il est comme nous". Un autre précise, non sans humour: "Evo a nationalisé les hydrocarbures. Avant on ne possédait que trente centimètres en dessous du sol!" (Antonio, 24 ans, La Paz).

La plupart du temps, cependant, le mieux-être est encore reporté vers le futur: "Ça va s’améliorer avec le nouveau président". Il m’apparaît hautement significatif que, lorsqu’il s’agit des changements que l’on souhaite, ce sont des phénomènes liés à l’ordre social et économique national et international, ce que nous avons appelé la violence structurelle, qui retienne surtout l’attention des gens des classes populaires, à la ville comme à la campagne. L’invisibilité de ce type de violence, soulignée par Albó et Barrios (1993) n’est donc pas donnée une fois pour toutes; la mobilisation sociale et politique peut changer la donne. Il apparaît alors aux acteurs de base, tant aux hommes qu’aux femmes, que, sans changement social et économique général, il sera difficile ou impossible de construire un bonheur personnel ou familial. Sur le plan des imaginaires, le résultat le plus important des grandes mobilisations des dernières années aurait donc été d’enlever le caractère "opaque" de cette violence, et la peur diffuse qui s’y rattachait. Dans le contexte où une alternative crédible apparaît, avec la victoire d’Evo Morales, la peur ne débouche pas (plus) sur le fatalisme. L’imaginaire populaire semble en voie d’intégrer l’espoir.

Conclusion

L’homogénéité relative du discours concernant la perception des violences par des Boliviens de milieux populaires qui nous amène à poser qu’elle participe d’un imaginaire largement partagé, tant dans les quartiers populaires des villes qu’à la campagne. La première caractéristique de cet imaginaire serait que les humains vivent dans un univers hostile, voire dangereux, et qu’il faut constamment être sur ses gardes. À cela s’ajoute, pour les paysans autochtones, le racisme des citadins. La seconde caractéristique de cet imaginaire, c’est que la famille, cadre indispensable de la vie et de la survie, est aussi touchée par la violence, physique et psychologique, liée à l’alcoolisme et à l’infidélité des conjoints. Une troisième, que le personnel des appareils d’État est corrompu (à l’exception du nouveau président, peut-être) et incapable de freiner la violence délinquante. La même chose s’applique à la télévision, qui présente le triste spectacle de politiciens qui se chamaillent et stimule la violence chez les jeunes par ses émissions.

On observe aussi une différenciation interne de cet imaginaire, souvent en fonction des clivages de genre et de l’opposition entre villes et campagnes. D’une part, les femmes et les habitants des zones rurales semblent plus sensibles à la violence symbolique d’ordre surnaturel. Les femmes sont aussi plus explicites concernant les torts que causent les ragots, basés sur l’envie, et qui semblent toucher davantage encore le milieu rural, contrairement à la violence délinquante, qui touche davantage la ville et y engendre des représentations spécifiques du danger.

Concernant les causes de la violence, les réponses oscillent entre deux grands pôles. En milieu rural, la majorité met l’accent sur la méchanceté humaine (la maldad), le laxisme des parents et celui des autorités. Le raisonnement sous-jacent aux réponses des ruraux semble être: "Nous sommes tous pauvres, mais nous ne sommes pas tous des voleurs!" Dans les milieux populaires urbains, au contraire, c’est le chômage (falta de trabajo) qui est invoqué par la grande majorité comme le facteur premier: "Les gens sont mis à pied; alors ils volent pour manger" (Martín, 25 ans, Cochabamba). Certains ajoutent, bien sûr: "Et les gens aiment la vie facile" (Emilia, 57 ans, Cochabamba). Les répondants urbains, qui ont par ailleurs le moins de confiance face à l’État, semblent donc en train d’incorporer à leur imaginaire de la violence des facteurs de causalité que nous considérons généralement comme relevant de la violence structurelle.

En ce qui a trait à la violence conjugale et domestique, hommes et femmes des deux milieux en soulignent l’ampleur, sous ces diverses formes y compris l’abus sexuel. Les femmes sont cependant les seules – et pour cause – à en donner des témoignages dans leur propre vie de couple, les hommes se limitant à des énoncés généraux. Plusieurs femmes ont mentionnent également la "violence psychologique" comme autre forme de violence domestique. Faut-il voir là l’ébauche d’un imaginaire féminin de la violence, incorporant des valeurs féministes que diffusent depuis longtemps des militantes des milieux syndicaux et des ONG?
L’imaginaire de la violence, partie intégrante de l’institution imaginaire de la société (Castoriadis, 1975) se présente donc à la fois comme doté d’une permanence remarquable (pas exemple, les croyances au panthéon andin) et capable d’ouverture face à des représentations qui accompagnent les grands mouvements sociaux contemporains.


1 Este artículo es producto de la investigación del autor sobre imaginarios de la violencia en América Latina, como parte del Grupo de investigación sobre los imaginarios políticos en América Latina (GRIPAL), y está centrado en la violencia política y representación en la sociedad boliviana.
Notre étude s’inscrit dans une recherche comparative sur les imaginaires de la violence en Amérique latine, entreprise par el Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL).

2 Ph.D. Professeur émérite, Département d’anthropologie.

3 Le pays fait partie du peloton de queue, des Amériques quant au Produit intérieur brut par habitant, avec 3100 (2006, estimation), soit à peu près le niveau du Honduras et du Nicaragua, et un peu plus haut qu’Haïti. (Source Index Mundi).
Pierre Beaucage - Université de Montréal

4 C’est dans l’ouvrage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970) qu’apparaît la première référence à ce concept, en rapport avec le rôle de l’école, qui remplit une fonction idéologique de maintien de l’ordre établi. Pour Bourdieu cette violence est directement rattachée à la formation de l’habitus

5 Je ne retiens pas sa dichotomisation générale entre "une culture de paix et une culture de violence" ( ibid. : 78) qui lui permet d’opposer à chaque violence une "solution". Cette conception m’apparaît simpliste et ne reflète pas l’intégration de ces diverses violences dans une seule structure sociale. Je ne retiens pas davantage sa violence "d,un groupe social sur les autres", par exemple une oligarchie, (ibid. : 91 suiv.) puisque qu’elle recoupe les autres formes.

6 Dès la fin du XVIIIe siècle, cependant, la France viendra aider les colons nord-américains insurgés contre l’Angleterre. De même, en 1824, les puissances européennes feront de même avec les Grecs qui se soulevèrent contre les Turcs, donnant naissance au principe du "droit des peuples à l’autodétermination". Dans ces cas, comme dans beaucoup d’autres plus récents liés à la Guerre Froide, le calcul politique d’un gouvernement pour affaiblir un concurrent pèsera souvent beaucoup plus lourd que les considérations de droit dans l’aide apportée à un peuple insurgé.

7En Bolivie j’ai pu compter sur l’aide de Jesús Carvallo, étudiant de second cycle en psychologie. à l’Universidad Mayor San Simón de Cochabamba. Nous avons effectué ensemble les premières entrevues, dans les deux régions, ainsi que dans les quartiers populaires de la ville de Cochabamba et il a poursuivi seul par la suite. André Corten effectuait, quant à lui, des entrevues dans les milieux urbains du haut plateau, près de La Paz, Il a eu l’amabilité de me donner accès à cinq de ses entrevues.

8 La région du lac Titicaca constituait, à l’époque précédant la conquête espagnole, un royaume aymara distinct, celui des Lupaqa, à l’intérieur du Tawantinsuyo ou empire inca (Murra 1975).


9 Tant les Aymaras que chez les Quechuas, on craint ce personnage, appelé aussi ñaqaq ou pishtako (voir Larouche, 1981).
Pierre Beaucage - Université de Montréal

10 Il est intéressant de noter qu’un répondant a interprété la question comme se rapportant à l’immigration … des Péruviens en Bolivie et il leur a attribué tous les maux du pays: "C’est à cause d’eux que nous sommes mal pris!" (Zenón, 38 ans, La Paz).

11 En août 2006, j’ai pu assister à la fête de la Vierge d’Urcupiña, près de Cochabamba, où cet espoir d’un miracle attire chaque année des dizaines de milliers de personnes. Les pèlerins y cassent des pierres jusqu’à ce que l’une corresponde à un cadeau de la Vierge pendant l’année qui vient, selon qu’un fragment aura la forme d’une maison, d’une voiture où d’un autre de leurs souhaits. La plupart achète plutôt, sur place, une "miniature" représentant l’objet de leur désir. L’ekeko, figurine chargée de nourriture et d’argent, peut jouer le même rôle. Même le président Evo Morales est venu casser des pierres


Bibliographie

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